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Michel Cloup Duo / Pascal Bouaziz : « Deux voix, ça me semblait le minimum pour porter ce texte »

Cela fait très longtemps que l’on connaît le Toulousain Michel Cloup. On a pu le suivre au sein de Diabologum dans les années 90, comme leader d’Expérience dans les années 2000, puis au sein de Michel Cloup Duo depuis le début des années 2010. Épaulé par le batteur Julien Rufié, il a sorti le quatrième album de Michel Cloup Duo l’année dernière, “Danser danser danser sur les ruines”. Il a ensuite travaillé à un projet de lecture-concert visant à adapter, pour la scène, le livre “A la ligne” de Joseph Ponthus, où ce dernier, dans une forme de prose poétique, nous raconte son expérience d’ouvrier intérimaire dans les conserveries de poissons et les abattoirs de la région de Lorient. Pour ce projet, Michel Cloup Duo était, au départ,  accompagné de Miossec. Finalement, celui-ci a quitté l’aventure pour des raisons personnelles, comme on dit. Il a alors été remplacé au pied levé par Pascal Bouaziz (Mendelson, Bruit Noir), ami de longue date de Michel Cloup, qui a pris le travail en route. Au début du mois de mars, quelques jours avant le début du confinement que nous venons de connaître, à l’issue d’une semaine de résidence pour préparer leur concert à La Carène à Brest, nous avons retrouvé les trois musiciens peu de temps avant qu’ils montent sur la scène de la salle brestoise. Ils nous ont raconté en détail ce projet.

Vous allez adapter, pour la scène, le livre “A la ligne” de Joseph Ponthus, pour une sorte de lecture-concert. Comment est née cette idée de lecture-concert ? Et pourquoi ce livre en particulier ?
Michel Cloup : Au départ, c’était une carte blanche de mon tourneur qui s’appelle La Station Service et qui produit aussi des spectacles, notamment la lecture-concert de Béatrice Dalle, Virginie Despentes et Zëro autour de Pasolini. Donc, ils m’ont gentiment proposé une carte blanche avec la possibilité d’adapter un livre. J’étais très content de cette idée. J’ai eu envie de travailler sur un livre d’un auteur français d’aujourd’hui. J’en ai lu tout un tas, et un ami m’a conseillé “A la ligne” car il pensait que ça me plairait. Donc, j’ai lu ce livre et, effectivement, je l’ai adoré. En plus, hormis les correspondances dans la forme d’écriture, assez simple, quelque chose de très autobiographique, d’assez personnel, ça vient aussi de ce que ça raconte du monde du travail d’aujourd’hui, une expérience actuelle dans ce monde-là, à l’usine. Le bouquin m’a plu parce que ça partait dans plein de directions différentes dans le récit, dans le ton et dans l’humeur. J’ai trouvé ça très beau, très riche. Qui plus est, le livre est écrit dans une forme hyper particulière, avec juste des retours à la ligne, sans ponctuation, quelque chose comme de la prose poétique. Quand je cherchais un livre, j’en lisais, mais pas de la façon habituelle : je me demandais comment ça pouvait passer à l’oral, et celui-ci passait très bien. Il y a une idée que j’aime beaucoup dans le livre, que je trouve assez belle, c’est ce rapport à la musique. Cela justifiait d’autant plus l’idée d’adapter le livre en musique. Plusieurs fois, revient dans le livre l’idée qu’au travail, la musique fait du bien aux gens, leur permet de sortir de la cadence du travail, il y a des mélodies qui restent dans la tête. Je trouvais intéressante l’idée de partir de quelque chose de parlé pour aller vers de la mélodie et faire un peu des chansons. On sort ainsi du cadre de lecture pure. C’est vraiment un projet hybride, tant dans sa manière d’aborder le texte et les voix que musicalement. Le livre lui-même oscille entre deux pôles : il y a des humeurs très marquées, des moments très noirs et violents sur le travail aux abattoirs, aux bulots, puis des moments beaucoup plus doux, un peu comiques même.

