Comme nous vous l’annoncions il y a quelques jours, le festival Outsiders revient à Paris en octobre pour sa deuxième édition. Du 7 au 9, le Supersonic Records donnera dans la tête d’affiche culte avec l’Anglais Andrew Turner alias Aim, auteur avec “Cold Water Music” en 1999 d’un album jalon du trip-hop et de l’abstract hip-hop (le 8) et l’Ecossais Malcolm Middleton, moitié d’Arab Strap (le 9). La soirée la plus agitée et énergique risque bien d’être celle du 7, qui marquera le grand retour des Woodentops dans une ville qui les a toujours bien accueillis. Cette formation phare du rock indé britannique dans la deuxième moitié des années 80 se distinguait par ses rythmes effrénés, notamment sur scène où aucun producteur n’était là pour domestiquer leur son. Après la séparation du groupe (qui a fait plusieurs come-backs ponctuels à partir de 2006), leur chanteur Rolo McGinty se lança d’ailleurs franchement dans la musique de danse électronique à tendance “baléarique”. Un goût pour la pulsation et la répétition qu’on retrouve dans cette sélection de vidéos qui vont du rock’n’roll des pionniers (Bo Diddley) à l’afrobeat de Fela en passant par le funk de James Brown et Prince. Le tout commenté et raconté avec l’enthousiasme coutumier du bondissant personnage (pas évident à rendre dans la traduction, mais on a essayé !).
Suicide – Ghost Rider (live)
Je crois que c’est la première vidéo existante de Suicide, Alan Vega et Martin Rev. Ici, Alan reprend les expressions faciales des habitants défavorisés de New York, des clochards. Les visages de la colère et du désespoir. C’est très intense. Regardez ce visage s’animer… Puis Martin avec ses lunettes des années 70 qui sort ce son d’orgue, doublé et basique mais totalement rock’n’roll, sans guitare. Électronique mais humain, avec une boîte à rythmes qui joue le charleston en deux fois plus rapide ou n’importe quel autre programme de Martin, sifflant et palpitant comme un dragon implacable qui vous poursuit. Oh mec, les gens les détestaient, venaient leur jeter des trucs. Je l’ai vu.
Alan Vega est entré dans notre loge à Tokyo [les Woodentops étaient assez populaires au Japon, NDLR], nous l’avons emmené dîner avec Martin, notre maison de disques a payé l’addition, ils n’avaient aucune idée de qui étaient ces deux Américains. À partir de là, nous nous sommes souvent croisés, je voyais Alan à New York quand j’étais là-bas, nous nous rencontrions et passions du temps ensemble, à Paris aussi. J’ai fait leur son live à un moment donné. Je n’oublierai jamais d’avoir entendu “Cheree Cheree” avec mon vieil ami The Jazz Butcher [Pat Fish], avant qu’il n’utilise ce nom, et d’être tombé sous le charme. On est tout de suite allés acheter le premier album et on l’a adoré. Jamais je n’aurais pensé les rencontrer. Alan Vega et le Jazz Butcher nous ont quittés, mais tous deux m’ont fait mourir de rire. Martin est bien vivant, lui, et il a un nouveau style génial où il joue avec ses bras plutôt qu’avec ses doigts. C’est un son magnifique.
Black Sabbath – War Pigs (live)
Le premier groupe que j’ai vu. Regardez cette batterie. Il se donne à fond, c’est un vrai engagement. C’était comme ça quand je les ai vus en 1974. Le père d’un ami connaissait quelqu’un qui pouvait m’accompagner, car on n’avait le droit d’y aller qu’avec un adulte. Aujourd’hui, ce ne serait pas possible avant 16, voire 18 ans. Je crois que l’idée d’aller à l’école s’est envolée quand j’ai vu ça. J’ai rejoint un groupe à l’école, je jouais de la basse, rien à voir avec Black Sabbath, mais cette façon d’être à fond dans sa musique m’a vraiment influencé.
Soft Machine à la télé française en 1967-68
Ce que j’aime avec Internet, c’est qu’on peut redécouvrir l’histoire de la musique, voir des choses qu’on n’aurait pas pu voir à l’époque. Comme ça : Robert Wyatt, Kevin Ayers et Mike Ratledge qui tapent comme des fous, de la musique pop mutante. Je les ai entendus pour la première fois à Paris, à la fin des années 60. J’étais enfant. Un ami plus âgé que moi les aimait, alors je suis allé à la Fnac et j’ai dépensé mon argent de poche pour acheter les versions françaises de leurs deux premiers albums. Ma famille était hébergée à Levallois-Perret chez ma tante, elle travaillait pour l’Unicef. Les adultes sortaient et je restais à l’appartement pour étudier mes nouveaux albums. Quand j’avais 20 ans, j’ai déménagé à Londres et Mike Ratledge était mon voisin. Il avait un jardin que je pouvais voir par ma fenêtre, il n’y avait que de la terre, pas d’herbe, c’était comme un jardin zen, impeccablement ratissé avec une tulipe jaune au milieu. Nous avons eu l’occasion de discuter dehors et un jour, j’ai été invité à prendre le thé. À l’intérieur de cette maison, les murs étaient creux, pas de plâtre, juste la structure. On pouvait voir à travers toutes les pièces et dans chacune, des piles de partitions formaient de véritables tours, comme la skyline de New York. C’était un claviériste incroyable, un excellent partenaire des talentueux Wyatt et Ayers. Malheureusement, lui aussi est parti. Wyatt et Ayers ont tous deux fait des albums de très haut niveau et ce groupe était un élément essentiel de la scène des années 1960 à Londres et en Europe. J’ai fini par voir Soft Machine en concert, mais la musique était alors très différente, beaucoup plus jazz.
