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Interviews

James Leesley (Studio Electrophonique) : « L’analogique est adapté à ma façon de travailler » (2/2)

Deuxième et dernière partie de notre entretien avec le jeune musicien de Sheffield, auteur d’un premier album délicat et lumineux sorti en septembre dernier, et attaché à une pratique artisanale et patiente de la musique.

L’album est sorti sur le petit label parisien Valley of Eyes. Comment êtes-vous entrés en contact ?
C’est le dernier de ces hasards heureux dont je parlais, cet alignement de planètes… Simon Tong, avec qui j’ai enregistré l’album et qui joue de la guitare dessus, avait rencontré Rabih, qui a fondé le label, à l’époque où il était dans les groupes The Good, The Bad and The Queen [avec Damon Albarn, NDLR] et The Magnetic North. Ils sont restés en contact pendant des années et quand on a eu terminé l’album, Simon s’est dit qu’il allait le lui faire écouter car il pensait que ce serait la personne idéale pour le sortir. Et c’était en effet le cas : Rabih est basé à Paris, il connaît bien l’univers des labels indépendants, et c’est un super gars. Il était très enthousiaste. Il avait sorti précédemment le dernier album d’Adrian Crowley, il y a donc une ligne directrice dans ce qu’il fait.

Qu’est-ce que Simon Tong a apporté en tant que producteur ? On n’a pas l’impression qu’il ait imposé sa marque sur l’album…
Non, pas du tout en effet. On peut dire qu’il a produit l’album mais il l’a plutôt enregistré, il était un ingénieur du son dans le sens traditionnel du terme. Je n’avais pas besoin de quelqu’un qui soit très interventionniste. Il avait juste l’équipement nécessaire et il m’a apporté une plateforme pour jouer les nouvelles chansons. A l’évidence, il savait quand ça allait ou pas, mieux que moi au fond. Il ne connaissait pas les chansons au départ, juste leurs grandes lignes, et il a ajouté quelques parties de guitare ou d’autres choses au fur et à mesure de l’enregistrement, de façon très naturelle. C’était rapide et spontané, il ne faisait pas des tas de prises. Parfois, je ne savais même pas qu’il enregistrait, je ne m’en rendais compte qu’après. Le son de l’album lui doit beaucoup car il m’a passé des guitares, des boîtes à rythmes, des machines que je n’aurais pas achetées moi-même et qui correspondaient à ce que je recherchais. Il m’incitait aussi à aller de l’avant car je peux avoir un comportement proche de la névrose par rapport à des détails microscopiques et lui me disait : « c’est bon, laisse comme ça… » Il était plus comme un chef d’orchestre.


Utilises-tu surtout du matériel analogique ?
Oui, uniquement. J’ai d’abord enregistré sur un 4-pistes puis je suis passé à un matériel un peu plus professionnel. Je trouve que c’est plus simple. Avec le digital, c’est trop long pour moi car il faut comprendre le fonctionnement des interfaces alors qu’avec le matériel que j’utilise, c’est beaucoup plus intuitif et tactile. J’ai peut-être une vision un peu romantique de ces machines et instruments anciens, j’aime bien leur design et je me sens plus créatif quand je les utilise. Je suis aussi passionné par les vieilles guitares. Les gens me disent que c’est juste une guitare et ils ont sans doute raison, je comprends, mais j’ai l’impression de faire partie d’une histoire quand j’en joue. Idem avec des magnétos qui étaient utilisés dans le passé pour faire des effets psychédéliques. Ça apporte une part de hasard dans la musique, ce que quelqu’un comme John Cage a poussé très loin. Dans ce monde où tout est précis au point d’être prévisible, cette possibilité d’accident ou d’erreur prend une grande valeur. J’aime l’idée que ça puisse marcher ou non, ça me garde en éveil, m’évite de m’installer dans une routine. Je préfère accélérer moi-même une bande. Ma musique se fonde sur l’émotion et les sentiments plus que sur l’efficacité technique.

Finalement, emploies-tu ce matériel par nécessité ou parce que tu aimes cette esthétique minimaliste, celle des boîtes à rythmes vintage par exemple ?
Un peu des deux. Au départ, j’étais obligé car je ne maîtrise pas trop les logiciels comme ProTools ou Logic Pro, je n’ai pas grandi avec. J’ai été dans des studios où ils étaient utilisés, mais je me concentrais plutôt sur l’écriture de mes chansons. Et puis je travaillais sur un quatre-pistes parce que c’est bon marché, on peut trouver un Fostex pour 70 livres. Ça me suffisait pour enregistrer mes morceaux, très facilement. A un moment, j’ai quand même eu envie d’un matériel un peu plus perfectionné mais je n’avais pas les moyens d’acheter un magnéto et des bandes. Heureusement, Simon Tong avait ce genre de matériel qu’il n’avait pas trop l’occasion d’utiliser, et ça lui faisait plaisir que quelqu’un s’en serve. C’était une grande chance pour moi. Sans ça, j’aurais dû soit attendre d’avoir les moyens d’acheter cette machine, au risque de laisser passer le moment opportun pour réaliser cet album, soit opter pour une technologie plus digitale et synthétique. Je ne suis pas un philistin totalement opposé aux sonorités contemporaines qui peuvent donner des choses très intéressantes, mais il y a une puissance particulière qui se dégage de l’analogique même si ça pourra sembler un peu n’importe quoi pour certains… Je pense en tout cas que ça reste plus adapté à ma musique et à ma façon de travailler, mes principes, mes valeurs.

