Loading...
Disques

Nick Cave and The Bad Seeds – Skeleton Tree

Nick Cave and The Bad Seeds - Skeleton Tree

Disque de deuil, éprouvant et cathartique, « Skeleton Tree » marque le retour de Nick Cave un an après le drame qui l’a touché. Inégal, le disque comporte aussi quelques moments de grâce. 

« Skeleton tree ». Arbre mort, arbre squelettique dont on sait qu’il ne pourra pousser que par miracle et que, pourtant, jour après jour, dans une forme de rituel déjouant à coup sûr la raison, l’on ne peut s’empêcher d’arroser, accompagnant peut-être cette offrande à un temps inutilement vécu de paroles que l’on sait promises à l’oubli. Arbre de vie on ne peut plus fragile, aux ombres tortueuses contrastant avec la constellation de reflets qu’un proche paysage fixe entre ses branches noueuses.

L’arbre et la mer, cette étendue horizontale que l’on contemple, accroché, comme une promesse d’un lendemain meilleur, alors que la catastrophe se fait encore proche et que ses répliques s’enfoncent, puissantes, autant dans les corps que dans les esprits.

Le dernier plan du « Sacrifice », ultime plan de la filmographie d’Andreï Tarkovski, annonce bien une renaissance : l’enfant mutique prononce ses premiers mots, en réponse au sacrifice à la fois déraisonnable et résolu de son père, Alexandre, qui, se condamnant même, est allé au-delà du rêve et de l’espoir, pour sauver son jeune fils mutique et le monde entier avec lui d’une destruction qui semblait pourtant inéluctable, et qui avait même déjà eu lieu. Réversibilité du temps que seule la foi ou la folie peuvent permettre. Enfin apaisée, la vie peut alors enfin reprendre ses droits, sans que le passé en soit oublié ni altéré, dans un lent travelling vertical, comme un appel à ce qui, au-delà du mal, ne peut jamais défaire les gestes et les sentiments humains.

Au commencement était le verbe. Le langage comme seul arme au plus profond du désespoir, au seuil même de la folie, qu’il faudra à sa manière traverser, pour peut-être revenir au monde. Le drame vécu par Nick Cave et les siens est à front renversé de la fable racontée par Tarkovski : dans la vie réelle l’enfant meurt, chutant d’une falaise au bord de l’océan, et son père lui survit, inconsolable. Et nul doute que le chanteur australien aurait, s’il l’avait pu, comme le héros tarkovskien, pris la place de son fils Arthur, pour le ramener à la vie. Il est hélas condamné à la survie, et nul doute que le manque et la culpabilité l’habiteront longtemps.

 

« Push the Sky Away » publié en 2013 marquait, après des années plus laborieuses, un nouveau sommet dans la discographie cavienne pourtant déjà considérable, disque en majesté que l’on n’attendait plus, puissamment narratif et inspiré. Qu’attendre dès lors de Skeleton tree alors que le drame de l’existence a touché de plein fouet l’un des songwriters les plus profonds de son temps, au milieu de son enregistrement, condamnant du même coup le chanteur à remiser toute forme de mise en scène, et l’obligeant du même coup à une mise à nu radicale, pour simplement continuer à vivre ? Les premières minutes de « Skeleton Tree » donnent d’emblée une réponse à ceux qui en auraient douté : « Jesus Alone » s’ouvre avec ces premiers mots adressés au fils défunt : You fell from the sky, crash landed in a field. Climat tendu à l’extrême, flux instrumental, oeuvre du fidèle Waren Ellis, avant que ne résonne sur quelques notes de piano cette phrase particulièrement émouvante dans sa simplicité : With my voice, I’m calling you. Témoigner, chercher des réponses dans l’après : les textes de « Skeleton Tree » convoquent bien des images, baignées souvent d’interrogations philosophiques, de foi désenchantée. Ils deviennent même proprement vertigineux lorsque parfois on ne sait plus si leur auteur s’adresse à lui-même, à son fils défunt, ou à son auditeur qui lui fait face, littéralement. 

Poignant, le disque l’est sur la plupart de ses titres, même si la tension dramatique et le pathos qu’il génère, nous laissent parfois au seuil, nous spectateurs étrangers au drame vécu restitué ici qui, par trop intime, ne nous appartient pas. Sentiment de malaise partagé par ceux et celles qui auront assisté à la projection de « One more time with feeling » d’Andrew Dominik, film qui suivit la génèse du disque, esthétisant le désespoir de ses protagonistes (le chanteur et sa femme Suzy en premier lieu), sans ligne directrice, distance, ou idée de cinéma. Et c’est à la fois la grande force et la limite de « Skeleton Tree », disque éprouvant et cathartique, loin du souffle épique de certaines plages de « Push the sky away ». Il semble tournoyer sur lui-même, jusqu’à l’épuisement, à l’image de la voix de Nick Cave, parfois clouée au sol et méconnaissable dans son accablement. Et si « Anthrocene » se présente à nous comme une chevauchée narrative de haute volée. l’australien finit par nous arracher des larmes sur des titres à la facture plus classique, « Girl in Amber » et la chanson-titre surtout, qui clôture le disque, comme une note d’espoir, une touche de lumière au milieu d’un champ de ruine ;  comme pour dire qu’en dépit du deuil et du malheur la vie vaut la peine de suivre son cours, même heurté ou difficile. Et l’on finit par se dire que le courage de Nick Cave, dans l’exercice de son art, est infini. 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *