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Interviews

Mark Eitzel et Bernard Butler – Interview

Mark Eitzel et Bernard Butler avaient beau ne pas connaître leur passé musical respectif, leur rencontre à donné naissance à un disque d’une beauté intemporelle. “Hey Mr Ferryman”, 11ème album solo du Californien (sans compter les nombreuses compilations de démos sorties en parallèle), a pourtant bien failli ne jamais voir le jour, son auteur n’arrivant pas à faire sonner les chansons comme il le souhaitait. L’ancien guitariste de Suede y est parvenu, sans tirer la couverture à lui. Les deux musiciens nous racontent cette collaboration sans heurts, et dévoilent des personnalités opposées et pourtant complémentaires. Là ou l’Anglais apparaît optimiste et enjoué, l’Américain se montre dépressif et défaitiste (mais toujours inspiré). Ce qui résume à merveille la réussite de l’album : laisser entrer de la lumière dans des chansons à la noirceur contagieuse.

Eitzel 3

Mark, comment t’est venue l’idée de faire appel à Bernard Butler pour produire l’album ?

Mark Eitzel : Bernard et mon manager en Grande-Bretagne ont des enfants qui vont à la même école primaire. Ils ont fait connaissance en allant chercher leurs filles à la sortie. Tout est parti de là. J’avais déjà enregistré quatre versions différentes de l’album. Aucune ne me satisfaisait. J’étais désespéré de trouver la bonne personne. Je ne connaissais pas le travail de Bernard, mais et je me suis dit : “pourquoi pas !”. Heureusement, tout s’est bien passé dès le début. Sinon, je n’aurais pas hésité à claquer la porte.

Et toi, Bernard, étais-tu familier du travail de Mark en solo ou avec American Music Club ?

Bernard Butler : Pas vraiment non plus. J’avais entendu des titres d’American Music Club il y a très longtemps. Je savais que Mark avait la réputation d’être un artiste talentueux. Quand on m’a proposé de travailler sur son nouvel album, j’étais en fait rassuré de ne pas être familier de son œuvre. C’est la situation idéale. Mon esprit est plus libre et je suis à même de faire ce dont j’ai envie. Je me suis tout de même rapproché d’un ami à qui je fais entièrement confiance pour savoir si je pouvais m’engager dans ce projet. Il m’a encouragé en me disant que Mark était un songwriter d’exception.

Comment s’est passée votre première rencontre ?

Bernard : Mark est arrivé un dimanche soir. Nous sommes allés boire quelques verres au pub et dès le lendemain matin, nous étions en plein travail dans mon studio. C’était très excitant pour moi d’avoir quelqu’un qui venait d’aussi loin. J’ai toujours trouvé ça amusant d’avoir une musicien de San Francisco, dont le groupe s’appelait American Music Club, travaillant chez moi à Londres. J’étais, comme à mon habitude, angoissé. Tu ne sais jamais comment tu vas t’entendre humainement avec la personne, et si la collaboration va fonctionner. Comme Anohni [ex-Antony and the Johnsons, ndlr], avec qui j’ai également travaillé, Mark a grandi en Angleterre. Nous partageons une sensibilité identique. Celle qui s’impose à toi quand tu grandis dans le même endroit.

Bernard, en parlant de rencontres professionnelles, le nombre d’albums que tu as produits et de collaborations que tu as menées est impressionnant. Te sens-tu plus heureux et épanoui dans ce cadre qu’en tant que compositeur ?