Liverpool, 2023, avec Simon Tong.

Une chanson de ton premier EP “Buxton Palace Hotel” s’intitulait “Jayne”. L’album s’ouvre avec “David and Jayne”, et il me semble qu’on retrouve ces deux personnages dans d’autres morceaux. S’agit-il toujours des mêmes ? Sont-ils réels, imaginaires, ou les deux ?
Disons qu’ils ouvrent tout un univers en permettant d’avoir plusieurs points de vue, des éclairages différents, comme dans “Marienbad”. Au départ, je ne pensais pas forcément appeler un personnage Jayne, il aurait pu s’appeler Jaqueline par exemple, mais Jayne sonnait bien. Beaucoup d’artistes ont donné des prénoms à des personnages dans leurs chansons : Lou Reed, Belle and Sebastian… Au départ, je ne voyais pas trop pourquoi mais j’ai fini par comprendre : pour moi, ça permet d’avoir tout un casting avec des rôles principaux et secondaires, ça peut être infini. Et je trouve que l’orgue apporte un côté cinématographique à ma musique. Tout cela ouvre beaucoup de perspectives. Parfois j’écris à partir de mon propre point de vue. Le personnage principal de la chanson est donc moi, et ça peut être épuisant. Ça me met beaucoup de pression, je dois révéler des choses de moi-même pour être fidèle à la chanson, à sa vérité. Je ne peux pas faire ça tout le temps ! Il faudrait que je mène une vie de fou, ou que je sois malheureux pour que la chanson ait de la substance…
C’est là qu’entrent en scène d’autres personnages, qui peuvent être fictifs comme Jayne ou inspirés de gens que je connais. C’est un exercice d’écriture assez conceptuel. Par exemple, sur “All-Time Biggest Fans”, le dernier titre de mon deuxième EP que j’ai réenregistré pour l’album, je chante « I stand in the shop, Jayne is taking David off ». Jayne et David se connaissent car ils travaillent au même endroit. Ils ne sont alors qu’à l’arrière-plan, mais je les ai remarqués et je me dis que je pourrais désormais les mettre en avant. Dans mon esprit, ils sont passés du stade de travailler ensemble à vivre ensemble. Donc on les retrouve chez eux dans “David and Jayne”, ils vivent dans une station balnéaire. C’est comme un instantané de leur situation. A chacun d’imaginer ce qui s’est passé entre les deux chansons… et où ils en seront dans la prochaine.
Quand je dis « je » dans une chanson, ça peut en fait être David ou quelqu’un d’autre qui parle. Si j’ai épuisé mes propres sentiments, je peux me mettre dans la peau d’un personnage et imaginer ce qui pourrait lui arriver, ce qu’il pense… C’est peut-être très prétentieux ! (rires) Mais pour moi ça fonctionne, je peux même intégrer des dialogues entre les personnages. C’est une façon amusante d’écrire des chansons.

Des journalistes ou animateurs radio importants outre-Manche, comme Pete Paphides, Steve Lamacq ou Mark Radcliffe, te soutiennent. As-tu l’impression qu’il est encore des gens pour défendre la bonne musique, même si elle ne s’inscrit pas vraiment dans les grandes tendances du moment ?
Je pense, oui. Je ne dirais pas que je fais de la musique « de niche », mais elle est plutôt calme, pas agressive, elle ne s’impose pas d’elle-même et demande sans doute plus de temps pour être découverte et appréciée. Heureusement, il y aura toujours des espaces pour ça, pour des ambiances « afterhours », une expression délicate, intimiste et poétique. Il suffit de laisser la porte ouverte et des gens viendront… Ça peut prendre du temps, bien sûr, il faut être au bon endroit, en contact avec les bonnes personnes. La patience est la clé, c’est une vertu et une valeur, même si aujourd’hui on a tendance à être anxieux quand les choses ne marchent pas tout de suite. Richard Hawley me disait qu’il fallait juste faire son truc sans se préoccuper du reste. Les gens, les tendances vont et viennent, l’importance c’est de rester fidèle à ce qu’on est. Les conditions pour faire de la musique ne sont pas évidentes en ce moment en Grande-Bretagne, notamment à cause du Brexit. Mais c’est comme la nature qui s’adapte, on trouve toujours un moyen. Je pense que c’est quand même plus difficile que ça ne l’a jamais été, et j’ai l’impression qu’en France les musiciens ont plus confiance en l’avenir. Il faut souvent avoir un travail à côté même si on aimerait consacrer tout son temps à la musique. Et la hausse des coûts explique en grande partie pourquoi je préfère faire de la musique seul plutôt qu’avec un groupe. Divine Comedy m’a offert suffisamment d’argent pour que je puisse faire leur première partie avec deux musiciens (cf. première partie de l’interview) et c’est très généreux de leur part, tout le monde n’a pas cette chance. Mais je reste optimiste !


Photos : Philippe Dufour.



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