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Disques

Purple Mountains – Purple Mountains

Purple Mountains - Purple Mountains

On n’a pas souvent l’occasion d’écrire sur des chefs-d’œuvre. C’est même difficile de sentir l’évidence de ce qui ne prendra peut-être que des années à se révéler. 

Et c’est encore plus difficile d’écrire sur ses idoles, dont on connaît, sinon toutes les mélodies voire les méandres les plus hantés, du moins tout un tas de bribes incroyables comme le prophétique « I know that a lot of what I said has been lift up on men’s room’s walls. Maybe I crossed the wrong rivers or walked down, all the wrong halls »(« Random Rules »).

Ce que j’aime d’ailleurs avec POPnews, c’est qu’on peut retrouver des merveilles dans les archives, telles que la chronique d’époque d’« American Water » de Silver Jews, chef-d’œuvre consacré de l’indie rock, accueilli plutôt fraîchement ici donc à l’époque. Typiquement le genre de truc que Pitchfork a dû intégrer avec moult réflexions et sans doute toutes les pincettes possibles dans sa banque de chroniques-tables de la loi. 

Dire qu’on vit avec les textes et la musique de David Berman dans la peau est encore très loin de la vérité. Quand on s’est mis à gribouiller pour la première fois un fanzine, un des premiers trucs qu’on a ratés, c’était David Berman tel qu’en lui-même, bourré contre une palissade de jardin et notre inspiration première, c’était Scotch & Penicillin de Tony Papin (notamment le #5) qu’on vous conseille d’acquérir par tous les moyens si vous ne l’avez pas déjà.

On se rappelle avoir attendu fébrilement et pendant des années une apparition, un signe, une lettre, un croquis pourri, et finalement, le Roi David avait daigné sortir de sa retraite pour « Tanglewood Numbers »et même porter sa bonne parole ici, en Europe, quasi chez nous, puisqu’à Mains d’Œuvres. 

Quel lieu et quelle époque tout de même dont l’histoire reste à écrire. On y voyait errer, en pleine canicule de banlieue, Bonnie Billy « Superwolf » en short, Mendelson et The Married Monk poussaient dans les caves, Herman Düne y avait nidifié pour accoucher de toute une progéniture (dont The Wave Pictures pré-pubères), Zombie (non encore doublé) n’était qu’un avorton dans l’œuf et Etienne Jaumet, le plus sympathique des ingé sons, était en outre extrêmement compatissant et bienveillant envers des aspirants pique-assiettes journalistiques de radio fantoches et de webzines sans lecteurs, les aidant même à installer leur MD sur la console pour repiquer les concerts en toute illégalité.

On se rappelle avoir sué de concert avec ses meilleurs amis dans la dite grande salle, qui avait alors plus à voir avec le four en fonte de Grand-Mère, pour ne pas louper une miette de l’entrée de David C. Berman sur la scène de notre vie. Des lomographes teutons, des wanabees dont on était babas, de toutes puissantes autorités/sommités (Etienne Greib), des radiographistes, des blogueurs à ma sœur, des Toulousains et même des Grenoblois qui prenaient le train par amour. Tout le monde était là.

Profitons-en pour dire que tout fan français des Joos devrait faire un tour sur Arise Therefore, évidemment (éminemment ?) présent ce soir-là, qui a longtemps blogué (et bloguera sans doute longtemps encore) sur le sujet (on peut cliquer ici).

On était tellement contents de voir David planqué dans son costard country et derrière ses shadesrosées. Peut-être déçus un peu aussi de le voir aussi sérieux et uniquement armé de son micro. A-t-on regretté qu’il ne pioche pas un peu plus dans son répertoire passé ? Qu’il passe une guitare en bandoulière et massacre un « Dallas »ou un « Send in the clouds »? Oui, nous étions déjà, en fait depuis toujours, et nous le sommes sans cesse, dans le regret d’une époque glorieuse et révolue qui se déroule pourtant en ce moment.

