Jeffrey Lewis en roue libre ressasse les bons et mauvais côtés de la vie d’artiste, dans une œuvre non pas bilan mais bon résumé de l’étape du mitan de son existence. Meilleur portrait de l’artiste dans sa période gris-rose, par le petit prince vieillissant du punk-folk new-yorkais.
Et si ”The Even More Free Wheelin’ Jeffrey Lewis” était le meilleur Jeffrey Lewis depuis longtemps ? Outre sa pochette d’anthologie, on retrouve le flot raz-de-marée d’un Jeff très en verve avec des chansons démesurées qui débordent littéralement de leur stricte cadre de chanson et des « crédits » parlés-chantés en bonus qui sont aussi, finalement, des chansons.
Tout est chanson, donc. Et en premier lieu, la dépression, peut-être jamais aussi bien chantée que sur l’unique album de Purple Mountains (2019), ultime disque de David Berman. On en a ici sous tous les tons : la pensée positive à laquelle on n’a jamais cru (Do What Comes Natural), la liste pour s’auto-convaincre que tout n’est pas si pourri au royaume de Manhattan (100 Good Things) ou de Suède (Inger) et, enfin, les ersatz chimiques (Tylenol PM)… Malgré tout, ça ne va pas si mal :
« I’ve got money in my checking and my savings accounts
That used to seem like unrealistic amounts
And I even deserve it
I’ve had loving tho it seems impossible when I’m lonely
There were times great women wanted to know me
And I even deserved it
I’m in shape, I mean just enough but not too outrageous
Cuz I’ve been jogging 30 minutes for ages
So I even deserve it
I’ve got art, to me that’s where my skills always stood out
I’ve been drawing all my life and I’m good now
And I keep up to deserve it
I’ve got good things so my perspective needs a radical twist
It’s obnoxious but I have to insist
There’s reasons I should exist
Cuz there’s so many good things on my list
And there’s probably more that I’ve missed »
On va de liste en liste, avec comme un arrière-goût de Woody Allen, sans la pédophilie : on est à (dans ?) Manhattan après tout (Movie Date). Il y a des passerelles donc mais aussi des ellipses, comme dans Tylenol PM, où David Berman n’est pas clairement évoqué mais dont on sent, il nous semble, la présence comme par en-dessous. Réserve, pudeur, c’est joliment évité pour n’être que plus senti.
« Of sweet, blue Tylenol PM
I hate endorsing brands like them
But, see, depression and debasement
Has got me doing product placement
It’s one or two or three or four
And I’ll get through the night for sure
No wife, no kids, no life at all
Now all I’ve got is Tylenol
There’s Cowboy Truckers songs for speed
There’s Cube for booze, there’s Snoop for weed
There’s Prodigy with ketamine
There’s Cale and Reed with heroin
Hunter S. had ibogaine
There’s Reverend Davis’ sweet cocaine
But how can I get great like them?
I just take Tylenol PM »
Il est un peu étonnant, mais c’est le propre des grands artistes inquiets (Silver Jews encore), qu’ils se sentent frêles alors qu’on les pense géants. On parle tout de même d’un fantastique auteur-compositeur, par ailleurs édéaste toujours prolifique (Relaxation) et toujours intéressant.
Il prend des coups (Sometimes Life Hits You) mais tient la barre et nous livre encore un album précis de vie ou plutôt une somme sur sa vie d’aujourd’hui. Portrait d’un plus si jeune homme en artiste perdant ses cheveux. Un peu (beaucoup) malheureux, avec une vie d’artiste solitaire, sans famille, abonné aux somnifères et sortant le œur brisé du fond du trou d’une relation difficile (et si bien évoquée par ricochet dans Inger).
Pourtant on aimerait, pauvre auditeur, pauvre gribouilleur, être un peu à la place de ce talentueux auteur multicarte. On aimerait le consoler mais tout ce qu’on peut faire, c’est sans doute lui acheter ses disques, ses BD et le voir en concert. Une manière de lui dire quoi qu’il en soit : merci de souffrir pour nous.
Car ”The Even More Free Wheelin’ Jeffrey Lewis” est aussi un portrait en creux, de nous, et de tous les artistes chéris qu’on écoutait il y a vingt ans et qui sont toujours là. Jeffrey, notre Bob Dylan de proximité.
Sur l’insert de la pochette, on voit un Jeffrey jeune (alors chevelu) en compagnie d’un ami aujourd’hui décédé. Sur cette photo, Jeff porte le T-shirt jaune d’Adam Green (le même qu’on garde encore dans le placard comme une relique). On se voit vieillir et blanchir comme lui dans ses BD, comme on s’entend dans ses chansons. Et on pleure aussi quelques morts.
Album de la maturité ? Non, car Jeff est un artiste qui avance sûrement dans son art mais en se tenant au mur et c’est confondant de justesse, d’émotion et de vérité.
« They say do what comes naturally
Just be the natural me
Follow your true you
Inside of your head
But if I did what comes natural
I’d wouldn’t do nothin
I’d stick my head in an oven
If I obeyed what they said
Who wants to book concerts
Or check in at airports
Or write out a setlist
Or find where to park
Or talk about money
Or memorize lyrics
Or drive when it’s bright out
Or drive when it’s dark »
Parce que c’est ça in fine le rock and roll lifestyle… Et c’est loin de faire rêver tous les jours.
On ne change rien à une formule gagnante et des amitiés solides. Des noms qui veulent dire beaucoup, comme Roger Moutenot (Yo La Tengo, Lou Reed…) à la production.
La musique de Jeffrey en roue libre est un folk lent ou un punk-rock énergique, qui s’agrémente d’un rehaut de violon ou de clavier, et n’oublie pas de remercier, partout, les amis qui inspirent. Parce que le rock and roll lifestyle, c’est pas vraiment l’artiste dans sa tour d’ivoire.
Et le disque regorge de ces goodies qu’on dévore : les pistes remerciements mais surtout les crédits, dessins, photos, blagues sur la pochette du disque qui imite les enregistrements de la belle époque : « How to play anti folk guitars », « From bondage to freedom », « Ski songs at the gate of horn »…
Et tout cela n’est pas le résultat d’un équipe marketing qui dépote mais d’un artisan qui aime les choses bien faites dans un esprit DIY.
Alors, non seulement on vous recommande chaudement ce ”The Even More Free Wheelin’ Jeffrey Lewis”, mais en plus ses BD (Fuff, Guff, etc.), études (celle sur The Watchmen, récemment rééditée), ses charmants Sonnet Youth, fanzines de poèmes shakespearo-youthiens tout à fait tordants et sacrément bien écrits autour de quelques albums de qui vous savez.
Avec l’aide de Johanna D.eath valley ‘76.
”The Even More Free Wheelin’ Jeffrey Lewis” est sorti en LP, CD et numérique le 21 mars 2025.
