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Disques

Diabologum – #3 (réédition 2015)

Diabologum - #3 (réédition - 2015) 

1996. Sur la carte musicale, la brit pop commence à sérieusement s’épuiser, les déflagrations grunge s’éloignent deux années après la mort de Kurt Cobain. Le post rock en est à ses balbutiements et ne se nomme pas encore ainsi. La musique hexagonale digne, à l’écart des grands médias, est affaire de francs-tireurs : – un Murat encore sous influence synthétique, un Dominique A s’éloignant pour de bon des bricolages sonores des débuts, et puis Sylvain Vanot, Miossec,… -. Les formations rock d’ici gardent bien sûr le regard souvent tendu vers la Grande-Bretagne ou l’Amérique (The Married Monk, Sloy, les Thugs et quelques autres), rares échappées belles au milieu d’une production par ailleurs décourageante de vacuité. Et il y a le « #3 » des Toulousains de Diabologum, disque qui rassemble de nombreuses influences jugées à tort incompatibles par les chapelles d’ici et d’ailleurs : le hip hop éclectique des Beastie Boys ou celui plus radical du Wu-Tang Clan, le rock U.S. d’Hüsker Dü et de Sonic Youth, le shoegaze anglais, les collages sonores de Tricky ou ceux textuels de William Burroughs,… soit un ensemble parfaitement hétérogène, malaxé ici, brûlé par les mots, irradié par les lignes de guitares, dialoguant à vif. Mille beautés sourdes, sous les doigts digitaux et soniques des hommes de Diabologum. Car plus qu’une suite d’expérimentations en studio ce qui saisit près de 20 ans après sa sortie c’est la cohérence de « #3″, les titres qui se succèdent se renforçant mutuellement au fil des écoutes et constituant in fine un album furieusement incarné, un ruban de Moebius dépliant la rage de jeunes adultes, en conscience, qui refusent de s’accorder au conformisme partout à l’oeuvre (« le dégoût produit de première nécessité / le seul dont j’ai besoin quant aux problèmes de société« , sur « Il faut « ).

On tient là le plus beau disque de la décennie française avec « La Fossette » en double négatif (tant visuel que sonore, mais les 2 disques se rapprochent aussi, par leur forme singulière d’entêtement et leur sens de l’obervation) qui le précède de 4 ans, tous deux hébergés par le label Lithium. Il apparaît près de 20 ans après sa sortie d’une étonnante modernité. Et plus encore que la force abrasive de ses compositions, ce sont ses textes qui lui confèrent un statut particulier encore aujourd’hui, sonnant toujours justes, tenant à un fil et parfois comme un exercice de cut-up particulièrement périlleux. On y trouve l’évocation d’un passage à l’âge adulte et ses résolutions toujours douloureuses, comme le regard lucide porté sur un monde à la décomposition programmée, tant psychologique que sociale (« De la neige en été » comme classique instantané). Là où le propos de Michel Cloup et Arnaud Michniak (paroliers tour à tour) pourraient passer pour prétentieux, ils s’en tirent toujours en procédant à de savants retournements du sens – des mots et des images qui surgissent, car peu de disques sont aussi « imagés » que « #3 » -, changeant de focale, balançant des jeux de mots provocateurs, parfois à la limite de l’absurde. Pyromanes, garnements éclairés, Cloup et Michniak, bien loin des facilités textuelles de Fauve et de la plupart de nos contemporains, nous entraînent (aussi) dans une histoire de filiation et font référence à une époque déjà post-moderne, celle des années 70 dans laquelle ils sont nés et ont grandi. Soit les dernières années libres, ou rêvées comme telles, avant la chute des idéologies et l’individualisme forcené. Une période d’activisme politique, d’effervescence intellectuelle (la dernière ?) qui semble imprégner quelques unes des plages de « #3« . Enfants de Jean Eustache lui-même enfant de la Nouvelle Vague (« La Maman et la putain« , fantastique mise en son de l’une des plus belles scènes de cinéma qui soit), enfants de Perec (« A découvrir absolument« ) ou de Bourdieu (« Il faut« )… Une chaîne aux maillons multiples en vérité. Et qui donne aussi envie de lire, de (re)découvrir quelques penseurs ou esprits libres des années 60 ou 70.

Reprenons le fil de l’histoire. Groupe prometteur du label Lithium mais encore malhabile, le groupe perd deux de ses membres fondateurs et se reconstruit autour du noyau Cloup / Michniak après deux albums. Courant 1995, un bassiste est recruté, Richard Roman, le groupe expérimente dès lors doté pour la première fois d’une base rythmique solide sur laquelle s’appuyer, travaille vite et enregistre dans le Maine et Loire, au studio Black Box, le successeur au « Goût du jour » publié deux ans plus tôt. L’accueil public et critique est enthousiaste, ce qui vaut au groupe la une des Inrockuptibles sous le titre « une bombe incendiaire dans le rock français », quelques passages télé et une première partie de Noir Désir. « #3 » se vend à près de 20 000 exemplaires, une prouesse, avant les dissensions et le départ d’Arnaud Michniak qui fonde Programme, poursuivant à sa manière la voie la plus radicale empruntée par le groupe, avant la séparation officielle de 1998. Epuisé depuis des années, « #3 » se voit enfin réédité, augmenté d’un deuxième disque – le groupe ne cesse d’enregistrer à l’époque – regroupant une (belle) chute des sessions de l’album (« la réincarnation c’est l’avenir« ), les titres des 2 EPs publiés et plusieurs contributions à des projets collectifs. D’un « quelque chose pour l’avenir » accrocheur à un « C’est presque trop beau » à géométrie variable (et samplant Jeff Buckley au passage) ce sont là quelques trésors cachés qui s’offrent à nous. Ce deuxième disque donne aussi à voir la face la plus sombre, la plus expérimentale de Diabologum (« Autre chose« , « Tous les mots disent la même chose« , duo avec Dianel Darc extrait de la compilation « Comme un seul homme » ). Loin d’être anecdotique cette réédition nous permet de mesurer l’impact, la force de persuasion d’un groupe qui se rappelle à nous avec une urgence qui lui est propre et sur laquelle le temps n’a pas de prise. Et pour reprendre les mots de Michel Cloup « On voudrait bien faire marche arrière, un nouveau départ en quelque sorte,
 mais personne n’a rien dit  » (« De la neige en été »). 

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