Avec une météo au beau fixe et 27 000 spectateurs (dont
12 000 pour la soirée du vendredi au fort de Saint-Père, qui a affiché complet grâce à Pulp), l’édition 2025 de la Route du rock a été une franche réussite. C’était aussi le début d’un partenariat avec l’homme d’affaires Matthieu Pigasse qui, selon les programmateurs, devrait permettre au festival d’envisager l’avenir avec une certaine sérénité, et de se positionner sur de grosses têtes d’affiche. Petit retour sur l’événement malouin, toujours indie.
Jeudi 14 août
La veille, la Nouvelle Vague affichait complet pour Dominique A en trio. Le même Dominique que quelques chanceux ont retrouvé aux platines en ouverture de cette journée, sur la plage de Bon-Secours. Nous étions malheureusement sur la route et n’avons pu apprécier sa sélection souvent pointue, entre pop en français et obscurités postpunk comme Normil Hawaiians (d’après les échos que nous avons eus et une photo de sa setlist manuscrite).
La journée commence donc pour nous au fort de Saint-Père à 18h30 avec Memorials. Le duo britannique (Verity Susman, ex-Electrelane, et Matthew Simms qui a joué notamment dans Wire) mêle comme sur son très bon album chansons accrocheuses et urgentes, portées par la voix habitée et le Farfisa de Verity, et passages nettement plus expérimentaux, où les deux musiciens passent d’un instrument à l’autre avec beaucoup de dextérité (surtout quand c’est batterie puis guitare !). Parfois déconcertant mais toujours pertinent.


Le concert de Black Country, New Road (l’un des nombreux groupes ou artistes de cette édition à être déjà venu à la Route du rock dans les années précédentes) aura fortement divisé, déclenchant peu d’enthousiasme. Il est vrai qu’on avait souvent l’impression de voir le spectacle de fin d’année scolaire d’excellents élèves du conservatoire fans de rock progressif. Une sophistication extrême qui ferait passer Kate Bush pour Courtney Love… mais sans l’efficacité dans l’écriture de l’une ou de l’autre. On retiendra quand même un instrumentarium acoustique d’une belle variété (mandoline, guitares classiques, accordéon, saxo…), quelques moments particulièrement lumineux – surtout dans la lumière rasante de fin de journée – et les voix magnifiques des trois musiciennes du groupe (les garçons, eux, restent muets). Sans doute mieux dans un auditorium, quand même.




Réactions contrastées également à la prestation de La Femme, mais il est vrai que les Français n’ont jamais fait l’unanimité. Pour notre part, nous ne boudons pas notre plaisir devant cette setlist best-of, prêts à pardonner certaines facilités et l’accent anglais approximatif (c’est de toute façon mieux quand ce sont les trois filles qui chantent). Marlon en débardeur fluo « Ibiza » et Sacha en total look « retour de plage à La Baule » nous auront fait passer un bon moment, nous laissant sur un amusant « Hydratez-vous ! » – conseil que beaucoup auront immédiatement suivi en se ruant sur la buvette.





Les autres vont écouter WU LYF sur la scène des Remparts. Portés disparus après un unique album il y a près de quinze ans, les Mancuniens font leur grand retour. Avouons qu’ils ne nous avaient pas spécialement manqué, et qu’entre des compositions qui peinent à décoller (à part “Heavy Pop”, leur premier single, mais c’est le dernier morceau du set…) et la voix éraillée du chanteur constamment en surrégime, on a un peu de mal à s’enthousiasmer. On reconnaîtra quand même leur indéniable sincérité et leur désir de communiquer avec le public. Le bassiste Francis Lung, dont on conseille au passage les disques solo, fera ainsi l’effort de parler dans notre langue – il a déménagé à Nantes il y a quelques années et fondé une famille avec une Française.

King Krule ne fait pas l’unanimité non plus (décidément…). Les programmateurs reconnaîtront après coup qu’ils auraient aimé intervertir son créneau tardif – le plus long de la soirée, 18 morceaux pour 75 minutes environ – avec les nettement plus festifs La Femme. Les compositions rêches et sinueuses d’Archy Marshall, entre postpunk, rock indé, jazz et dub, sont souvent passionnantes mais pas toujours faciles d’accès, et le Londonien ne fait rien pour les amener vers le public, s’accordant entre les morceaux sans prononcer un mot et dans une semi-obscurité. D’où un set un brin frustrant, qui aura pourtant réservé quelques-uns des moments musicaux les plus créatifs et originaux de cette première journée.


Bolis Pupul, lui, sait comment se mettre le public dans la poche, sans démagogie ni gros kick qui tache. On l’avait déjà vu il y a quelques années sur cette même scène des Remparts avec sa très charismatique complice Charlotte Adigéry. Il présente cette fois-ci en solo une musique toujours electro mais plus personnelle, à travers laquelle il explore ses racines, mais n’oublie pas pour autant de faire danser le public. Le plus souvent derrière ses machines, il les délaisse sur les morceaux chantés (façon karaoké), où il arpente le devant de la scène. De l’attitude au son, une prestation impeccable.