Pourquoi était-ce nécessaire de faire ça à trois, et pas seulement en tant que Michel Cloup Duo ?
J’avais envie d’une deuxième voix et c’était bien de collaborer avec quelqu’un. Tout seul, c’était trop répétitif. Deux voix distinctes, ça me semblait le minimum pour porter ce texte et lui donner davantage de relief. Puis, j’aimais bien l’idée que ce livre, c’est une voix mais ça peut être plein de voix différentes. Avec Miossec, on a commencé à travailler sur le texte, on a découpé pas mal, on a travaillé sur de la musique. Enfin, on a avancé sur le projet. Quand il s’en est retiré, Pascal est arrivé pour reprendre le projet là où il en était, et on a terminé ensemble la mise en place de l’ensemble. Il y avait des parties musicales qui étaient déjà écrites, qu’on avait travaillées avec Julien, certains trucs avec Miossec, et on a fusionné tout ça. On a réinventé plein de choses aussi, on a dû retravailler avec une nouvelle personne.

Vous avez rencontré l’auteur Joseph Ponthus ? Il intervient dans la création du spectacle ?
Oui, il intervient. Déjà, je voulais le rencontrer pour qu’il nous parle de son livre. Ça m’a donné plein d’idées, cette idée de rythme dans le livre, par exemple. Le rythme de la machine, le fait d’essayer d’aller contre ce rythme, je trouvais ça intéressant. Il nous a dit tout un tas de choses, il nous a parlé de l’usine… Puis il y avait aussi l’envie de rencontrer la personne. Il était très content qu’il y ait ce projet-là parce qu’il connaissait mon travail, il connaissait le travail de Miossec, il connaît aussi le travail de Pascal. Il était très content qu’il y ait des gens comme ça qui s’emparent du bouquin. On a eu une carte blanche totale pour la découpe du texte, on n’a rien réécrit. On n’a pas changé les mots, on a juste pioché des bouts et on a pas mal reconstruit par moments quand même. Parfois on ne touche pas trop aux passages, parfois on pioche des phrases et on fait des morceaux qui collent à des moments du livre. La chronologie du livre est respectée, c’est-à-dire le début avec l’entrée à l’usine, puis la sortie de l’abattoir à la fin, et la bascule entre la première partie où il travaille dans les usines de poissons et la deuxième dans l’abattoir. On a gardé la trame principale, c’est-à-dire le travail et certains retours à la maison. Des choses plus intimes, plus personnelles. En respectant les bouts de texte qu’on prenait selon les parties, on a reconstruit un déroulé, qui ne rentre pas autant dans les détails que le livre parce que ce n’était pas possible. L’idée étant d’amener de la musicalité, il y a beaucoup de texte mais on ne pouvait pas tout garder, il fallait faire des choix assez drastiques. Donc, on a essayé de garder ce qu’on pense être l’essentiel du livre.

Dans le livre, il y a aussi une certaine dimension politique, son positionnement du côté de la classe ouvrière. Vous avez été sensibles à ça également ?
Tout à fait.  Au départ, lui est très touché par cette classe ouvrière. Il y a quelque chose d’assez beau, presque naïf. A d’autres moments, ce n’est pas si simple, c’est difficile pour tout le monde. C’est ce que j’ai aimé dans le livre, il y a une richesse et une complexité. Ce n’est pas juste un gars qui arrive dans une usine et trouve absolument merveilleux le rapport avec ses collègues de travail. Il y a vraiment un parcours humain à travers l’humeur, à travers le travail. Ça va très loin dans plein de directions, et notamment, par moments, dans une certaine violence. C’est honnête, ça parle même parfois de politique mais ça reste honnête. Ça ne dit pas forcément des choses très gentilles. Ça reste quelque chose d’humain.

A un moment dans le livre, il parle de Thierry Metz. Vous avez déjà lu cet écrivain ? Et d’autres écrivains ouvriers ? Vous êtes intéressés par ce genre de littérature ?
Joseph m’a offert “Le Journal d’un manœuvre” (livre de Thierry Metz de 1990, ndlr) la première fois que je l’ai rencontré. Je l’ai lu et ça m’a beaucoup plu. C’est très différent dans l’écriture. Là, on est vraiment dans la poésie. Un rapport à la poésie très simple, une écriture très simple mais c’est vraiment poétique. C’est un complément intéressant du bouquin de Joseph. Ça ne parle pas du tout du même travail, ça ne parle pas de la même manière.  Il y a aussi un autre livre qu’on m’a offert. Il s’appelle “La Scierie”, l’auteur est anonyme. C’est un récit de travail dans une scierie. Mais je ne l’ai pas encore lu et je ne sais pas de quand ça date (le livre date de 1975, ndlr).