On se souvient même de conversations désabusées avec David Ivar Herman Düne au sujet des derniers albums des Joos, au cours desquelles ce dernier nous avait confié, le comble !, que « ce serait difficile de les aimer autant que les autres », jugement définitif que nous partagions alors, fous que nous étions, en pleine lune d’amour perpétuelle avec les drogues dures/professions de foi indie que sont « Starlite Walkers »et « American Water ». En relisant la semaine dernière les textes de « Tanglewood Numbers »et « Look out Mountain, Look out sea », je me rends compte des cochons gavés de confiture (pots et couvercles) que nous étions à ce moment-là.

Alors oui, c’était fantastique d’admirer la géante Cassie Berman dressée sur ses talons tenir la basse, la baraque et même, plus tard, le merch, où on se rendait ridicule en lui proposant de signer notre exemplaire vinyle de « The Natural Bridge ». Mais bon, on s’en foutait pas mal, la muse était là, on lui devait la renaissance de Berman et sans doute la tournée.

Quelques mois plus tard, on était tellement contents d’aller au festival Primavera dont l’affiche annonçait Silver Jews et… Stephen Malkmus. Et croyez-moi, jusqu’au dernier moment, un espoir fébrile ne nous a pas lâchés de voir ce que tout bon fan hardcore d’indie rock amerloque attend, bien plus que la reformation de Pavement, celle des Jews avec la guitare et la voix de Stephen. Ah, on les aura scrutées en vain ces coulisses…

Dans les marottes qu’on doit à Berman, de même que Blutch nous a fait glisser vers Degas, dans le moindre musée avec des salles XIXe, si on voit un Toulouse Lautrec, on ne peut s’empêcher de gueuler ou de chuchoter, c’est selon, « Punks in the beer liiiiiiiight ! Toulouse Lautrec ! ». Ça marche aussi à l’envers devant le moindre concert de punk mais ça jette un froid de gueuler « Toulouse Lautrec ! », et pourtant… Les poils des aisselles des danseuses verdâtres, c’est pas punk, peut-être ?

Toujours au rayon marottes, on était ravis, comblés, lorsque Silver Jews reprenait sur l’album « Look out Mountain, Look out sea » (la seule et unique reprise de Silver Jews, notez bien), presque pour nous, Open Field de nos chouchous japonais Maher Shalal Hash Baz dont on rend compte, du moins on essaie, du moindre pet de lapin nippon sur ce site depuis presque dix ans (lire la chronique du dernier ici). C’était comme l’adoubement d’un roi étranger et proche.

Et puis, après la résurrection inattendue, il y a eu la seconde retraite, encore plus sourde et dure, avec l’annonce de sa défaite artistique contre le Père Honni sur le blog cryptique de David, Menthol Mountains. Et d’un seul coup, tout faisait sens, on relisait tout avec ce nouveau prisme éclairant qui nous livrait ce qu’on ne pouvait que sentir sous les métaphores. 

« Why can’t monsters, get along with other monsters ? Soidisantra ». i.e soit disant trois.

C’est aussi la mort de la poésie avec l’irruption brutale de la réalité la plus atroce : l’explication. Pour ceux n’ayant pas suivi, Silver Jews était la fuite et l’arme d’implosion massive d’un DC Berman luttant contre un Dark Father lobbyiste œuvrant, lui, avec méthode et lois (anti « Random Rule »s donc) pour le pire de l’Amérique et du Capitalisme (le sucre, le tabac, l’alcool) dans un rôle de Méchant que les pires scénaristes d’Hollywood ne veulent même plus imaginer et que les journalistes de gôôôche ont surnommé Dr Evil. « Strange victory, strange defeat »chantait le fils…

Au mieux, on imaginait Berman continuer sa vie de retraité du cirque musical pour se consacrer à la poésie (deux ouvrages parus), à Cassie et au chien Jackson. On pouvait même se dire heureux d’avoir vécu cette parenthèse dorée, d’avoir pu assister à quelques concerts alors que David avait toujours claironné par le passé ne jamais vouloir se plier à l’exercice (comprendre la demande du marché).

