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“Something Else” des Kinks, par Manuel Esposito

Depuis maintenant une dizaine d’années, Hugues Massello anime la collection Discogonie qu’il a créée aux éditions Densité. Celle-ci compte aujourd’hui plus d’une trentaine de titres qui couvrent tous les styles musicaux et toutes les époques. Des coffrets sont également disponibles depuis peu. Certains regroupent les ouvrages par périodes (“67-74”, “74-82”, “82-90”, “91-97”), l’un rassemble sous le titre générique “Grrrls” les analyses d’albums de compositrices-interprètes, bien présentes dans la collection (Nico, Patti Smith, Marianne Faithfull, PJ Harvey, les Rita Mitsouko), un autre réunit les artistes français (Gainsbourg, Dominique A, Bashung). Sur le modèle de la collection anglaise “33 1/3” mais avec un cahier des charges plus strict
– l’album choisi doit être introduit puis étudié chanson par chanson -, Discogonie s’enrichit chaque année
de trois à quatre publications.

En août est parue l’analyse de “Something Else”, album clé des Kinks qui passa inaperçu à sa sortie en 1967 avant d’être reconsidéré et de devenir aussi influent que le premier album du Velvet Underground, autre disque au destin similaire. C’est d’ailleurs l’entrée originale de Manuel Esposito dans l’univers baroque des Kinks. Plutôt que d’enfoncer les portes ouvertes de la « pop nostalgique » dont les Kinks seraient les emblèmes, l’auteur envisage leur musique comme pleinement ancrée dans une époque dont elle livre la satire sociale. Quels autres musiciens évoquent en 1967 le chômage (“Situation Vacant” ressemble à un court-métrage réalisé par Ken Loach), la vie en ruine de deux sœurs (“Two Sisters”), les addictions diverses à l’alcool et au tabac de personnages à l’existence misérable (“Harry Rag”) ? Autant de morceaux qui ont la forme de micro-contes dépeignant, avec un humour noir et subversif très british, un univers prolétaire dont sont issus les frères Davies eux-mêmes.

« C’est peut-être cela que l’on entend le mieux dans les chansons des Kinks : un monde en ruines qui s’écroulerait au ralenti, et les chansons des Kinks captent ce monde lui-même, le fracas, les éclats, les débris. » (Manuel Esposito)

Esposito décrypte tous les titres de “Something Else”, leur consacrant des pages richement documentées. Le background des chansons, les intervenants, le travail en studio sont abordés. On y redécouvre des chefs-d’œuvre comme “Death of a Clown”, l’un des trois morceaux de l’album composés par Dave Davies, avec son clown triste épuisé digne de Fellini, ou “Two Sisters” déjà évoquée. Avec un clavecin et des violons, Ray Davies, qui est également le producteur de “Something Else”, atteint ici des sommets d’émotion comparables à ceux de Brian Wilson ou de McCartney, avec l’élégance de ne jamais forcer le trait.

“Waterloo Sunset”, pièce maîtresse de l’album, fait l’objet de très belles pages. C’est sans doute la chanson la plus intime de Ray Davies, racontant l’histoire d’une claustration : un homme assiste depuis la fenêtre d’un appartement au bonheur de Terry et Julie, un bonheur qui lui est inaccessible. Davies y parle de sa peur des autres, de sa peur du monde extérieur.

« Tout le génie de Ray Davies revient à nous faire oublier qu’il est en train de nous confesser ses peurs les plus intimes. Là où d’autres auraient sans doute sombré dans la facilité en composant une ballade déchirante sans nul doute affreusement mielleuse et embarrassante, Ray Davies a l’élégance folle de se servir de la musique pour faire oublier la dimension bouleversante du texte. “Waterloo Sunset” est donc une chanson d’une immense pudeur. » (Manuel Esposito)

Comme l’écrit Esposito, Terry et Julie sont peut-être Terence Stamp (dont nous venons d’apprendre le décès) et Julie Christie, les deux acteurs stars du Swinging London qui viennent de jouer dans “Loin de la foule déchaînée” de John Schlesinger (et auraient dû également partager l’affiche de “Fahrenheit 451” de François Truffaut si l’emploi du temps de Stamp le lui avait permis). Ils affichent alors également leur relation à la ville, apparaissant dans la presse people et représentent une nouvelle génération de comédiens en phase avec l’esprit pop de l’époque. Mais Esposito propose également en parallèle à cette lecture traditionnelle de l’identité de Terry et Julie, une vision originale, à découvrir dans le livre, sans doute plus représentative de la psyché complexe et torturée de Ray Davies…

L’ouvrage se termine par un constat : les Kinks sont des artistes de l’échec. Leur parcours donne le sentiment d’un groupe qui a consciencieusement travaillé à se saborder. Parce qu’ils sont anticonformistes, parce qu’ils sont des « beautiful losers », parce qu’ils proposent « quelque chose d’autre », les Kinks ont développé une personnalité et un son unique que ce précieux petit livre tente, avec beaucoup de clairvoyance, de définir.

« Si “Something Else” avait été enregistré par un nouveau groupe, il aurait eu un impact énorme. Mais c’était sans aucun doute un album plus introspectif que ce que nous avions fait par le passé, et peut-être que les gens ne s’attendaient pas à cela de la part des Kinks. » (Ray Davies)

Comme nous le signalons en introduction, la collection Discogonie offre une dynamique de publication intense. En septembre paraîtra un livre sur “The Idiot” d’Iggy Pop par Marc Besse. L’auteur se plonge dans cet album qui marque la renaissance d’Iggy, sauvé par David Bowie. On y assiste aux journées d’enregistrement au mythique château d’Hérouville sous la houlette de Michel Magne. L’ouvrage est alimenté par les nombreuses interviews d’Iggy Pop que Marc Besse a réalisées.

En octobre, sont annoncés un Joy Division et, en novembre, un Velvet Underground. Pour 2026, les noms de Television, Pavement, Talk Talk sont évoqués…


“Something Else by The Kinks” de Manuel Esposito, aux éditions Densité.



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