Quels sont vos goûts en littérature en général ?
C’est large, il y a beaucoup de choses. Pour être honnête, je ne lis pas des tonnes d’auteurs français. Récemment, je me suis remis à lire des auteurs que j’avais un peu délaissés parce que je lisais autre chose. Je suis revenu aux fondamentaux. Un écrivain comme Raymond Carver, que j’aime beaucoup. J’ai relu des bouquins de Brautigan. Je suis plutôt du côté de la littérature américaine parce que, souvent, dans la forme, ça me touche plus. Mais après, je pourrai remplir des cahiers et des cahiers remplis de noms d’auteurs.

Jullien Rufié : Ce que je lis, je ne sais pas si on peut appeler ça de la littérature. Je lis énormément de science-fiction, de polars, de romans policiers, de romans noirs. Je ne lis pas de littérature avec un grand L, en tout cas, ce qu’en France on peut des fois entendre appeler la Littérature.

Michel Cloup : Mais pour moi, Philip K. Dick, c’est de la littérature !

Julien Rufié : Ces genres littéraires dont je viens de parler sont un peu considérés comme des sous-genres. Ce n’est pas mon avis évidemment, c’est ce que je lis. Je ne vais jamais vers des livres comme “A la ligne” de moi-même. Ce sont toujours des livres qui me parviennent par des recommandations de proches. Ce sont toujours d’excellentes surprises mais on peut dire que ça n’arrive pas assez souvent. Pour moi, “A la ligne”, Michel en a parlé mais ce sont un peu les mêmes sensations. Et j’ai été vraiment touché par le profond respect du livre à l’égard des gens avec qui l’auteur a travaillé. Ça va au-delà de l’aspect politique, il est du côté des ouvriers mais ce n’est pas bêtement revendicatif. Il est toujours dans une nuance qui est belle. Mais c’est vrai que, pour en revenir à la question, ce que je lis, ce vers quoi je vais, c’est ce genre de livres. En fait, j’y vais au hasard, je ne suis pas du tout un aficionado de tel ou tel auteur. C’est un peu toujours pareil, beaucoup de bouche-à-oreille, ce genre de choses.

Pascal Bouaziz : Je lis beaucoup de choses. Moi, “A la ligne”, ça m’a fait penser à Henri Calet et à des romanciers des années 20-30, à Louis Calaferte aussi, des gens qui ont fait le voyage inverse de Joseph Ponthus, qui se sont extraits d’un milieu très pauvre et très difficile et qui sont arrivés à le raconter en en étant sortis. Lui fait le voyage inverse. C’est un intellectuel. Je crois aussi que c’est pour ça que le bouquin est aussi touchant, c’est que ça pourrait être nous. Il se retrouve, par le hasard de la vie, à mettre ses livres dans un placard. Il travaille à l’usine et, de ce travail, il finit par en faire une description presque anatomique. La violence de ce genre de travail sur la vie, le corps des gens, le mental des gens, leur emploi du temps, leur perte des repères entre le jour et la nuit, la perte de l’appétit, la perte de tout. C’est ça qui est très fort.

Vous écoutez quoi actuellement ?
Michel Cloup : Je me suis remis à écouter du rap, ou plutôt un genre de musique un peu électronique, un peu rap. J’avais un peu laissé tomber ça ces dix dernières années, j’étais revenu sur du rock ou des musiques plus acoustiques. Récemment, j’ai écouté un groupe super bien qui s’appelle Clipping, un groupe de hip-hop américain très expérimental. Je me suis aussi mis à aimer secrètement Kanye West.

Pourquoi secrètement ?
Au départ, je n’étais pas très attiré par ça et c’est le genre de personnages qui m’insupportent. J’ai toujours besoin d’un peu apprécier les gens pour apprécier leur travail, c’est une connerie mais je suis comme ça. Lui m’insupportait vraiment mais j’ai entendu des choses que je trouve plutôt pas mal. Et ce que j’écoute en ce moment, c’est plutôt dans ce registre-là.

Pascal Bouaziz : C’est sûr que les mecs qui font des choses vraiment importantes, valides, ou qui ne sont pas dans la répétition actuellement, c’est dans le hip-hop. Kendrick Lamar, l’album qui s’appelle “DAMN.”, pour moi, c’est éblouissant. Même du point de vue des textes, de la manière de placer son texte, de la manière de produire, c’est écrasant tellement c’est puissant et maîtrisé. Sinon, j’ai une grosse période Laurie Anderson en ce moment. Mais on n’est pas si loin que ça de ce qu’on fait là, parce que le texte, la voix, le souci du récit, des histoires…

Michel Cloup : Le dernier album de Kim Gordon est très bien aussi. J’ai beaucoup aimé ce mélange, d’aller par moments vers la musique électronique un peu mainstream tout en injectant pas mal de poison, avec des moments beaucoup plus expérimentaux sur le disque. Je trouve que l’album se tient, que c’est vraiment très bien.

