Repéré par ses pairs (dont Richard Hawley et Etienne Daho qui lui ont offert d’ouvrir leurs concerts) dès ses premières chansons, James Leesley alias Studio Electrophonique aurait pu chercher à capitaliser rapidement sur ce succès naissant. Mais ce garçon qui ne vit pas de sa musique et qui aime tout contrôler a préféré prendre son temps : après un premier (gros) EP sur Violette records en 2019, il aura fallu attendre trois ans pour le second, et trois ans de plus pour le passage au long format. Ce premier album sans titre, produit à l’économie par l’expérimenté Simon Tong (The Verve, The Good, The Bad and The Queen, The Magnetic North) et sorti en septembre dernier sur le label français Valley of Eyes, confirme le talent rare du songwriter et storyteller de Sheffield. Difficile en effet de ne pas succomber à la douceur de ses chroniques intimistes, chantées comme des berceuses et mises en son avec sobriété et beaucoup de goût (guitares early Belle and Sebastian ou 3e Velvet, claviers aux sonorités empreintes de nostalgie, boîtes à rythmes vintage, le tout avec la chaleur de l’analogique). Hors du temps et tout près du cœur.
Un artiste foncièrement attachant, cultivé mais jamais prétentieux, qui nous prévient d’emblée : son activité préférée, c’est de parler de sa musique. D’où un entretien long et riche, que nous publions en deux parties. Voici la première.
Tu avais déjà sorti deux EP ou mini-albums sur le label Violette Records, en 2019 et 2022. Est-ce que le travail sur ton premier vrai album t’est apparu comme différent ? Ressentais-tu plus de pression ?
Je pense qu’il y en avait un peu plus que pour mes disques plus courts, en effet. Un EP représente un défi plus léger, tu dois généralement rassembler entre trois et six morceaux. Avec un album, il y a plus de choses à organiser, planifier, digérer… J’avais beaucoup d’idées et il fallait que je trouve une cohérence, mais c’était intéressant. J’ai aimé chaque seconde du processus. J’ai eu la chance de travailler avec des gens en qui j’avais entièrement confiance, dans tous les domaines : l’enregistrement et la production du disque, le graphisme, le label… C’était vraiment plaisant. Ma musique est si personnelle, si fragile, je ne voulais pas la mettre entre les mains des mauvaises personnes. Les gens ne pensent pas forcément à mal, mais une seule erreur et tout peut s’effondrer… Je pense que quand on est entouré des bonnes personnes, il y a des chances que la collaboration se passe bien. Si tout le monde partage la même sensibilité, la même vision, les mêmes goûts, on économise beaucoup d’énergie et on se concentre vraiment sur le résultat. Et c’est très appréciable, ça enlève beaucoup de poids de tes épaules.
Considères-tu que tu t’inscris dans une certaine tradition musicale de Sheffield ? Tu as fait les premières parties de Richard Hawley, qui a un lien très fort avec la ville. En est-il de même pour toi ?
Oui, comme lui je suis vraiment lié à Sheffield, c’est là que j’ai grandi et toute ma famille est originaire du coin. C’est dans mon sang, je ne peux pas y échapper. Et en fait je n’ai jamais essayé de fuir Sheffield, et même si j’ai assez vite voulu aller voir ailleurs, découvrir des endroits plus glamour, faire preuve d’une certaine ambition, j’ai toujours été fier de ma ville. J’ai grandi en écoutant Richard Hawley et pour moi sa musique cristallise vraiment le son de Sheffield aujourd’hui. C’est une question de contexte, aussi, car je suis trop jeune pour avoir connu en temps réel toute la scène électronique et industrielle DIY du début des années 80. Ce n’est pas ma génération donc ça n’aurait pas de sens de tenter de répliquer cette musique. Je pense en tout cas qu’il y a des attitudes et une éthique typiques de Sheffield. Le respect de certaines valeurs, la modestie… Les habitants sont peut-être plus calmes qu’à Manchester et Sheffield est parfois trop silencieuse, mais les rapports sont sains, les gens se parlent facilement entre eux, il n’y a rien de forcé. Le travail du métal, la coutellerie ont fait la richesse et la réputation de la ville à une époque, et cela se ressent encore dans le fait que les gens aiment bien passer du temps sur la fabrication d’objets, ils apprécient le travail bien fait. Que le résultat plaise ou non n’est pas très important, l’essentiel est de faire quelque chose d’authentique, d’avoir son propre univers, et je pense que c’est mon cas. Si, à Sheffield, je raconte que je suis venu à Paris pour parler de moi, les gens vont hausser les épaules en disant « Et alors ? » (sourire). Ça doit être pour ça que je fais une musique plutôt intimiste, comme une invitation ouverte lancée aux auditeurs. Ce n’est pas naturel pour moi de crier pour attirer l’attention, de tirer les gens par la manche, d’aller frapper aux portes…
Pour moi, Richard Hawley est presque « Mr Sheffield » mais je me reconnais peut-être plus dans le parcours de Jarvis Cocker. Comme lui, j’ai des idées que je veux porter à l’extérieur, je suis attiré par Paris, New York… En sortant de Sheffield, Jarvis a absorbé toutes ces expériences extérieures et en a fait quelque chose de personnel. Il a une très belle carrière, c’est un artiste légendaire… Alex Turner des Arctic Monkeys est aussi un exemple de musicien de Sheffield qui a réussi, même s’il est plus difficile à cerner. Je pense en tout cas qu’il est lui aussi fidèle à ces principes de travail et d’indépendance.