Et puis c’est le miracle, la seconde résurrection inattendue (Berman est plus que jamais un « Rebel Jew ») avec ce disque magnifique de fond du trou du gouffre. Certes on ne devrait pas se réjouir du malheur des autres, cette Schadenfreudemalsaine, mais puisque Berman, le littéraire, nous l’offre sur un plateau, on vous passe le plat :

« Course I’ve been humbled by the void

Much as my faith has been destroyed

I’ve been forced to watch my foes enjoy

Ceaseless feasts of schadenfreud »

On notera au passage que la francophilie a laissé la place au concept dans la langue de Einstürzende Neubauten.

À l’écoute et à la lecture des textes, une évidence : ça va mal. Et même très mal. Cassie ne suffit plus, Cassie n’est peut-être même plus là. Les amis ? Eh bien ça a toujours été délicat… (« All my happiness is gone »).

D’ailleurs, on se jettera plus que de raison dans le clip réalisé pour l’occasion avec des images de l’ultime concert des Silver Jews version primale dans les grottes de Cumberland et un Berman déprimé à souhait, enfermé dans la « chambre de Cassie » à ressasser son mal-être. Moins pour les images et la schadenfreud peut-être que pour les ajouts de guitare et la voix fredonnée qui ouvrent et ferment le titre, lui donnant des allures d’anti version club mais qui rallongent sacrément bien la sauce.

En tout cas, finies les évaporations dans des textes métaphoriques, « New Orleans », « Farmer’s Hotel », »Candy Jail »et autres « Party Barge », Berman creuse l’introspection et le mal-être avec ses ongles et c’est assez sanglant. Emouvant et amusant aussi parce que David n’a rien perdu de son humour et de sa faconde. Si on ne s’est pas encore mis à Emily Dickinson, malgré David Sylvian et malgré Berman qui y a pioché et transformé l’expression « Slanted & enchanted »pour ses petits camarades de College, on retrouve tout son génie lettré dans ce « Purple Mountains ». Dans « She’s making friends I’m turning stranger »,on trouve des jeux de mot dignes des tragicomédies de Shakespeare et du meilleur Lee Hazlewood (ce qui est presque pareil). 

Avec « Storyline fever », la lose, l’angoisse de la page blanche et la procrastination n’ont jamais sonné aussi joyeuses et c’est l’un des atouts de cet album, et de toute la discographie de Silver Jews d’ailleurs : de magnifier le marigot le plus fangeux qui est en nous et d’en faire des petits bijoux fantaisistes capables de nous relever de la plus grave dépression.

Et si vous ne pleurez pas de rire (ni ne pleurez tout court d’ailleurs) en regardant le clip qui accompagne la merveille de « Darkness & Cold », précis de décomposition d’un couple, on ne peut plus rien pour vous. Attention, l’effet est meilleur si on connaît la chanson, et les Berman, avant.

« Nights that won’t happen » est un brise-cœur dans un écrin magnifique, à faire exploser le liquide lacrymal du Circuit des Yeux, d’autant plus touchant qu’il est accompagné en fond de mix de la guitare de Berman, tout aussi déglinguée que lui. Avec ça, on a déjà notre quota de classiques Bermanien à ranger avec les autres mais on aime aussi terriblement « Margarita’s at the mall », métaphysique anticapitaliste (le Père, c’est le Mall), à trompette mariachi (toujours cet air de Deguello funèbre) et les Honky Tonks aussi guillerets que les textes sont sombres à se flinguer, mais avec le sourire, « That’s Just the way that I feel »et « Maybe I’m the only one for me »qui encadrent le tout, histoire de bien savoir où l’on en est précisément.