Pour ceux qui ont encore de l’énergie, les frères gallois Tom et Ed Russell, alias Overmono, offrent la suite idéale : là aussi, une musique électronique grand public mais pas racoleuse, à laquelle les voix (en boîte) apportent une dimension presque pop. Ce sera par ailleurs l’un des live du festival – avec Pulp, Trentemøller et Kraftwerk – qui intégrera le mieux une dimension visuelle (grande plateforme lumineuse et vidéos en fond de scène). On partira toutefois avant la fin, histoire de s’économiser pour les jours suivants.

Vendredi 15 août
A 15h sur la plage de Bon-Secours, le live de Radio Hito restera peut-être comme le plus dépouillé de l’histoire du festival. L’Italienne (qui chante, ou parle, dans sa langue maternelle) est assise seule sur le bord de la scène, son clavier dans les bras. Sa musique évoque plutôt des ambiances nocturnes et mystérieuses, mais s’avère finalement idéale pour un moment de décompression dans ce cadre toujours enchanteur, allongé sur une chaise longue – pour ceux qui sont arrivés tôt – ou dans le sable.

Au Fort, ce sont les Parisiens de Biche qui démarrent la soirée. Dans une formation en sextette (avec Margaux Bouchaudon d’En Attendant Ana au clavier et aux chœurs), le groupe peut déployer toute la richesse de son univers quelque part entre Chris Cohen et Stereolab, avec plus d’énergie et de spontanéité que sur disque. Alexis Fugain décrit toujours sa formation comme « émergente » bien qu’elle soit en activité depuis une dizaine d’années, signe autant de modestie que de lucidité : ce genre de musique n’est pas facile à imposer dans notre pays.



Le set de Porridge Radio promettait d’être encore plus émouvant et intense que d’habitude, la talentueuse et magnétique Dana Margolin ayant décidé de dissoudre le groupe après sa tournée européenne. Mais aucune tristesse chez elle et ses musiciens, plutôt l’envie de profiter à fond de ces derniers moments ensemble, conclus par un lancer collectif de setlists-avions en papier dans le public. Un ciel étrangement voilé faisant apparaître un soleil rougeoyant (que Dana confondra avec la lune !) apportera à ce concert magnifique un soupçon d’étrangeté. Il s’agissait apparemment de la fumée des incendies qui ravagent en ce mois d’août l’Espagne et le Portugal, remontant vers le nord…






On choisit le concert de Gans pour aller chercher à manger, craignant des files d’attente très longues plus tard dans la soirée. On verra quand même quelques minutes du duo electro-punk de Birmingham, assez pour se convaincre qu’on tient là un sacré groupe de scène, qui ne fait pas dans le détail. A suivre.


Yard Act nous avait modérément convaincu lors de leur premier passage. Idem cette fois-ci, malgré toute la sympathie que ces garçons du West Yorkshire inspirent. Leur leader James Smith, qui a troqué l’imper de la fois précédente pour une chemisette saumon, a sans doute plein de choses pertinentes à dire, mais sa logorrhée parlée-chantée a tendance à faire passer la musique au second plan. Ça fonctionne quand les chansons sont vraiment bonnes (“The Overload”, “100 % Endurance”), un peu moins le reste du temps.


Chez les Australiens de Tropical Fuck Storm, pas de voix plaquées sur la musique, mais un grand tout organique et orgiaque, un magma sonore qui menace à tous instant de submerger le public. La furie du chanteur et guitariste Gareth Liddiard est légèrement tempérée par les harmonies vocales (et parfois voix lead) de la bassiste Fiona Kitschin et de la guitariste Erica Dunn, mais l’ensemble, très maîtrisé derrière des apparences chaotiques, n’est pas vraiment une promenade de santé. A prendre ou à laisser – nous on prend.


On s’éloigne quand même de la scène des Remparts avant la fin du concert pour rejoindre l’autre, devant laquelle le public s’est amassé. A 23h30, des messages sur les écrans disposés de chaque côté nous informent que nous allons voir « le 573e concert de Pulp ». Jarvis Cocker les aurait donc comptés ? En tout cas, il est évident que les premiers avaient dû attirer beaucoup moins de monde que celui-ci. On en attendait beaucoup, et cette bonne heure et demie aura été à la hauteur de nos espérances. Certes, la setlist la joue plutôt safe : quatre titres seulement du nouvel album contre la moitié de “Different Class”, et rien de plus ancien que le single “O.U.” Mais on est aussi venu pour entendre des tubes, pour vibrer sur “Disco 2000”, verser une larme sur “Babies” et chanter à gorge déployée “Common People”. Jarvis saute évidemment moins haut et se déhanche moins qu’il y a 30 ans, mais on retrouve avec délice son inimitable gestuelle. Le misfit de Sheffield n’a rien perdu de son humour (dans un français toujours approximatif malgré des années passées à Paris) et de sa drôlerie, avec lancement dans le public de mini-barres chocolatées et de raisins (secs ? on était trop loin pour l’affirmer) dont il avait dû remplir ses poches de veste backstage. Un joli coup pour la Route du rock, qui cochait toutes les cases : seul concert en France du groupe cet été, et son premier chez nous depuis près de 13 ans ; retour à Saint-Père après une première venue en 2001 (quand Jarvis a demandé qui était là, quelques rares mains dont celle de l’auteur de ces lignes se sont levées) ; clin d’œil au milieu des années 90, quand le festival était une annexe de la britpop ; grandes chansons (y compris les nouvelles) impeccablement interprétées ; grand chanteur à la présence scénique indiscutable… Ne reste qu’à espérer d’autres dates du groupe en France, le premier pays à s’être vraiment intéressé à Pulp au tout début des années 90.