Non, j’aime tous les cas de figure. Je n’ai pourtant pas fait partie d’un groupe depuis 24 ans. Dans l’esprit des gens, je serai toujours l’un des membres fondateurs de Suede. Pourtant, je ne suis plus la même personne. Tu arriverais à t’identifier à celui que tu étais il y a si longtemps ? Depuis, j’ai enregistré des albums solo et travaillé pour d’autres. J’interviens sur trois ou quatre disques par an. J’ai vraiment de la chance. Regarde, aujourd’hui je suis à Paris. Demain, je rentre à Londres pour travailler avec une artiste de 18 ans hyper talentueuse qui n’a jamais entendu parler de Mark Eitzel ou de Suede. La semaine suivante, je vais tourner en Italie avec Ben Watt. Je suis heureux et comblé. Je réalise mon rêve. Celui que j’avais à 22 ans quand je faisais encore partie de Suede. Je voulais collaborer avec des musiciens, produire des disques, voyager. Ce soir, je me paie le luxe de pouvoir jouer de la guitare live avec Mark à Paris. Si je devais jouer les mêmes chansons pendant des mois sur la route, je te tiendrais sans doute des propos différents…

Une complicité musicale s’est-elle installée spontanément ?

Mark : Bernard est un génie. Je joue des accords étranges, j’aime l’open tuning. Mes collaborateurs ont souvent du mal à rejoindre mon univers pour cette raison. Ils me prennent pour un mec étrange. Bernard a tout de suite compris où je voulais en venir. Il écoutait, donnait son avis et adaptait mes idées. Parfois en quelques secondes. On enregistrait tout dans la foulée. Pas de chichis, direct à l’essentiel. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir travailler avec lui.

Butler

L’album sonne merveilleusement. Avez-vous passé du temps à travailler ensemble avant d’entrer en studio ?

Bernard : Mark m’a envoyé quelques démos, puis nous avons commencé à échanger par e-mail. Tout ce à quoi je m’attendais se trouvait dans ces maquettes. De paroles de qualité, de superbes mélodies et une bonne dose d’humour noir. Par contre, les arrangements ne mettaient pas les paroles en valeur. J’avais raison car Mark s’en est aperçu quand nous avons commencé à travailler ensemble. C’est quelqu’un de très drôle dans la vie de tous les jours, mais ses paroles peuvent être considérées comme très sombres. La musique de ses démos avait tendance à aller dans la même direction, et l’ensemble ne fonctionnait pas totalement. C’était trop. J’ai essayé d’apporter un peu d’air et de lumière.

Dans quelles conditions l’album a-t-il été enregistré ?

Mark : Tout a été enregistré en dix jours. Nous avons même réalisé le mixage au fur et à mesure pour les quatorze chansons.

Bernard : Nous avons travaillé sur l’album dans mon minuscule studio, au nord de Londres. Avec un budget quasi inexistant. Nous avons tout fait nous-mêmes faute de pouvoir payer des musiciens. C’est pourquoi l’idée de donner une tonalité acoustique, dépouillée, m’est venue en tête. Le premier jour, nous avons surtout fait le tri dans ses démos. Je lui ai fait part de ce que j’aimais ou pas et de mes idées. Bowie venait juste de mourir. Nous étions tous les deux secoués. La musique de Bowie a toujours eu un côté dramatique et sombre, mais aussi un aspect qui célèbre intensément la vie. Tout ça sous le format d’une pop song. J’ai eu envie d’appliquer ce concept à l’album de Mark. L’idée lui a plu.

Avez-vous réalisé un grand écart entre les maquettes et le résultat final ?

Bernard : Oh mon Dieu, oui ! Il y a toujours du potentiel, peu importe les démos. C’est pour ça que je m’investis totalement en tant que producteur. Enregistrer la musique de quelqu’un d’autre en restant derrière une console ne m’intéresse pas. Je suis un musicien, c’est la raison pour laquelle j’ai envie de justifier vraiment ma présence. Tout est une question de possibilités. Dès que j’avais une idée susceptible de faire évoluer un morceau, j’en parlais à Mark. Avoir peur d’exprimer sa vision est pour moi synonyme de faiblesse. Quitte à proposer de mauvaises idées ou à paraître cassant. C’est la base de la création d’un album. Mark a réussi à me supporter, il a été formidable. Toujours partant pour me suivre.

