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Jawhar : « Ne garder que ce qui est essentiel »

Musicien tunisien vivant en Belgique et se produisant régulièrement en France, Jawhar Basti est lauteur dalbums mêlant les influences du folk et des musiques du Maghreb, notamment dans son chant. Après un premier album en 2004, “When Rainbows Call, My Rainbows Fly, un long passage par le théâtre puis un retour musical avec les superbesQibla Wa Qobla” (2013) etWinrah Marah” (2018) que nous avions chroniqué ici-même, Jawhar est aujourdhui sur scène pour quelques concerts dont, le 11 mars, une date au FGO-Barbara à Paris (XVIIIe) L’occasion de rencontrer un artiste qui a été la révélation des dernières Transmusicales.

Jean-Louis Brossard, programmateur des Transmusicales, citeWinrah Marah” comme étant son album de l’année 2019. Quest-ce que le festival a représenté pour vous ?
Les Transmusicales ont été un moment assez important et charnière, car il tombait pile avec la sortie du disque. Pour moi, c’est vraiment une institution qui se démarque du reste des festivals, avec une ligne qui est toujours la même depuis des années : celle de la découverte en parallèle avec des artistes confirmés. Jaime bien cette idée que, quand on passe aux Transmusicales, on ne sait pas si on est un artiste découverte ou un artiste confirmé ! J’ai beaucoup de respect pour le programmateur, que je ne connaissais pas personnellement et que jai rencontré pendant le festival. Cest quelquun de très passionné et de très curieux de nouvelles choses. C’était très valorisant pour lalbum, pour la musique, quil dise en interview queWinrah Marah” était son album de chevet. J’étais très touché et je trouvais que c’était un bel aboutissement en soi pour le groupe et pour la ligne que le projet sest toujours donnée pendant ces années…

En quoiWinrah Marah” représente-t-il un moment-charnière pour vous ?
Contrairement à “Qibla Wa Qobla, lalbum précédent, qui était un peu un album dauteur-compositeur-interprète avec des musiciens qui laccompagnent,Winrah Marah” est un album de groupe où on a pris le temps pour la pré-production, le choix des sons… On a vraiment fonctionné en groupe avec une entière démocratie. Je me suis laissé porter par cette énergie tout en nayant à aucun moment limpression que les chansons étaient dénaturées…

Les musiciens belges qui vous entourent sur cet album, David Picard, Yannick Dupont et Louis Evrard, ont une longue pratique derrière eux dans des formations assez aventureuses, que ce soit dans la pop ou le jazz expérimental avec le collectif Yokaï. Quel a été leur apport ?
Ce sont des musiciens à la palette très large, très polyvalents et très ouverts. Yannick et Louis, et aussi Eric qui a maintenant repris sa place dans le groupe après une période d’absence, viennent du jazz, mais ils jouent dans des projets beaucoup plus évolutifs. Ils comprennent où je me situe, vers quoi je vais, quel est mon univers. Il écoutent énormément de choses et ont cependant chacun une personnalité musicale assez forte. On a beaucoup parlé de références communes. On senvoyait des choses et on écoutait au même moment les mêmes disques. Je pense à Timber Timbre qui a été une référence, moins pour son univers que pour sa façon dorchestrer les choses : il travaille à partir du vide. Jaimais beaucoup cette idée-là : on enlève les éléments et on ne garde que ce qui est essentiel. Il y avait aussi Patrick Watson pour une autre forme extrême de production, avec beaucoup de couches, de layering, de soundscapes… Ce n’était pas une manière de dire « on va faire comme ces musiciens », mais une façon d’établir un langage commun entre nous. Cerner où on se situe

“Winrah Marah” ouvre votre musique à de nombreuses influences, blues, pop, traditionnelles, plus que le précédent albumQibla Wa Qobla”
Je trouve pourtant queWinrah Marah” a plus dunité que lalbum précédent. Il est dun seul bloc.Qibla Wa Qobla” est écrit sur plusieurs périodes différentes parce quil est venu après un long moment de silence de ma part où j’étais parti sur des projets de théâtre. Donc, quand jai décidé de refaire un album avecQibla Wa Qobla”, j’ai parlé de ces différentes périodes où j’écrivais des morceaux en anglais, en arabe et en français. Alors queWinrah Marah” a été écrit sur une courte période avec une écriture qui a une certaine unité. Tout est en tunisien et jai voulu un album cohérent du début à la fin avec des histoires qui ont des liens les unes avec les autres. Quand j’écris un morceau, je ne me dis jamais que jai envie daller vers le blues ou autre chose. J’écris un morceau qui est le fruit du moment, puis qui évolue tout en restant fidèle à ce moment puissant où j’ai l’idée de la chanson. À ce moment-là, je ne pense jamais au style. Je fais dabord une musique qui mest proche et ne considère jamais les choses en termes de styles.