Santana – Soul Sacrifice (live à Woodstock)
Eh bien, c’est sans doute l’un des plus grands moments de l’histoire du rock’n’roll. D’abord, quelqu’un a mis du LSD dans leur verre. Tout le groupe est sous l’emprise de l’acide et fait de gros efforts pour rester soudé. Voyez comme ils s’observent, se donnent de l’espace et jouent devant environ 500 000 personnes. Michael Shrieve, le batteur, a 20 ans [c’était l’un des plus jeunes musiciens à jouer au festival de Woodstock, NDLR]. Sa joie dans ce film, si vous ne l’avez pas vu, est tellement contagieuse. D’une certaine manière, c’est le groupe de festival par excellence. Carlos est incroyable.
Terry Riley – A Rainbow in Curved Air
Quand j’étais ado, j’écoutais ça pour m’endormir. Cette musique crée simplement une ambiance, et ça dure des heures. Je l’adore toujours. Une musique de magnétophone (« tape recorder music ») vraiment intelligente, si influente pour les musiciens des années 60 jusqu’à aujourd’hui. Terry a plus de 80 ans maintenant et il continue. C’est comme des cascades musicales, comme un véritable environnement sonore. Ça rend votre maison cool.
James Brown – There Was a Time/I Got the Feelin’ (live)
Cette vidéo contient trois morceaux ; ce sont le deuxième et le troisième qui m’intéressent spécifiquement ici. Il existe une autre version du même concert sur YouTube, mais elle a été filmée par quelqu’un directement sur un écran de télé, donc la qualité est vraiment très mauvaise. C’est à Boston, juste après que Martin Luther King a été abattu. James Brown donne ce concert dans le but d’empêcher que la violence se déchaîne. Regardez comment il contrôle le groupe, comment il garde le rythme tout en jouant avec l’intensité. C’est une master class de performance scénique. Son groupe est alors devenu vraiment funky, une évolution par rapport à sa formation précédente, les Famous Flames. Bootsy Collins n’est pas encore là, cependant.
Bo Diddley – Bo Diddley (au “Ed Sullivan Show”)
Il fabriquait ses propres guitares, jouait des rythmes africains et a toujours été une influence majeure sur le rock’n’roll. Cet extrait du “Ed Sullivan Show” le montre a ses débuts. Ensuite son groupe grandit et accueille un formidable trio féminin, dont la sensationnelle seconde guitariste Norma-Jean Wofford et, avant elle, Peggy Jones. C’était une image pop tellement puissante, mais cette séquence est antérieure à cette époque. Bo, c’est basique ! Syd Barrett de Pink Floyd adorait Bo, tout comme les Rolling Stones. L’influence de Bo est immense. Je l’ai vu moi-même au Dingwalls à Londres [Bo Diddley y a joué plusieurs fois au début des années 80, NDLR], il était génial, il avait passé la majeure partie du concert assis.
Otoboke Beaver – I Checked Your Cellphone (live)
Ce groupe féminin est en train de percer hors du Japon. J’adore ce beat, c’est un peu l’équivalent du speed stacking à la batterie. Regardez la batteuse ! Elles sont incroyablement soudées et bien rodés malgré leur allure de démentes.
