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Interviews

Primal Scream – Interview

Rencontre avec une figure du rock britannique : Robert « Bobby » Gillespie, leader de l’historique Primal Scream. Bobby nous raconte ici la genèse de leur 11e album, « Chaosmosis » : l’écriture, les collaborations (Björn Yttling de Peter, Björn & John, les sœurs Haim, Sky Ferreira), l’enregistrement. Il nous fait partager l’admiration qu’il voue à la Motown ainsi que de son amour pour l’hybridation des styles. Il nous livre aussi son analyse sur la fin de l’Occident et de notre système économique et politique, fruit de ses lectures engagées.

Primal Scream - Photo - Sam Christmas - 1


Pourrais-tu nous décrire ton mode de fonctionnement avec Andrew Innes ? Avez-vous tenté de nouvelles approches pour “Chaosmosis” ?

Oui, pour cet album nous avons beaucoup travaillé en expérimentant avec des plug-ins. Andrew a réussi à créer des sonorités incroyables. Nous voulions également sortir du format du disque précédent, qui était un double album de soixante-dix minutes. En réaction, pour “Chaosmosis” nous voulions que chaque titre sonne comme un single potentiel, plus direct et plus concis. Enfin, pour sortir de notre routine, nous avons décidé de coproduire l’album avec Björn Yttling. Nous nous sommes donc rendus à Stockholm, dans son studio, et l’expérience a été plutôt cool.

Quelle est la part d’investissement des autres musiciens ? Il y a beaucoup de sonorités électroniques sur le disque. Martin Duffy y est-il pour quelque chose ?

Nous avons une idées très précise de ce que nous voulons avec Andrew, donc généralement nous nous débrouillons tous les deux, puis demandons à quelques personnes de venir contribuer, mais toujours dans un cadre que nous fixons. Depuis le départ de Rob Young il y a dix ans, personne n’avait donné son avis ou participé à l’écriture d’une chanson de Primal Scream. Le fait que Björn se soit investi est vraiment une nouvelle approche, comme vous le souligniez précédemment. Concernant les autres invités de l’album, ils n’ont eu qu’à poser leurs voix sur des chansons presque terminées. Je suis très fier des backing vocals des sœurs de Haim sur “Trippin’ On Your Love” et “100% Of Nothing”, car elles ont su apporter la touche “soul” que nous recherchions.

Ton amour assumé de la pop song parfaite tourne-t-il parfois à l’obsession en studio ?

(Soudainement animé) Oui ! Car nous essayons en permanence d’atteindre l’excellence. L’héritage musical du passé est tellement riche que la barre est systématiquement placée très haut. Nous travaillons dur pour tenter de nous approcher de la qualité des grands standards car nous voulons laisser notre empreinte dans l’histoire de la musique. Pour “Chaosmosis”, nous vons voulu apporter une touche électronique à la soul. En gardant toujours un format pop et des textes avec des thèmes sociaux et politiques. Ce choix n’est pas innocent. Il est profondément lié à notre amour du rock et de la soul, et de manière plus générale à l’influence que cette musique a sur les gens. Car nous croyons au pouvoir du rock et de la pop. A mon humble niveau, la musique est une source d’inspiration sans fin, pas seulement pour mon travail en tant qu’artiste, mais dans ma vie de tous les jours. Je trouve une inspiration permanente dans les disques de Phil Spector, de Sly Stone, de la Motown, dans les productions Holland, Dozier, Holland. Ces gens sont mes idoles. Comment ne pas rester le souffle coupé en écoutant le travail de production de Norman Whitfield ? Je ne veux pas paraître obsédé uniquement par le son des années 60-70, mais quand tu penses que les adolescents étaient exposés à des chansons pop comme “Papa Was a Rolling Stone” des Temptations… Non seulement ce titre est une critique sociale, mais en plus il sonne comme du dub, ce qui était vraiment expérimental en 1972. Ce titre est basé sur un seul accord et pourtant il en ressort une tension permanente, en parfaite harmonie avec les paroles. Nous n’arriverons jamais à la cheville de ces artistes, mais ils nous donnent envie de continuer à créer. Néanmoins, nous n’essayons pas de copier nos idoles en studio, nous avons de la chance car les idées arrivent de façon naturelle.

Primal Scream - Photo - Sam Christmas - 2

Retravaillez-vous parfois une idée arty jugée trop expérimentale pour tendre vers une chanson plus immédiate?

