Les raisons du succès de Frank Ocean ne sont pas qu’extra-musicales, toutefois. Channel ORANGE, en effet, est bon, vraiment bon. Le chanteur, certes, joue le registre usé de la soul éternelle, se montrant pris en tenaille entre religiosité et luxure, exposant ses tourments, ou ceux de ses personnages, sur des instruments harmonieux et luxuriants, guitares, cordes et claviers, chantant d’une voix tantôt douce, tantôt hantée, parfois larmoyante. Il réinvestit un thème ancien, celui de l’amour déçu (« Thinkin Bout You », « Monks », « Bad Religion »). Cet album, cependant, n’est pas la simple et l’énième tentative de revitalisation d’un genre disparu depuis longtemps, ce n’est pas que de la nu soul creuse.

A l’image d’un rap pourtant réduit à la portion congrue (ici, Earl Sweatshirt, là, André 3000), cette soul-là est plus urbaine que jamais, Ocean nous dépeignant sa ville, la mégapole de Los Angeles, en arrière-plan de ses récits. Il nous parle massivement de drogue (« Pilot Jones », « Crack Rock », « Lost »), tout comme le rap des années 2000 et 2010, et il dresse le portrait d’une société matérialiste (« Sweet Life », « Super Rich Kids », « Lost » encore), dans les deux cas sur un mode essentiellement critique, certes. Et bien sûr, des allusions à l’homosexualité, même utilisées en léger filigrane sur trois titres (« Thinkin Bout You », « Bad Religion », « Forrest Gump »), rénovent le vieux thème de la lutte entre l’esprit et la chair.

Et puis bien sûr, il y a la musique. Au tout début, elle surprend peu. Avec le falsetto de « Thinkin Bout You », un « Sweet Life » très Stevie Wonder et un « Pilot Jones » façon Marvin Gaye, on évolue en terrain familier. Mais à mi-route, le disque prend une autre dimension, quand vient le temps d’un épique « Pyramids » de 10 minutes où Ocean établit un parallèle entre monuments antiques et boite de striptease. Il s’agit là du cœur de l’album, d’un morceau de choix qui, malgré son pathos débordant (un désœuvré se lamente que sa compagne soit contrainte de gagner sa vie en s’exhibant dans un strip club), séduit avec ses sonorités électroniques plus modernes, avec ses changements de rythmes et de tons.

Et la suite n’est pas mal non plus, c’est même un festival de grands titres, comme le très orchestré « Bad Religion », où Frank Ocean s’épanche sur ses amours perdues auprès d’un chauffeur de taxi, ou bien le délicat et déchirant « Pink Matter », où intervient l’immense André 3000. Cette fin n’est pas loin d’être irréprochable. Et si elle ne suffit pas à faire de Frank Ocean le messie ultime annoncé par les magazines les plus éloignés de la chose rap ou R&B, elle mérite qu’une toute petite signature se rajoute tardivement à l’assourdissant concert de louanges qui a accompagné la sortie de Channel ORANGE : POPnews.com.