As-tu grandi dans un environnement musical ? Y a-t-il des musiciens dans ta famille ?
Etrangement, pas du tout, alors que Sheffield est une ville très musicale, comme la plupart des grandes villes en Angleterre. Mais dans le quartier où j’ai grandi, il n’y avait pas grand-chose. Et je ne viens pas d’une famille de musiciens, il n’y avait pas beaucoup de disques à la maison. La seule chose qui m’a mis sur la voie de la musique, et qui est d’ailleurs typique de Sheffield, ce sont les social clubs et les working men’s clubs. Des endroits plutôt simples qui apportaient du divertissement, on n’était pas dans l’avant-garde et des propositions artistiques très pointues, ce n’était pas non plus les concerts de musique classique des salles du centre-ville. Plutôt du showbiz un peu cheap, mais on s’habillait pour y aller et on passait un week-end de glamour dans notre ville… Quand j’étais petit, j’allais le samedi soir avec mes parents ou mes grands-parents écouter des chanteurs et chanteuses qui reprenaient le répertoire de tous ces artistes célèbres du passé, Elvis, Nina Simone, en chantant par-dessus une bande ou accompagnés par l’organiste de la salle. Avec des paillettes et des tenues à sequins, comme si on était encore dans les années 70, et tout le quartier était là… Avec le recul, je m’aperçois que c’était une expérience assez unique, et c’est ça qui m’a donné l’ambition de devenir un chanteur, un performer, un entertainer…
Car je n’ai pas eu de formation musicale. Au départ j’étais plutôt attiré par le sport, particulièrement le football. Mais avec quelques amis, je me suis passionné pour la musique. C’était pour moi comme un monde de rêve, un endroit très lointain où tu penses ne jamais pouvoir arriver. Au fond, c’est comme le football, c’est tout ou rien. J’ai commencé par étudier la musique des autres, à jouer dans des groupes, mais au bout d’un moment j’ai compris qu’il fallait que je regarde à l’intérieur de moi-même. L’histoire la plus originale que tu puisses raconter, c’est la tienne. Mes chansons ne sont pas forcément très gaies, mais sur scène j’aime bien raconter des blagues pour rompre la glace avec le public. Sans doute quelque chose que je tiens de mon grand-père, qui était quelqu’un de très drôle.
Sur scène, joues-tu le plus souvent seul, ou avec des musiciens ?
Généralement seul, ce qui est assez logique vu que j’enregistre mes chansons seul. Et puis ça revient cher d’avoir un groupe, de répéter… Donc c’est plus par nécessité : j’ai l’habitude de tout faire moi-même et c’est plus efficace comme ça. Mais là je vais tourner en Grande-Bretagne en première partie de Divine Comedy, dans des grandes salles [la tournée n’avait pas encore commencé au moment de l’interview, NDLR] et il y a suffisamment d’argent pour que je puisse payer des musiciens. J’ai donc demandé à Simon Tong, qui a produit l’album et qui a joué des parties de guitare dessus, s’il voulait m’accompagner. Il n’aime plus trop voyager dans un tourbus, ce que je peux comprendre, mais il a trouvé que les conditions étaient suffisamment bonnes et il a dit oui. C’est la personne idéale car il connaît bien ma musique. Hormis la voix et les guitares, l’autre élément mélodique essentiel de mes morceaux, c’est l’orgue qui accompagne souvent les refrains, il a un rôle significatif. J’ai demandé à une amie de Sheffield qui en joue si elle était libre. Nous serons donc trois et ce sera la première fois que j’aurai vraiment un groupe. Ça m’enlèvera de la pression et ça me permettra sans doute d’apprécier davantage le moment.
