Marie Delta quitte la terre pour d’autres contrées sci-fi, entre littérature contemporaine, electro pop rétro et amapiano sud-africaine. Un grand voyage dans l’outre-pop d’ici et d’ailleurs.
Nous nous sommes follement aimés Marie et moi. J’ai repris sans relâche sa “Route de nuit” en 2022. Alors forcément, dans ce “The Girl from Poison Paradise”, peut-être plus ambitieux, qui prend des proportions autres, je me sens un peu perdu.
J’aimais ses chansons faites de peu, de bric et de broc, et là, je me sens un peu noyé dans un album qui objectivement est plus travaillé et réussi musicalement que “Route de nuit”.
Paradoxalement, les textes me semblent plus spontanés, moins concentrés. Bref, “The Girl from Poison Paradise” s’appuie sur des fondations totalement différentes.
Comme elle le chante : « ce nouveau corps, je dois m’y faire ».
Car cet album est incontestablement une réussite et confirme tout le bien qu’on pensait de Marie Delta. On s’abîme dans des nappes de claviers répétitifs et brumeux, non pas aurore aux doigts de rose mais plutôt crépusculaires, qui ont pris une épaisseur et une ampleur bien supérieure à ceux de l’album précédent.
Elle fait aussi appel à un instrumentarium plus varié et solide, que ce soit aux percussions, à la guitare ou à la production amapiano. “Route de nuit” était une jeune fille fraiche, “The Girl from Poison Paradise” est une charmante jeune femme complexe.
La naïveté se love ici dans des textes plus cryptiques, plus relâchés, des paroles ânonnées à la limite de la psalmodie, voire un rap à l’eau grenadine (l’amour en périphérie avec Cédrick-Isham Calvados) comme s’il lui fallait chercher à ne pas trop bien faire. Le complexe de la bonne élève… De l’autre côté, il y a celui qui voulait conserver sa petite Marie pour lui. Disons qu’on veut peut-être… tout sauf la femme.
Mais on fond littéralement pour cette replongée rétrofuturiste dans ce qu’on croyait mort et enterré fin des années 90 et qui possède encore tout son pouvoir de fascination. Que ce soit le dub à la Horace Andy ou des remontées de Björk ou de Everything But The Girl, soit cette soul froide et mélancolique, ici revigorée car un peu ironique ou regardée avec passion et distance (Algo Gaze).
« Forget the algo-gaze
Come to my place
Forget the algo-gaze
Come to my place
I really feel in the « whatever » zone
Don’t put me in the « whatever » zone
(…)
Too many many girls on instagram
He doesn’t recognize a real human
Too many many girls on Instagram
He doesn’t recognize a real woman »
Aux grandes manœuvres de la grande forme mineure (Lettre à la Lune, Night at the Embassy) s’opposent des miniatures, faites de rien, mais qui se déploient presque autant que les grandes (Les Mots en oiseau, Lamentations).
Et puis, il y a les virées lysergiques, qui nous emportent gravement comme Bain de minuit ou Night at the Embassy (avec Dunny82K) et qui sont des petits bijoux d’électro pop comme on n’en faisait plus, comme on n’en attendait plus.
« No phone,
No screen,
More touch,
aaah
Improvise,
Put your phone down. »
Marie ausculte son corps vieillissant, ses pratiques amoureuses modernes, sa vie en banlieue et finalement nous observe à la loupe ou, comme le disait Proust, au télescope… Comme sur une autre planète, et c’est justement l’objet oblique du disque.
J’écris cette chronique aussi fluctuante qu’en montée vers l’apogée de l’appréciation car j’ai pris le temps de m’y lover, aussi interloqué que happé magnétiquement.
Ainsi, j’ai volontairement attendu avant de me plonger dans l’autre mode d’écoute (à la Marelle de Cortazar ou… La Course en livre de Claude Ponti) car “The Girl from Poison Paradise” est conçu comme une rencontre entre Marie Delta et l’autrice lauréate du prix Livre Inter Phoebe Hadjimarkos-Clarke, avec un texte-livret commun qui enchâsse les chansons dans la trame d’un récit de science-fiction. Le monde de Marie et de Phoebe ressemble, bien entendu, fortement au nôtre, dont il est une excroissance fantasmée : un monde post-catastrophe climatique, avec récits d’amours androgynes, de marges, de frontières, d’excroissances numériques, de musiques deep soul et pop pour un nécessaire dépassement, une envolée, voire un décollage de l’âme. La transe en somme.
Les portes d’entrée et les façons de lire ce disque sont donc multiples. Bref : un putain de bon album.
Avec l’aide de Johanna D. pas encore instagramable.
“The Girl from Poison Paradise” est sorti en LP et numérique le 3 octobre 2025 chez Cartelle & Field Mates Records.
