En mettant fin à sept années de mutisme sans doute plus ou moins intentionnel, le splendide « On This Dark Street » célébrait il y a quelques mois nos retrouvailles avec Kevin Tihista, artisan racé et scandaleusement méconnu de la pop américaine. Sur ce beau disque crépusculaire, Tihista engageait sa musique sur une voie légèrement plus sombre qu’à l’accoutumée. Quelque part entre les figures tutélaires de Big Star et Harry Nilsson, le songwriter de Chicago venait discrètement rappeler son existence à cette cruelle planète pop qui n’a jusqu’ici jamais daigné lui accorder l’intérêt qu’il mérite. Ceux d’entre nous qui ont pris le temps de lui consacrer une oreille attentive le savent pourtant bien : il est l’une des plus fines plumes de sa génération, un mélodiste surdoué doublé d’un inimitable parolier (sorte d’équivalent américain à Morrissey, ou plus encore à Luke Haines).
Remis sur les rails par l’accueil critique très favorable réservé à « On This Dark Street », Tihista concrétise enfin avec « Modern Standard » un projet d’album abandonné au milieu de la décennie précédente. Les compositions rassemblées ici ne sont donc pas totalement nouvelles, mais leur écoute justifie tout à fait leur enregistrement tardif. C’est ici son versant le plus lumineux, le plus optimiste, mais aussi le plus sophistiqué que Kevin Tihista met en avant. En promenade relaxante au rythme d’un piano jazzy (« Texas Girl »), en mode soft-pop pour hit-parade rétro (« You Don’t Make Sense »), en architecte équilibriste d’une fascinante construction pop (« The City ») ou en apesanteur sous la voûte enfumée du folk-rock californien (« Just Can’t Get High Anymore »), Tihista alterne les ambiances et ajoute une nouvelle réussite majeure à une discographie déjà exemplaire.
Avec ses options instrumentales parfois un peu osées, l’album se joue avec malice des codes de la pop et du rock des années 70, premières amours auxquelles notre homme a probablement souhaité rendre hommage à sa façon. D’audacieux confrères britanniques sont d’ailleurs allés jusqu’à déceler au creux des sillons de ce disque de troublantes analogies avec les exploits guitaristiques de Brian May… Que le lecteur de POPnews se rassure, on est tout de même bien loin des dérives héroïques du virtuose chevelu de Queen. C’est plus sûrement au glam-rock flamboyant de T-Rex que les intonations seventies parfois assez prononcées de « Modern Standard » font écho. Et si nous devions lui trouver un semblable chez ses contemporains, c’est bien en direction de la collaboration entre John Grant et Midlake (sur l’immense « Queen of Denmark ») que nous devrions sans doute aller chercher.
Pour finir, un détail qui n’en est pas tout à fait un pour qui souhaiterait voir notre homme élargir un peu son audience : à l’occasion de la sortie de « Modern Standard », Kevin Tihista se présente enfin sous son seul patronyme, abandonnant l’ambigu Red Terror qu’il avait choisi de lui accoler jusqu’ici. Une décision plutôt bienvenue, ce pseudonyme – évoquant plus l’univers du death metal que l’élégante orfèvrerie dont il est coutumier – ne lui ayant pas vraiment rendu justice au cours d’une carrière passée à aligner les chefs-d’œuvres avec application et modestie. Espérons donc que le monde soit enfin prêt à accueillir à bras ouverts les chansons de ce travailleur de l’ombre, désormais prêt à avancer à découvert. Avec ce sixième album parfait, Kevin Tihista met toutes les chances de son côté.