Même sur des grandes scènes, je pense qu’un trio dépouillé comme le nôtre peut occuper l’espace. Ce sera suffisant pour présenter les chansons du disque telles que je veux qu’elles soient entendues dans ce genre de salles. Je ne gagne pas d’argent, tout passe dans le cachet des musiciens. Mais quand je regarde en arrière, je me dis que les moments où j’ai joué avec un groupe étaient vraiment chouettes et je suis content de retrouver ça, surtout pour faire découvrir au public mon premier album. C’est parfait pour moi.

Quand tu as joué en première partie de ton fan Etienne Daho à l’Olympia, tu étais donc seul sur scène ?
Oui, et je n’avais dû jouer que quatre ou cinq fois jusque-là. J’étais juste en train de m’habituer à la scène… J’avais du mal à croire à ce qui se passait : je me produisais à l’Olympia, avec mon nom en néon sur le fronton ! Et Etienne Daho était si gentil, il m’a beaucoup soutenu et encouragé… Il a cette réputation et elle est justifiée. J’avais juste un petit orgue, pas de bandes derrière, pas de cordes en plus… Mais tout s’est bien passé. Le fait qu’il soit tombé sur mon disque et qu’après l’avoir écouté il ait aussitôt décidé de m’inviter, puis me retrouver à dîner avec lui, c’était si étrange, quelque chose qu’on voit dans les films… Quand tu commences à faire de la musique, tu as toujours l’espoir que ça puisse arriver. Et dans mon cas, toutes les étoiles se sont alignées : les rencontres avec Simon, les personnes des petits labels français qui ont sorti mes disques, Divine Comedy… On peut faire beaucoup d’efforts pour réussir et ça ne marche pas, alors que parfois, sans rien forcer, sans rien faire de particulier, les choses arrivent naturellement. Même s’il faut quand même travailler dur.
Est-ce que la réalité de notre pays, que tu as découverte lors de tes récents séjours, correspond à l’image que tu t’en faisais ?
Je pense que c’était mieux, en fait. Les Français m’apparaissent très assurés, pleins de connaissances et de confiance en eux. Certains n’aiment pas ça mais moi je trouve ça incroyable. Et la nourriture, le style des gens, leur façon d’être, de prendre leur temps, de ne pas courir derrière la dernière nouveauté technologique… Bon, en tout cas à Paris car je ne suis pas trop allé ailleurs. Je romantise peut-être un peu, mais il y a quand même beaucoup de vrai.
En outre, j’ai été fortement été influencé par la culture française, la musique, la littérature, le cinéma. Dans la musique concrète, qui est née en France, je retrouve quelque chose de l’esprit de Sheffield, par exemple. Je pense que la plus grande inspiration inconsciente pour mon album, c’était “L’Année dernière à Marienbad”. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai été soufflé par son esthétique et je me suis dit que c’était exactement l’univers visuel que j’essayais d’imaginer : tous ces détails, le mystère, le caractère énigmatique… Il y a des indices, mais c’est comme un puzzle. Et à l’évidence, c’est tellement français. J’ai cherché à inclure ces éléments dans ma propre histoire, à marier cet univers au style très affirmé à celui de Sheffield. Ça me semblait audacieux et très romantique. Sheffield est beaucoup plus working class mais a aussi quelque chose de poétique et romantique. Cependant, on n’y partage pas ses émotions, ses faiblesses, ou alors seulement en chansons comme le font Richard Hawley ou Tony Christie, des crooners.
J’ai aussi tiré des enseignements de deux écrivains français. Un ami m’avait passé “Airman’s Odyssey”, un recueil de trois livres d’Antoine de Saint-Exupéry qui portent sur son expérience d’aviateur [“Terre des hommes”, “Vol de nuit” et “Pilote de guerre”, NDLR]. A propos des machines, il a cette phrase : « Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher » [dans “Terre des hommes”, NDLR]. C’est exactement le principe que je mets en pratique quand je fais de la musique ou que je conçois le graphisme d’une pochette, c’est comme un mantra pour moi. Je me pose toujours la question : « Ai-je vraiment besoin de ça ? » Heureusement, je collabore avec des gens qui ont le même état d’esprit.
Il y a aussi Georges Perec. Certaines de ses expérimentations sur la langue vont un peu trop loin pour moi, mais je me reconnais beaucoup dans le regard qu’il portait sur les choses très ordinaires, comme dans “Tentative d’épuisement d’un lieu parisien”. Moi aussi, j’utilise beaucoup de détails banals dans mes chansons, qui cachent quelque chose de plus profond. Et j’aime bien l’idée de me fixer un cadre, des contraintes, comme il le faisait, c’est ludique et ça stimule la créativité.
Photos : Philippe Dufour.