Vos textes surWinrah Marah” sont comme des contes
Oui, cest vrai. Je voyais un peu lalbum comme ça, comme un livre fait de petites nouvelles. A chaque fois, je projetais la chanson sur un personnage. Je me suis rendu compte en cours de route que chaque personnage avait un point commun avec lautre. Ils sont tous en dehors de la société. Ils sont en lutte pour leur individualité. Moi qui viens du théâtre, du cinéma, de la fiction, jaimais bien l’idée de travailler sur des personnages qui ne sont pas moi. En tant que chanteur, on parle souvent beaucoup de soi-même. Je trouvais ça chouette douvrir les horizons, d’écrire en me mettent à la place d’une femme par exemple qui na pas eu denfant et qui se met à imaginer quelle en a eu un et quelle la perdu. Cela complexifie lhistoire et la manière d’écrire ou de se projeter dans le personnage. Jaimais bien ça. En tant que comédien, jouer un rôle comme ça, cest impossible, car il y a plein de barrières physiques, d’âge, de genre, etc. Mais jouer ce rôle-là dans une chanson, cest possible.

Pour le clip de la chansonWinrah Marah” que vous évoquez, vous avez travaillé avec lactrice Fatma Ben Saïdane qui a tourné au cinéma avec des réalisateurs comme Férid Boughedir et Mehdi Charef…
C’est une grande comédienne de théâtre. Cest un des piliers du nouveau théâtre tunisien au sein de la troupe de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar. J’étais aux anges quand elle a accepté de jouer dans le clip parce que jai toujours été subjugué par ce quelle dégage et c’était elle que je voyais… Pendant longtemps, jai été réticent à l’idée de faire des clips. Je pensais que c’était une trahison de la musique, car elle devrait se suffire à elle-même. La musique devait faire naître des images différentes en chacun de nous. Et puis, je me suis laissé tenter par lexercice sur cet album-là et jy ai pris goût. C’est éclairer la chanson dune certaine manière avec les moyens qui sont à notre disposition. Jai essayé de bien faire les choses et essayer de raconter une histoire. Je ne voulais pas juste prendre quelques images de moi et dire : « Voici le chanteur, voici la chanson ! » Ne pas prendre les clips comme une contrainte, mais comme une occasion de raconter quelque chose.

Pour le clip deSoutbouk”, c’est vous même qui interprétez le personnage de l’histoire. Était-ce la première fois ?
Oui, c’est la première fois que je mimpliquais en tant que comédien. J’avais fait quelques apparitions avant, mais c’était plutôt une présence assez neutre et sobre. Javais envie dincarner cette histoire. Quand jai commencé à travailler avec Ahmed Ayed, le réalisateur du clip, il a été assez vite passionné par l’idée générale. Je lui ai dit : « Je peux proposer quelquun pour le rôle », et il ma dit : « Il faut que ce soit toi qui le fasses ! » Je nai pas hésité longtemps. Je me suis mis au travail rapidement et j’étais content dincarner ce personnage. Mais javais peur au départ de ne pas être assez authentique. Je voyais quelquun de la campagne avec un vécu qui se lit sur son visage, les rides et les sillons que creusent le soleil et le temps. Je ne sais pas si je suis vraiment parvenu à l’incarner, mais ça a donné quelque chose de particulier. Comme me le disait Ahmed, en l’interprétant moi-même, ça a donné un personnage plus indéfinissable, pas un personnage typé de la campagne maghrébine.

Vous êtes tunisien, vous vivez en Belgique, vous jouez fréquemment en France… Vous pouvez chanter en anglais, en français ou en arabe, langue que vous avez choisie exclusivement pour votre dernier album. Comment trouvez-vous l’équilibre entre ces différents ancrages culturels ?
Cela se fait naturellement. Je fais une musique qui est proche de mes influences, de la musique indienne, du folk occidental, des auteurs-compositeurs algériens et tunisiens ou du Moyen-Orient… J’ai grandi avec tout ça et jaspire à faire une musique qui soit à la fois hors du temps et reflétant une certaine géographie. En dehors du fait que je joue avec des musiciens européens, il y a déjà quelque chose dhybride dans les compos, qui ne sont pas traditionnelles. Après, j’ai un rapport à la musique particulier. Je nai pas eu dapprentissage. Je nai jamais pris un cours de musique de ma vie. Je me suis juste acheté un instrument à un moment donné et je me suis mis à écrire des choses. Quelque part, cela ma permis de développer un rapport très personnel avec linstrument et l’écriture. Je ne suis pas passé par la case « j’apprends à jouer dun instrument, puis je forme un groupe avec lequel je fais des reprises »… Toutes ces étapes par lesquelles beaucoup de musiciens sont passés. Parfois, cest handicapant, car je ne maîtrise pas toujours ce que je fais, mais d’un autre côté ça ouvre des portes dans l’écriture

Quelle importance a la scène pour vous ?
Je crois que là aussi on a fait un petit peu de chemin en tant que groupe. Au début, on avait tendance à jouer les morceaux de manière très propre, comme sur les albums. À un moment donné, on a réalisé que la scène était un moment privilégié entre nous et les gens présents, que ça devait être un moment unique. Cela nous a permis de nous sentir libres… Il y a encore quelques morceaux qui ne bougent pas parce que la version sur lalbum est bien comme elle est et ça nous fait vibrer de la jouer dans cette forme-là. Pour dautres, commeMadhloum”, ils deviennent beaucoup plus rock où prennent des formes plus brutes et plus contrastées que sur l’album… J’ai mis un peu de temps à prendre plaisir à être sur scène mais, maintenant, quand jenregistre un album, j’ai hâte d’y être car je sens que ça va vibrer différemment.

Photo : Alexis Gicart

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