Oui, car nous ne nous fixons pas de limites lors de la création des morceaux. Nous accumulons les pistes, puis réalisons pas mal de tri pour arriver à un format plutôt pop à l’arrivée. J’aime cette idée de réaliser des collages pour arriver à la formule parfaite. Nous changeons parfois la tonalité et la sonorité d’un titre jusqu’à ce que celui-ci commence à nous inspirer et susciter notre intérêt. Nous commençons toujours par l’atmosphère générale du morceau avant de lui ajouter un rythme. Ça sonne prétentieux mais nous attendons d’un titre qu’il nous raconte avant tout une histoire avant même d’y ajouter les paroles. Et mes histoires préférées sont celles qui mélangent l’amour et la peine, il faut donc que la musique soit en adéquation avec ça. Si tu prends l’exemple des paroles de “Keep Me Hangin’ On” des Supremes – encore une production Holland, Dozier, Holland –, elles sont tellement sombres… “Set me free why don’t cha babe/Get out my life why don’t cha babe/’Cause you don’t really love me/You just keep me hangin’ on.” C’est fantastique. Idem pour “Reach Out, I’ll Be There” des Four Tops. Ce sont des histoires tellement fidèles à la vie de tous les jours ! Nous gardons également quelques accidents de studio. Comme la partie de batterie finale de “Trippin’ On Your Love” sur laquelle Andrew s’est complètement planté et qui rendait bien mieux que ce qu’il voulait faire à la base.

“Chaosmosis” sonne comme un classique de Primal Scream avec un tracklisting très varié mêlant titres rock, hymnes post-punk, ballades, clins d’œil electronica, etc. Cette synthèse est-elle délibérée, ou plutôt fortuite ?

Il n’y a rien de vraiment voulu. Ce n’est qu’une fois que tu as réussi à finaliser cinq ou six titres que tu commences à y voir plus clair sur ce que va devenir l’album. C’est à partir de là que tu commences à affiner et que le son et la direction du disque s’imposent à toi. Même si la majorité des titres sonnent comme de la soul électronique, il y a également des titres comme “Golden Rope” qui auraient pu figurer sur n’importe quel album de Primal Scream. J’adore la sonorité de ce dernier, une sorte de mélange entre le son des Stooges et quelque chose de plus gothique.

Il y a aussi “Private Wars” qui emmène le groupe dans une direction inédite, beaucoup plus folk.

Oui, je partage ton impression. Le titre a pris naissance lorsqu’Andrew tentait de composer à la guitare en open tuning. “Private Wars” a été écrite très rapidement et nous n’avons presque rien modifié par rapport à sa version d’origine, qui était déjà très sombre. A l’avenir, j’aimerais enregistrer plus de titres dans cet esprit. J’ai joué l’album à ma femme il y a quelques semaines. En écoutant les premiers titres de l’album elle a fait des comparaisons du style ”Je trouve que ‘(Feeling Like) A Demon Again’ sonne comme du Depeche Mode.. Et quand “Private War” est arrivé, il y a eu un gros silence et elle m’a dit que cette chanson était vraiment magnifique. J’ai fait de même avec Peter Perrett des Only Ones, et c’est la chanson qu’il a sortie du lot, il l’a vraiment adorée. Ça m’a particulièrement ému.

Des éléments du climat social et politique traversent régulièrement vos chansons. Pourrais-tu nous en dire plus sur les messages que tu as voulu faire passer dans “Chaosmosis” ? Le titre de l’album est-il le reflet de ce climat ?
“Chaosmosis” est le titre d’un livre de Félix Guattari. Dans la vie moderne, on est constamment bombardés d’images, à travers les smartphones, ordinateurs, chaînes d’info, la radio, la presse, qui forment un barrage permanent de stimuli et d’informations, qui devient finalement écrasant. Le quotidien est difficile pour les gens car le système social et économique les entube. Le capitalisme libéral assomme tout le monde sauf une petite caste de privilégiés au sommet. Et les gens ressentent vraiment la pression. Comme l’écrit Houellebecq, la société de consommation nous vend des désirs impossibles à satisfaire. Un système dans lequel on va toujours se sentir frustré, insatisfait. Les thèmes de l’album sont justement l’insatisfaction, l’impuissance face à des forces incontrôlables, l’impossibilité à communiquer. L’idée était d’intérioriser tout ça, de le ressentir et d’en faire une œuvre d’art. Se lever et se défendre avec un bouclier, une épée contre ces forces et d’avancer. Et dans le livre de Guattari, c’est ça : la dissémination des idées est féconde et le chaos nous aide à créer, à avancer. Une bonne description du processus de création : affronter ce chaos et en faire un truc super beau, une œuvre d’art qui t’inspire, toi et les autres. On retrouve aussi ce genre de théorie chez son collègue Franco « Bifo » Berardi

