Avec Barter 6, nous retrouvons toutes ces mutations récentes du trap rap d’Atlanta, dont Young Thug, à défaut d’être la seule cause, est la manifestation la plus complète. L’arrière-plan est toujours le même, c’est le crime, la drogue, le fric, le sexe, mais le propos est peu intelligible. Le rappeur, en effet, apporte un démenti final à ceux qui croient encore que le rap est par essence verbiage et message. S’il retient l’attention, c’est par ses changements d’intonations, par la facilité avec laquelle il passe d’un phrasé à l’autre, par ses changements de voix, tantôt plaintive, tantôt toute en murmures, tantôt plus affirmée, et par ses onomatopées. Surtout, et sur cette sortie plus que toute autre, Young Thug brouille les frontières entre rap et chant. Ce n’est plus ni l’un, ni l’autre. C’est autre chose, c’est la nouvelle et c’est l’ultime métamorphose des musiques noires.

Et c’est aujourd’hui plus manifeste encore que par le passé. Car le Thugger de Barter 6, c’est celui plus policé, plus apaisé, plus maîtrisé, de l’après-Birdman. C’est celui, que nous a déjà révélé le projet Rich Gang, fin 2014, où la fanfare synthétique habituelle était mise en sourdine. L’homme d’Atlanta semble avoir mis au placard le rappeur trap surexcité et frénétique de 2013, le hurleur fou et hystérique de 1017 Thug et de Black Portland. Sa face expérimentale, bizarre et allumée est toujours là, mais elle est sous contrôle, comme si Young Thug cherchait à mettre de l’ordre dans sa musique, à présent que le succès semble à portée de main et que la presse musicale se penche sur son cas avec curiosité.

La maturité, on le sait, est la pire ennemie de la musique. Mais Young Thug s’en accommode plutôt bien. Certes, Barter 6 n’est pas le choc qu’a été le très dense 1017 Thug, en 2013, et ça ne le sera sans doute jamais plus. Cette nouvelle sortie se rapproche plutôt de celles du rappeur en 2014, comme Black Portland, The Tour, Part 1 et Young Thugga Mane La Flare, sa mixtape commune avec Gucci Mane : moins riche, moins éclatante, mais parcourue de fulgurances saisissantes. L’excellent « Check », produit par London the Track, est l’une d’elles, en même temps qu’une nouvelle démonstration de la souplesse et de la versatilité du phrasé du rappeur. « Dome », avec MPA Duke, où les deux interprètes jouent d’une sorte de crescendo, en est une autre. Et « Just Might Be », un très beau finale habité.

Sans être aussi forts, quelques autres titres méritent une mention, comme ce « With That » où il reste quelques unes des interjections allumées du Young Thug zinzin, la longue divagation de ce « Can’t Tell », où les prestations de T.I. et de Lil Boosie ne volent pas la vedette à notre rappeur, et le mélodique « Numbers ». Et s’il y a des passages plus dispensables, comme ce passable et mollasson « Amazing », qui obligent à relativiser les critiques les plus enthousiastes et élogieuses, venues de gens séduits par le Young Thug moins farouche d’aujourd’hui, ou d’autres qui prennent tout simplement le train en marche, ces titres n’enlèvent rien à la pertinence du rappeur, et à son statut d’homme phare de la décennie rap 2010.