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Disques

Jeffrey Lewis & The Voltage – Bad Wiring

 Jeffrey Lewis - Bad Wiring

Cette année est malheureuse. Les décès de, rien moins que Scott Walker, Mark Hollis, David Berman et Daniel Johnston ont écorné 2019 et on se dit que Celui Dont On Ne Doit Pas Prononcer Le Nom en veut décidément à toutes nos idoles qui chantent des trucs bizarres en anglais. À moins que ce ne soit le Diable, qui, comme on le sait tous, vit au Texas et qui en veut à l’indie pop depuis fort longtemps. Et qui, à défaut de couper nos oreilles en pointe, a préféré couper la chique à nos saints patrons.

Et pourtant cette année est magnifique car on a eu de superbes albums de nos plus grands songwriters : Bill Callahan, Purple Mountains, Wilco et… Jeffrey Lewis. Peut-être pas leurs plus absolus chefs-d’œuvre mais, sans exagérer, des disques à ranger parmi leurs meilleures productions de ces dernières années. Et dans le genre, le petit dernier de la bande, Lewis, grimpe encore d’un cran. Comme il est naturellement modeste, il fait des petits pas de géants sans forcément se poser en poseur, ni se retirer dans les sphères absconses du poète inaccessible. Lewis, comme Tweedy, continue avant tout son job (d’illustrateur et de chanteur) dans une proximité avec ses fans, digne des meilleurs circuits courts, et sa légende se construit toute seule, presque malgré lui.

Pour « Bad Wiring », elle s’inscrit, encore, dans les pas de ses pairs, ici, plus particulièrement ceux de Yo La Tengo, avec la production de Roger Moutenot : ligne claire partout, claviers (non modulaires !) répétitifs, alliance de l’acoustique (crystal clear) et de l’électrique (brumeux, crasseux), batterie solide. C’est d’ailleurs très étonnant : une des grandes réussites de l’album est de faire sonner Jeffrey Lewis comme Yo La Tengo sans perdre les caractéristiques des uns et des autres (« My Girlfriend Doesn’t Worry » : du Georgia Hubley… avec la voix éraillée de Jeffrey). De fait, « Bad Wiring »est plus indie rock, moins antifolk, si cela a voulu dire quelque chose. On peut aisément le ranger auprès d’une autre réussite de son auteur : l’album de reprises/relectures de Crass. L’aisance mélodique de la pop, l’énergie du punk, des arrangements psychédéliques, et le débit effréné et accidenté du folkeux. Tout cela donne forme à « Bad Wiring ». L’esprit est dans les paroles de Jeffrey, une fois de plus assez proche des problématiques Crassiennes. Punk intelligent, Lewis cherche et donne à son « Bad Wiring » une forme de point d’interrogation : un portrait d’un plus-très-jeune homme en artiste qui se pose des questions, sur l’écriture, la pensée (« In Certain Orders »), sur la société (« My Girlfriend Doesn’t Worry »), l’humanité (« Not Supposed to Be Wise »), sur lui-même et sa praxis (« Exactly What Nobody Wanted », « Except for the Fact that It Isn’t », « Depression! Despair! »), sa collectionnite (“LPs”)… En somme un jeune homme assez déconnecté des jugements à l’emporte-pièce bien de notre temps, d’une société surconnectée-décérébrée-abreuvée à l’info en continu et aux stimuli compulsifs induits, bref de notre monde. Jeffrey Lewis est et restera un mauvais robot.

Il n’a pourtant pas perdu toute trace d’humour puisqu’il nous prédit le retour des CD (« LPs », sur un air de Modern Lovers !) et garde le contact avec ce punk rock comique dont il avait le secret avec son frère Jack (« Dog of My Neighborhood »). Quand il ne glisse pas un titre collage d’ambiance, d’essence nashvillienne, pour, semble-t-il, capter l’esprit du lieu où s’est installé Moutenot lorsqu’il a quitté New York (« Knucklehead/Happy Rain »).

Et puis, il y a ce titre-constat sur le monde, mélancolique (et psychédélique !) à souhait, « Not Supposed to Be Wise », qu’on préfère à l’analyse sèche d’une Greta Thunberg. Un esprit inquiet qui questionne le monde par sa pratique : la marque des grands artistes.

 

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