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Concerts

La mise en bière (momentanée ?) du spectacle vivant : récit d’annulation et de stratégies de concerts obliques

Thurston Moore & Mats Gustafsson, samedi 21 mars @ Fasching, Stockholm : annulé…

Le prince charmant éternel du noise rock devenu crapaud sous sa longue mèche devait duetter avec le suédois Mats Gustafsson à Fasching, le club de jazz historique de Stockholm. C’est sans doute un peu parti, un peu naze, qu’on aurait affronté les déluges soniques de Thurston et Mats (la dernière fois, c’était en 2012, souvenons-nous). Guitares stridentes, sax en totale liberté, électronique frondeuse et surtout une bonne dose de pure énergie, violente, dionysiaque, salvatrice en ces temps de repli sur soi forcé. Si on ne s’intéresse guère plus aux disques de la bande à Sonic Youth, en revanche, on considère comme totalement nécessaire d’assister aux réunions scéniques de cette internationale du bruit. On se souvient avec beaucoup d’émotion d’un concert quasi impromptu (et surtout gratuit !) de Mats Gustafsson au bar de Strand, lorsque le programmateur Conny Charles Lindström avait le bon goût et la folie de proposer ce genre de trucs (combien de concerts, à perte !, de Nisennenmondai ???). Un instant free furieux devant une poignée d’habitués, de curieux et de pauvres types qui traînaient par là en afterwork… Ce sont ces moments impossibles à rendre sur disque et sur vidéo qui rendent l’expérience du concert tellement indispensable. Bon… Patientons.

En attendant, certains ont trouvé d’autres voies. Le pianiste Igor Levit propose depuis plusieurs jours des « concerts à la maison ». Des safe concerts permettant aux addicts de la salle de survivre. Un dispositif simple : tous les soirs, vers 19h, un piano, un appareil photo-caméra ou un téléphone permet de connecter artistes et spectateurs via le live de son compte Twitter. La connexion n’est pas merveilleuse mais c’est justement là que ça devient intéressant. On bascule dans un univers de glitches, de saturations, de niveaux d’intensité variables qui rappelle une certaine esthétique des punks viennois de la bande Mego-Touch, piratant les logiciels de l’Irrcam. On retrouve des sons presque “fennesziens”, des coulées inattendues, des bavures, des sonorités aqueuses ou diffuses, un peu d’imprévu dans une gestion du son maîtrisée par l’interprète. Le classique basculant dans le contemporain à la “Mahler Remixed” de Christian Fennesz.

Dans le geste, on retrouve aussi toute l’urgence du mouvement lo-fi. Jouer, enregistrer, diffuser, partager. Coûte que coûte. En ce sens, dans les concerts de Levit, on retrouve la trace de l’esprit des cassettes de Daniel Johnston, des concerts téléphonés diffusés à la radio avec les comparses de Yo La Tengo, les enregistrements pléthoriques tous supports de John Darnielle des Mountain Goats, bruits de magnéto inclus. Ou les concerts débordants, crossover, melting pot, de la bande antifolk des années 2000, dans lesquels, de New York à Berlin, en passant par la plaque tournante parisienne, l’envie de jouer, de se rencontrer et d’expérimenter était déterminante. Nos étagères se remplissaient alors de CD-R gravés dans l’urgence, avec des pochettes en carton, photocopiées, quelquefois attachées au scotch gaffer, des fanzines plus ou moins bien photocopiés, des vinyles tirés à quelques centaines d’exemplaires. Pas pour la collectionnite ou le retour sur profit quasi direct (à la Boomkat) mais parce que cela devait sortir.

On se souvient avoir guetté avec impatience les moindres CD-R d’André Herman Düne (c’est toujours le cas…70, à la louche, chez nous), autant pour ses chansons que pour les quelques notes griffonnées au dos car c’était ce qu’on lisait de mieux en littérature contemporaine. Ou d’avoir couru les salles de concert de France, clubs, bars, rades, squats jusqu’à plusieurs fois par semaine pour suivre les concerts d’Herman Düne, toujours prompt à trouver un talentueux nouveau troubadour bohème alcoolico-vegan, comme première partie, sinon pour lui laisser la place de tête d’affiche, et découvrir leurs nouvelles chansons. Toujours de nouvelles chansons. Des interprétations nouvelles. JAMAIS le même concert.

On retrouve ça dans le geste d’Igor Levit, avec des programmes improvisés, toujours différents, suivant son inspiration du moment. Il est resté dans des terres assez classiques pour l’instant (mais je n’en jurerai pas pour la suite de la part de quelqu’un d’aussi curieux que lui, qui cite Nina Simone et joue Bill Evans) : samedi 14 mars, la chaconne de la “Partita pour violon n°2” de Bach, adapté au piano par Brahms pour main gauche uniquement ou dimanche 15 mars, la sonate Appassionata de Beethoven, complètement punk, furieuse, avec tapés de pieds tellement violents qu’ils font bouger le pied de la caméra forçant, sans doute, c’est ce que l’on pense du moins, un copain présent à venir vérifier la stabilité de la diffusion (on voit le reflet dans le piano). C’est urgent. C’est nécessaire. Il quitte le piano comme un prince, aussi beau que Nick Cave camé.

J’ai eu la chance d’entendre Levit en salle quelques semaines auparavant pour la même sonate et pourtant, c’est cette Appassionata en mode rock lo-fi qui m’a le plus touché, affalé sur le canapé avec mes deux bambins fiévreux sous le bras.

It’s better to burn out than to fade away.

C’est tous les soirs, ici, aussi longtemps que nécessaire.

Igor Levit @ Konserthuset

Avec l’aide de Johanna co-viDée de ses moyens.

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