Mark : Bernard a une grande qualité : il ne parle pas beaucoup… J’écris des chansons, il les prend pour ce qu’elles sont. Il ne passe pas des heures à tout analyser ou à remettre en question le moindre petit détail. Il en tire le meilleur, propose des idées supplémentaires, guitare à la main, à l’instinct. Je le répète, c’est un génie. Mais bon, Einstein disait qu’on le prenait pour un génie parce qu’il était capable d’être intelligent trente secondes par semaine (rires).

Avez-vous gardé des éléments des démos sur l’album ?

Mark : Oui, quelques-uns. Mes démos de ces dix dernières années sont très sombres. Vraiment déprimantes. Celles des titres que je compose en ce moment ne parlent que de sang, de mort et de meurtres. Mais Bernard a raison, heureusement que je ne suis pas aussi négatif dans la vie de tous les jours. Je déteste les gens déprimants. Sérieusement, ils m’effraient. Aimer est mon unique but dans la vie. Je suis un suicidaire qui ne demande qu’à rire. Tout ça sonne cliché. (Silence). Voici la vérité : je suis un narcissique qui n’est plus inadapté à la vie de tous les jours. J’ai été déprimé par le passé. Comme ces gens qui me font peur aujourd’hui. Mes pensées négatives ont fait du mal autour de moi. Je n’ai plus de temps à perdre avec toutes ces conneries.

Mark, au regard de tes humeurs de l’époque, était-ce problématique de trouver des musiciens voulant t’accompagner en tournée ?

Oui. Les gens avec qui je tourne sont mon premier public. Il faut que je les motive, que je les rende heureux. J’ai connu tellement de crises en tournées. Trop de coups de gueule. Etre avec mon petit ami depuis huit ans m’a fait grandir. Il n’a pas la patience de gérer mes états d’âme. Il me remet à ma place.

Une façon de rendre tes musiciens heureux est-elle de les laisser te suggérer des idées pour des arrangements ?

En toute honnêteté, non. Ce sont mes chansons, ils n’ont pas leur mot à dire. Je leur dis non très clairement, mais poliment. Pourtant, Dieu sait que j’ai des musiciens talentueux. Mon bassiste, par exemple. En retour, quand je leur demande de changer quelque chose à leur jeu, ils refusent. J’ai le droit à un “va te faire foutre !”. J’adore ces mecs !

Certains titres ont-ils pris naissance en studio ?

Non, ces chansons sont mes bébés. Tout était déjà composé avant le début de l’enregistrement. Par contre, Bernard disait souvent : (il prend un accent anglais forcé) “Oui, j’aime bien les arrangements, mais euh… , oui, OK, non, non, bref, bon alors” Et rien d’autre ! Je lui répondais : “Allez, je te fais confiance” (il éclate de rire). J’avais dix autres chansons prêtes que je voulais enregistrer avec Bernard pour le disque suivant. Nous n’avons pas pu, faute de temps. Je meurs d’envie de le faire.

Mark, on retrouvait une version de “The Last Ten Years” (ainsi que “The Road”) sur un CD en édition limitée en 2013. Etais-tu frustré de la version enregistrée à l’époque ?

Une chanson reste malléable à merci. On peut sans cesse l’améliorer. Mais surtout, je n’en ai rien à faire de ce que l’on pense de moi. Je n’ai pas de carrière, tout le monde s’en fout de ma personne et de mon travail. Qui va remarquer que j’ai enregistré les mêmes chansons sur des disques différents ?

Ce titre est ouvertement pop, contrairement au reste de l’album qui est plus dépouillé ou plus sombre. N’aviez-vous pas peur qu’il dénote un peu par rapport au reste du disque ?

Non, pas du tout. Si tu écoutes les paroles sous un certain angle, elles ne sont pas vraiment joyeuses. Tout vient du talent de producteur de Bernard qui a su transformer la matière première en une chanson réussie. Si nous avions eu plus de temps et d’argent, tout l’album aurait sonné comme “The Last Ten Years”. Je suis très fier de ce titre.

Mark, tu as travaillé sur la bande-son d’une pièce de théâtre, “Song from Far Away”. Cela a t-il influencé ton travail sur l’album ?