On ne sait pas ce que prennent Frankie and the Witch Fingers avant leurs concerts, mais ceux-ci sont toujours tellement frénétiques qu’on a l’impression que la musique passe en accéléré. D’accord, tout cela n’est pas très subtil, mais les Californiens garage punk ont l’intelligence de varier un peu leur formule au cours du set (notamment avec des morceaux du dernier album) pour éviter qu’on se lasse. Et terminent par “I Wanna Be Your Dog” des Stooges, le genre de morceau que la moitié des groupes reprenaient en live à une époque, mais qu’on n’entend plus trop aujourd’hui.


On termine la soirée dans l’espace Aftershow, une agréable clairière à l’entrée du site, où David Shaw and the Beat (le Beat en question se réduisant à un seul accompagnateur) livre un electro-rock sombre et raisonnablement vénéneux, plutôt accrocheur. On regrette de ne pas avoir croisé sa femme, qui a fait les beaux jours des VHS « pour adultes » dans les années 90…


Samedi 16 août
Si le label 4AD a fortement élargi sa palette sonore ces dernières décennies, l’Irlandaise Maria Somerville, qui y est signée, semble revenir aux fondamentaux des années 80-90, des Cocteau Twins aux Pale Saints. Une musique pas forcément taillée pour une scène de festival en extérieur à 18h30, les morceaux les plus charpentés et un peu noisy passant mieux la rampe que les ballades trop évanescentes, qui semblent se dissoudre dans l’air. Le potentiel de la jeune femme est pourtant évident. Allez, une guitare supplémentaire (la formule trio est un peu trop minimaliste), une setlist repensée (ce qui sera certainement le cas quand elle aura écrit de nouveaux titres), un peu plus d’assurance, et on tiendra sans doute quelque chose de solide.


La formule en quartette de la Danoise Fine est plus au point, mais difficile de se passionner pour ses chansons indie folk texturées qui n’apportent pas grand-chose de neuf malgré une jolie voix. Plus d’originalité chez les Irlandais•e•s de M(h)aol, et des choses à dire (la chanteuse-batteuse explique parfois de quoi parle la chanson qui va suivre), mais le set s’avère un brin inégal, des morceaux très courts à la fin cut ayant tendance à casser le rythme. Reconnaissons-leur tout de même un certain talent pour les compositions à la fois radicalement bruitistes et audibles.



Avec Trentemøller, accompagné d’une chanteuse et d’un groupe (dress code : black), on est clairement quelques niveaux au-dessus. Le Danois s’amuse à placer quelques citations new wave (il nous semble avoir reconnu Cure et New Order) dans ses morceaux atmosphériques où se fondent instrumentation rock classique et effets électroniques. Sans grande surprise mais assez parfait dans le genre, et sans en rajouter dans le côté ténébreux – l’homme paraît même plutôt affable.


Habitués du festival, au même titre que Protomartyr qu’on avait vus l’an dernier, les Canadiens de Suuns livrent un concert qui, assez logiquement, fait la part belle au dernier album, “The Breaks”. Un disque plutôt réussi mais sans doute trop calme pour les fans qui préfèrent quand le groupe à tête chercheuse de Ben Shemie pousse amplis et machines dans le rouge. Ce qu’ils feront vers la fin avec des classiques tordus des débuts comme l’imparable “2020”.

Même en format réduit (plus d’une heure trente quand même), sans 3D ni robots, un live de Kraftwerk reste une expérience immersive unique, avec un son réglé au millimètre – mais puissant. Si la formule n’évolue qu’à la marge, ces morceaux qui pour certains ont cinquante ans n’apparaissent pas datés. Car les Allemands, tout en s’inscrivant au-delà de la pop et du rock, n’ont jamais oublié d’écrire des mélodies, qu’on sifflotera toujours sous la douche (de décontamination) en 2075.



Après une telle leçon, les sets des jeunots Sega Bodega (scène des Remparts) et Camilla Sparkass (aftershow) relèvent de l’anecdote. Mais c’est aussi ce mélange bien dosé de valeurs sûres et de nouveaux talents qui fait la force de la Route du rock depuis les années 90. Pourvu que ça dure !
























