Pascal Bouaziz : Il y a un autre mec, un comique que je trouve vraiment génial et qui s’appelle Lil Dicky, “petite bite” en anglais. Il a fait une chanson qui s’intitule “Pillow Talking” et qui, pour moi, est le chef-d’œuvre des dix dernières années. Il a repoussé les limites du récit dans le rap : de quoi on peut parler dans un texte de chanson, comment on peut le faire, comment on fait rentrer un autre personnage dans une chanson, comment il passe du style direct au style indirect. C’est une révolution, ce morceau. Il dure onze ou douze minutes. C’est vraiment incroyable. C’est drôle, c’est fin, c’est hyper américain.  Il parle des créationnistes, des végétariens, des fusées, de l’armée… Il met tout le monde en dix minutes dans sa chanson. Et, à un moment, il y a bien sûr Dieu qui arrive, il y a les dinosaures, les loups… Puis, il appelle son cerveau à la rescousse, son cerveau entre en scène et il se met à dialoguer avec son propre cerveau. Son cerveau parle à la fille. Il y a un trio entre lui, son cerveau et la fille. Je ne sais pas ce qu’il a pris pour  faire un truc pareil ! Et la production est magnifique, le son est magnifique. Des dix dernières années, pour moi, il y a ce morceau et tout le reste est un peu à la traîne, à part Kendrick Lamar et Kanye West.

Justement, vous êtes d’accord avec ce que beaucoup de gens disent, que le fait que la vraie créativité, la vraie inventivité, ça se trouve plus dans le rap que dans le rock aujourd’hui ?
Michel Cloup : En France, ce n’est pas le cas, par exemple… Ce que je trouve impressionnant avec ces gens-là, Kendrick Lamar, Kanye West, etc., c’est qu’ils arrivent à faire passer dans le mainstream des choses incongrues, c’est vraiment ce qui m’intéresse. Après, dans le rock plus underground, il y a toujours des bonnes choses. Il y a de jeunes groupes actuels que j’aime beaucoup comme les Anglais de Black Midi. Ils font une espèce de musique-mixeur où ils mettent King Crimson, Fugazi, Can et encore plein d’autres choses dépareillées, sans aucun complexe. Ce sont des jeunes qui arrivent à faire des choses super intéressantes. Simplement, c’est beaucoup plus underground. Après, il y a plein de groupes de rock pour lesquels, quand je les entends, je comprends que ça puisse exciter des gens qui ont dix ou quinze ans de moins que moi mais, pour ma part, j’ai l’impression de les avoir déjà entendus parce que je suis plus vieux, il y a des choses qui m’attrapent moins. De la même manière, il y a des groupes que j’aimais à vingt ans et, quand je les réécoute aujourd’hui, je me rends compte que je garde un attachement affectif pour ces groupes-là mais que ce n’était pas forcément des groupes essentiels.

Pascal Bouaziz : Justement, quand tu dis « tout le monde dit que c’est dans le rap que ça se passe », on se retrouve à avoir les dix albums des dix dernières années qui ne sont que des albums de r’n’b. C’est aussi un mode de pensée qui fait que les gens ne vont plus chercher ailleurs que là où tout le monde dit que c’est bien. On se retrouve à avoir des trucs vraiment pas terribles juste parce que plus personne ne va chercher ailleurs. Alors, il faut trouver, même en cinquième position, un artiste vraiment pas terrible parce qu’il n’y en a pas quinze des Kendrick Lamar. Il y a Tyler, The Creator, Kanye West, Kendrick Lamar…

Michel Cloup : Frank Ocean !

Pascal Bouaziz : Déjà là, pour moi, on rame un peu (rires).

Pour revenir au concert de ce soir, vous avez déjà eu envie d’adapter d’autres textes en musique par le passé ?
Michel Cloup : J’ai déjà travaillé avec un auteur français qui s’appelle Charles Robinson. Sur son invitation, j’ai mis en musique un de ses textes, dans un mode performance où on a performé à deux. L’idée était de travailler à deux sur son texte, moi à la guitare et lui qui utilisait des effets sur sa voix. Ça avait été une des premières expériences. Ensuite, avec Julien, on a fait des expériences théâtrales où on ne travaillait pas forcément autour d’un texte, on travaillait juste sur la musique mais le texte nous intéressait.