Et toi, comment le ressens-tu dans la vie de tous les jours en Grande-Bretagne ?
Je le vois bien à Londres, dans les transports en commun, c’est la déprime. Berardi a écrit un bouquin sur la dépression de masse. Jusqu’à récemment, les gens étaient optimistes. Mais ils réalisent maintenant que la situation va empirer. Le gouvernement démantèle les services publics, les salaires sont gelés, etc. « Reste là, prends ces médicaments. » On paye tous pour les entreprises, les banques qui, elles, ne payent quasiment pas d’impôts. Le déficit national se creuse car nous payons leurs factures, et ils jouent avec ce fric. Toutes les banques ont été nationalisées en Grande-Bretagne, même la Royal Bank of Scotland. Et ensuite, le parti conservateur nous parle de déficit. Les banquiers s’octroient d’énormes bonus et il ne reste plus rien pour les services publics : écoles, hôpitaux, etc. Les boîtes viennent installer leur siège en Europe, à Dublin ou au Luxembourg. Et ils ne payent pas de taxes. L’argent de mes impôts finance les bas salaires, etc. Il n’existe pas de vrai capitalisme en réalité. Il fonctionne grâce aux fonds publics. Noam Chomsky l’explique très bien. Quand on lui demande “Comment vit-on dans un système capitaliste ?”, il répond “Je l’ignore, je n’avais jamais vécu dans une telle société. Dans le système national américain, les entreprises ont toujours été financées par l’argent public.”
Je suis très en colère parce que je suis conscient que le système de libre-échange détruit tout, au fond. On a fabriqué toute une classe de jeunes exclus à travers l’Europe. Si on ne s’occupe pas d’eux, si on ne s’intéresse pas à eux, ils seront exposés à de mauvaises influences de type fasciste ou religieux fondamentaliste. Ils partent là-dedans et quand ils reviennent, c’est avec un esprit de vengeance, comme vous l’avez vu chez vous. Il s’agit d’une conséquence directe du système de libre-échange. Les gens sont en colère et veulent faire porter la responsabilité à quelqu’un. Ici, vous avez Le Pen. Les jeunes mecs du 13 Novembre n’étaient pas vraiment religieux, ils étaient en colère. Des mecs exclus et en colère, sujets à de mauvaises influences. On se demande pourquoi ils sont à fond dans la violence. Mais cette violence suicidaire est de la colère pure. Et je peux comprendre ça. Vu d’où je viens… Je suis encore en colère, je me faisais jeter de partout.

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Comment juges-tu ton parcours rétrospectivement, depuis ton enfance à Glasgow, en Ecosse ?
Mais moi, j’ai eu de la chance. La plupart des gens n’en ont pas. J’aimais le punk rock, je ne savais pas que je pouvais être créatif. Mes profs ne le voyaient pas, mes parents non plus. J’étais destiné à un boulot dans l’industrie. Par chance, grâce au punk rock, j’ai découvert que je pouvais être quelqu’un de créatif. Mais ce fut un long processus. Les jeunes n’ont plus ce genre d’opportunités. Ce système est basé sur la préservation des richesses de quelques-uns et l’exploitation du travail, de l’énergie, de la vie des autres. Je suis un homme en colère. Houellebecq est un mec intéressant à ce sujet, il parle de l’impuissance du système. Les gens sont sans espoir car ils se savent exploités. Dans le passé, les capitalistes devaient s’assurer que les ouvriers avaient des revenus décents, des logements convenables pour que ces derniers puissent travailler dans les usines. Mais maintenant, ils s’en foutent, ils n’ont plus besoin d’eux et délocalisent les usines en Indonésie, en Inde, en Chine. Dans le capitalisme financier, l’argent n’existe plus. En d’autres termes, ils n’ont plus besoin de leur force de travail, plus besoin d’eux. Que vont-ils devenir, tous ces travailleurs ? Ils vont être de plus en plus en colère ! Au XIXe, à l’époque de la révolution industrielle, ils avaient besoin de nous. Ce n’est plus le cas, du moins en Occident. On va réinstaurer les frontières en Europe. Schengen, c’est fini. Le libre-échange et le fondamentalisme religieux sont les ennemis du rationalisme. Regardez les réfugiés qui arrivent de Syrie. Vous avez vu, cette loi qui est passée au Danemark ? Ils prennent l’argent et les objets de valeurs des réfugiés qui arrivent. La situation au Moyen-Orient a été créée par les Français et les Britanniques dès les années 20. On a fabriqué ces pays, on a pompé leurs richesses. On a une dette envers eux. On devrait les accueillir. Car c’est nous qui avons installé des dictateurs là-bas. Pour bâillonner les peuples. On n’avait aucun intérêt à y organiser des élections libres, instaurer des démocraties. Notre capitalisme n’aurait pas fonctionné…

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