Fela Kuti live à Berlin
Eh bien, voici près d’une heure trente de Fela et ses musiciens à Berlin, diffusée à la télévision. J’ai vu ce groupe en concert deux fois, et par hasard, j’ai passé une heure avec Fela grâce au producteur et compositeur de musique de film français Sodi Marciszewer. A Londres, Sodi m’avait demandé d’apporter une disquette avec un son de piano adapté à la musique de Fela. Sodi et moi étions déjà amis. Fela étant un de mes héros, je me suis précipité pour l’aider, Fela était toujours en retard alors je pensais l’attendre, lui remettre la disquette et partir. Nous étions en train de tester le son quand la porte s’est ouverte et Fela est entré en riant et en disant qu’il avait décidé d’être en avance ce jour-là parce qu’il était toujours en retard ! Sodi me présente et lui dit que je leur ai apporté le bon son pour le piano. Kuti me serre la main et dit : « ah, merci beaucoup Rolo, es-tu venu de loin ? » Tellement gentil. Puis il dit : « regarde mon putain de saxophone, c’est une telle épave… » Il pose l’étui sur le bureau, ouvre le couvercle, et je vois un instrument avec plein d’élastiques qui maintenaient les valves et les volets en place. Moi, je ne joue pas de saxophone, mais j’ai travaillé avec deux saxophonistes et je connaissais l’astuce des élastiques. J’ai pu voir que certains étaient cassés. « – OK, Fela, réglons ça, j’essaierai d’en trouver au bureau ou j’irai acheter un sac de nouveaux élastiques. – Oh super, s’il te plaît. » Je n’en ai trouvé aucun au bureau et j’ai marché dans Camden High Street à la recherche d’élastiques pour Fela Kuti. Ah ah, quelle aventure ! J’en ai trouvé quelque part et j’en ai acheté un gros sac. Quand je suis revenu, Fela Kuti et moi nous sommes isolés quelque part dans le studio, juste nous deux et c’était bien, drôle. Il a un grand sens de l’humour, enfin il l’avait, moi aussi je suis pareil, alors nous avons parlé sans arrêt, nous avons aussi ri de l’histoire des élastiques nigérians qui tenaient ce saxophone depuis les années 70. Beaucoup étaient devenus durs et étaient cassés et ne servaient plus à rien, recouverts par de plus récents. « Oh, regarde celui-ci !! Hé hé, il est vieux et en sale état, mon Dieu ! » Nous les avons tous remplacés. Je lui ai demandé s’il savait qu’un des groupes de rock les plus en vue du moment, les Red Hot Chili Peppers, avait une face B intitulée “Fela’s Cock” [le morceau a figuré sur plusieurs singles du groupe sortis au début des années 90, NDLR].
« – Non ?! Qu’est-ce que ça dit ? – Ça ne dit rien ! C’est un instrumental. – Fela’s Cock ! Un instrument !! Ha Ha ha ! C’est tellement drôle, un instrument !! C’est le mien, tu sais ! » J’entends encore le rire rauque de ce mort-vivant. Quel fou rire on a eu en réparant ce saxophone ! Une très belle et grande épouse, une déesse nigériane, est arrivée avec un petit bébé. Une personne adorable elle aussi. Avant de partir je lui ai demandé de m’apprendre à plier et nouer un tissu pour garder un enfant en toute sécurité pendant des heures, juste au cas où j’en aurais un un jour, parce que j’ai toujours voulu connaître la technique. Grâce aux Kuti, je sais maintenant. Repose en paix, Black President.
Prince – Joy in Repetition (live)
Je pourrais facilement faire une sélection de 20 liens YouTube parce que je suis accro à la musique. Mais nous voici au numéro 10, le dernier. Bon sang, un autre héros malheureusement mort. Il y en a tellement, mais je dois dire que si vous avez déjà vu Prince Rogers Nelson, vous n’avez pas pu l’oublier. Je l’ai vu quelques fois. Lui a vu les Woodentops jouer dans son club 1st Avenue à Minneapolis et nous a invités à jouer à Paris au Zénith à la fin des années 80. Nous avions organisé une tournée entière pour pouvoir le faire. Puis, au dernier moment, il m’a demandé de jouer en solo. J’ai dit non. Au grand dam de mes camarades musiciens qui attendaient ça avec tellement d’impatience, je ne pensais pas que je serais suffisamment bon pour tenir une heure tout seul dans cette salle immense. The Woodentops étaient à leur apogée et je me demande s’il n’était pas un peu nerveux à ce sujet… Alors ils ont trouvé une excuse à propos de la taille de la scène, ils prétendaient qu’ils avaient mal calculé… Pourtant, on aurait tous accepté de jouer dans un putain de seau. Tant pis.
Alors, que jouer de Prince ? Il y a tellement de choix… J’aime beaucoup celle-ci, “Joy in Repetition”. Une chanson simple et magnifique, qui rappelle vocalement “Sign o’ the Times”. Un refrain doux, avec un de ces solos de guitare classiques qu’il joue différemment à chaque fois. Celui-là, on l’attend, et c’est parti. Il est dans le coup. J’adore la façon dont il regarde les autres musiciens autour de lui. C’est un de ces moments où, après son concert officiel, il débarquait quelque part et jouait pour le plaisir. C’étaient ses meilleures performances. J’ai eu la chance d’en voir quelques-unes. Prince était un musicien polyvalent comme aucun autre, guitare, clavier, voix, basse, batterie, brillant dans tous ces domaines. Il souffrait malheureusement de fortes douleurs à la hanche, alors il a pris du Fentanyl pour tenir le rythme des tournées et c’est ce qui a entraîné sa fin. Seul dans un ascenseur. Quel gâchis ! Mais bon, appréciez ce petit extrait brut et le plaisir qu’il prend avec ce solo. Il y a plein de versions, je choisis celle-ci.