Dans le genre tendre, difficile de faire mieux que la Mère (puisque du père…). « I loved being my mother’s son » est un peu comparable à « As my mother lay diying « de Jonathan Richman (sur « Because her beauty is raw and wild ») mais, dans la discographie Bermanienne, et avec un peu de divan sauvage on l’admet, on repère « I loved her to the maximum », écho au titre « Punks In the beerlight »(« I always loved you to the max »). La mère partie, Cassie qui s’est cassée aussi… Reste plus grand-chose.

C’est la magie de l’album finalement d’en avoir fait un instrument curatif, avec notons-le, un doppleganger enregistré, comme le veut désormais la légende qui s’amplifie d’un nouveau chapitre, et qu’on veut bien croire car on a vu, de nos yeux vus, sur un post transmis par un ami, Nastanovich partager des photos et de (vagues) infos sur le sujet, avec – attention, retenez votre respiration- Dan « Destroyer » Bejar, le susdit Bob, Malkmus et Black Mountain ! Et qui comprendrait même quelques titres mixés par Jeff Tweedy. Album gémellaire qui aurait été effacé par Berman. Oui, amis… tous les espoirs sont désormais permis. 

Signalons aussi la rumeur d’un travail évoqué puis laissé tomber il y a quelques années avec l’un des Black Keys. Rumeur qui arrive chez nous l’année d’après la sortie de « Wonderful Beast », l’excellente réussite d’un autre cador de l’indie, Calvin Johnson, avec l’autre moitié des Black Keys ! On ne sait pas s’il le fait exprès mais Berman continue de dessiner sa légende de manière toujours aussi magistrale.

À propos de légende, on se procurera ici le poster dessiné par Jeffrey Lewis et incluant toutes les chansons de David Berman. Et pour quelqu’un qui, comme moi, aura longtemps tourné autour de la mise en image de « Slow Education », cela fait rêver.

Pour la légende bien réelle et qu’on tient cet été comme la plus incroyable réalisation discographique de cette année, qui efface et enterre les derniers Little Wings, Jonathan Richman et même le Bill Callahan (deux blasphèmes en une semaine), c’est Woods qui s’y est collé en backing band.

On notera donc la mise à distance d’une certaine clique passée pour privilégier des pistes plus fraîches. Si les derniers albums témoignaient d’une marinade Tennessee/Kentucky fried veggie dans laquelle Berman faisait retremper tout son petit monde indie, certains (Bonnie Billy) plus habitués à la trempette que d’autres (Malkmus), ce « Purple Mountains », lui, nous caresse plus dans le sens du poil pop bien lissé et… finalement, a posteriori, eh bien, je crois qu’on aimait mieux être un peu secoué ! On rentre tout à fait aisément dans ce « Purple Mountains » taillé comme on l’a toujours souhaité et c’est ce qui surprend le plus (« Storyline fever », parfait). C’est une véritable zone de (ré)confort et les multiples échos aux chansons passées nous rappellent à quel point ce disque est une bouée de sauvetage. « Darkness & Cold » rappelle un peu des ambiances « New Orleans », « All my happiness is gone »rembarque vaguement sur « Trains across the sea ».

Caressé dans le sens du poil, comme Jackson en son temps, certes, mais par un maître qui sait surprendre son petit monde avachi sur le canapé, les rideaux tirés, lorsque délaissant l’introspection et la dissection de ses échecs, il délivre sur « Snow Is Falling In Manhattan » quelques phrases parfaites telles que :

« Songs build little room in time

And housed within the song’s design

Is the ghost the host has left behind

To greet and sweep the guest inside

Stoke the fire and sing his lines. »

Est-ce qu’on peut entendre en 2019 des trucs mieux pondus que ça ? Je vous laisse méditer sur ces quelques lignes de pure génie de ce nouveau chef-d’œuvre qu’on lira plus en détail, textes, accords et gribouillis sur la pochette. Comme d’habitude.

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