Clairement. J’avais déjà travaillé avec Simon Stephens pour sa précédente pièce, “Marine Parade”. Il nous a fallu cinq ans pour mener le projet à terme. J’ai dû mener trois ateliers avec des acteurs qui ne savaient pas chanter. Mes chansons débordent de mots. Il y en avait bien trop pour eux. Ça m’a rendu objectif sur ce que les gens comprennent de mon travail.

Eitzel 2

Vos deux pays traversent actuellement des périodes complexes, politiquement parlant. Pensez-vous ou espérez-vous qu’un nouveau mouvement musical puisse en sortir, ou bien considérez-vous qu’une nouvelle scène comme le punk ou le hip-hop ne pourrait plus émerger en 2017 ?

Bernard : Je pense que la naissance d’un nouveau mouvement pouvant tout bousculer est encore possible. Qu’il soit musical ou pas. Il faudrait juste que les gens soient un peu moins réticents à exprimer leurs opinions. Je pense que cette révolution arrivera par les réseaux sociaux. Les artistes établis regardent le web avec inquiétude. On y trouve des points de vue souvent plus intéressant que dans la presse. Même des célébrités comme l’ex-footballeur Gary Lineker, qui émettent de fortes opinions politiques et soulèvent des débats intéressants, se font massacrer par des journalistes professionnels. Les formes de protestation ne seront plus jamais les mêmes. Musicalement, je suis assez fan des protests songs à l’ancienne. Dylan a composé des chansons contestataires avec grâce. Par contre, je n’aime pas le punk. J’étais un peu jeune à l’époque. Ce style ne m’a jamais touché.

Mark : Je suis moins certain que toi que quelque chose de cet ordre puisse émerger. J’espère qu’un gamin de 17 ans va créer quelque chose d’exceptionnel. Peu importe le style musical. Nous en avons vraiment besoin. Ce n’est pas à des gens comme Beyoncé ou Kanye West de lancer une pseudo-révolution. Il faut laisser les ghettos s’exprimer. Pas des enfoirés de millionnaires. Je rêve d’un nouvel élan musical détonnant venant de l’underground. Je déteste tous les leaders actuels de la scène musicale. Je suis conscient que mon opinion n’est que celle d’un mec vieux jeu. Faisant partie de la classe moyenne, je n’ai qu’une envie, être bousculé par l’underground.

Bernard, le Brexit t’a t-il affecté ?

Bernard : Oui, je vivais un peu dans ma bulle de musiciens. Comme beaucoup d’entre eux, je suis de gauche. Soudain je me réveille en me disant que 50 % de la population a des opinions différentes des miennes. Lorsque j’ai abordé le sujet avec certains amis proches, je me suis aperçu qu’ils souhaitaient quitter l’Union européenne. J’ai eu l’impression de ne plus les connaître. A chaque fois que j’ai vaguement parlé du Brexit sur ma page Facebook, je m’en suis pris plein les dents. On voulait me remettre à ma place de musicien, ou bien on m’insultait. Pourtant, j’ai 46 ans, je suis père de trois enfants : évidemment que je me sens concerné par la politique et l’avenir de mon pays ! Les gens se divisent alors qu’il y a dix ans, en Angleterre, personne ne faisait la différence entre la gauche et la droite. Les jeunes ne votaient pas. Tout le monde se plaignait des politiques.

Mark : Tu sais, Bernard, j’ai l’image en tête d’une succession d’empires qui s’écroulent. En France ils ont Marine Le Pen (il la traite de tous les noms). Mais pour qui elle se prend ?  C’est une fasciste. Elle me rend malade. Bernard, tu parles de Facebook. Pour moi ce site représente le diable. Je trouve qu’Internet ne fait qu’isoler les gens dans leur bulle. Le web divise pour mieux régner. Trump l’a bien compris. Il a su se servir de l’outil à merveille. Mais je dois malgré tout aller sur Facebook et Twitter pour la promotion de mes disques. J’ai des musiciens à payer, des dettes à rembourser à des gens qui croient encore en ma musique. Même s’il n’y en a plus beaucoup.

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