Un beau 45 tours pour, une fois de plus, une prise directe sur la musique de Tori Kudo, cette pop improvisée en dehors des canons.
Et revoilà Tori Kudo, l’artiste sans doute le plus essentiel de notre temps. En écoutant Cosmic Ear, réunion de génies suédois de différentes générations de l’outrejazz, j’ai eu un satori : Tori lutte exactement contre ça et même surtout contre lui-même.
Contre la technicité, contre la réunion des meilleurs, contre le culte, contre les frontières, les boîtes, les genres, l’industrie, même alternative, de la spirale enregistrement-tournée.
D’où la poterie vue comme une alternative au métier de musicien, mais qui procède des mêmes essais-erreurs, de l’ici et maintenant (les terres prélevées ici ou là).
Et une pratique qui s’éloigne toujours plus des stratégies des enregistrements alternatifs, de cette micro-économie qui en est toujours une. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’in fine ce sont les labels qui sollicitent Tori pour sortir des disques (les « vrais », les albums) et que ce genre d’événements ne l’intéresse plus (si ça l’a jamais intéressé).
Alors, les morceaux fleurissent sur Bandcamp, un peu épars, au fur et à mesure des enregistrements, sans doute au studio Hototoguis, comme sur l’album studio Village Hototoguis paru en 2025.
Avec un « personnel » qui passait par là, des amis qui veulent bien jouer. Tout le contraire de ce plan de bataille discographique et des éventuels jeux de pouvoir et d’exclusion.
Quelquefois apparait une cassette, en micro-édition, même pas très chère, comme ses poteries qui restent toujours très abordables. Cette fois-ci, c’est un 45 -ours, avec une pochette un peu chiadée (Shuhei Abe), en risogravure me semble-t-il, et sur laquelle on reconnait la terrible scène de l’œil tranché du Chien andalou de Bunuel…. Cela s’appelle Manako kiru genjitsu (premier titre de l’album), soit « une réalité aveuglante ».
On y entend une guitare pas branchée, avec une prise de son lointaine, une toux qui s’invite. Bref de la vie et non pas la meilleure prise du plus beau morceau du monde, même si, précisément, ça y ressemble, dans un monde où 30% de la musique de Spotify est générée par intelligence artificielle et où les acteurs et chanteurs 100% numériques font leur apparition. Les blockbusters cauchemars de Terminator, Alien, Robocop qui nous faisaient marrer adolescents se rapprochent ; quant à 1984, c’est déjà aujourd’hui. Alors, oui, le geste de Tori est salvateur.
Et la guitare débranchée et la toux sont peut-être un détail pour vous, mais pour moi, plus que le piano debout, ça veut dire beaucoup.
Sur Dégradé, on retrouve la grosse basse, batterie lointaine de studio Village Hototoguis et, plus habituel, des guitares duel au soleil tranquille, sur des paroles un peu rap malade, avec notes tenues au chant, un peu canard râlant. Dégradé, qu’il disait.
J’aimerais bien que Parking soit une allusion au pire film de Demy, avec Francis Huster en Orphée à Bercy (les enfers, le cauchemar toujours), avec encore la guitare pas branchée, la voix aux limites du silence et de la brisure.
Et enfin late night (Barrette), reprise de Syd Barett, presque Jeffrey Lewis dans son refus/impossibilité du chant.
Et c’est une fois de plus la plus belle musique pop du punk moderne, un truc vraiment libre, en dehors du temps et totalement dans l’instant. Tori, notre maître zen.
Avec l’aide de la Collectionneuse (poteries, etc.) Johanna D.
“Manako kiru genjitsu” est paru chez Archeion (le label de Tori) le 1er août 2025.