Pascal Bouaziz : J’ai adapté un texte d’Olivia Rosenthal que j’aimais beaucoup et qui s’appelait “On n’est pas là pour disparaître”. J’ai également partagé une scène avec Emmanuelle Richard pour une sorte de lecture-concert où on mélangeait ses textes et des chansons. Le travail avec Olivia Rosenthal était très expérimental mais j’avais beaucoup aimé. J’avais travaillé seul son texte puis on avait fait une performance.

Pour “A la ligne”, vous avez vu rapidement comment mettre ça en musique ?
Michel Cloup : Oui, c’est venu hyper facilement parce qu’il y avait vraiment une proximité avec mon propre travail dans le texte, dans la manière d’écrire. Et puis, si on avait dû bosser sur un bouquin qu’on n’appréciait pas, ça aurait été difficile. Là, il y a eu une vraie facilité.

Pascal Bouaziz : Il y a une proximité évidente entre les univers de Joseph Ponthus et de Michel. Ça vient très facilement, ce n’est pas une écriture qui vise à être compliquée. Dans son écriture, il est très simple, direct et chantant. C’est très flagrant à la lecture, ça chante tout de suite. Il a une manière d’écrire qui est très musicale.

Michel Cloup : C’est quelqu’un qui écoute beaucoup de musique, pour qui c’est très important. Dans le livre, il y a quelques références rock mais c’est surtout de la chanson française. Mais il écoute plein de choses.  C’est quelqu’un qui a une grosse culture musicale et qui est vraiment un fan de musique. C’est ce qui est intéressant, les ponts qu’il peut y avoir. Parfois, tu croises des musiciens qui sont juste dans la musique. Je pense que nous, on a aussi des goûts assez ouverts, sur le cinéma, par exemple. Je sais que le cinéma m’influence presque plus dans mon écriture que les livres. Avec Joseph, c’est un peu ça aussi. C’est un auteur qui est passionné de musique. Je pense que la musique, à la fois l’écriture et l’émotion musicale, l’influence énormément dans son écriture.

A l’instant, tu as dit que le cinéma t’influençait. Qui ou quel cinéma t’influence ?
C’est comme les livres, c’est tellement vaste. Ça va des films d’horreur des années 70 au cinéma expérimental. Ça passe par des grands du cinéma. Ces dernières années, j’ai adoré Bong Joon-ho, le cinéaste qui a réalisé “Parasite” ». J’aime beaucoup ce film, mais aussi ses premiers, “Memories of Murder”, “The Host”… Pour moi, c’est un des grands du cinéma actuellement parce qu’il est multigenre, très fort à la fois dans l’écriture, le scénario, et la réalisation. A la base, “The Host” est un film fantastique, un peu d’horreur, qui vire au conte social. En même temps, c’est un film comique. C’est quelqu’un qui mélange subtilement les genres et j’adore ça. Il y a aussi le réalisateur français Frank Beauvais et son film “Ne croyez surtout pas que je hurle” qui est sorti en salles à l’automne et qui est très beau. C’est un récit, ça parle d’enfermement et de dépression. C’est quelqu’un qui reste enfermé seul dans une maison et qui regarde le monde de l’extérieur via Internet, et aussi via le cinéma. Il passe sa vie à regarder des films. Le film est un montage de courts plans tirés de films qu’il a vu pendant cette période. Il y a un rapport entre ce que raconte le narrateur et les images qui est vraiment très fin. Le texte est absolument superbe et le film est très réussi au niveau du montage. C’est le genre d’idées qui peut faire peur, mais ça tient vraiment la route.

Pascal Bouaziz : Il y a une série de films qui m’avait beaucoup marqué, c’était les films Medvedkine, des documentaires des années 70 sur les usines à Sochaux. Ça m’avait tellement marqué que j’avais fait un morceau de Bruit Noir qui s’en souvenait. Dans le morceau, je dis « On n’a pas idée de ce que c’est que de travailler à l’usine / On n’a pas idée de ce que c’est que de travailler à l’abattoir ». Pour moi, c’est un beau destin d’être invité sur le projet parce que là, on est sur quelqu’un qui a une idée de ce que c’est. C’est comme si Medvedkine m’avait lancé sur la chanson, et la chanson me relance sur le projet.

Musicalement, sur scène, ça va donner quoi, ce projet ?
Michel Cloup : Comme je l’ai dit, ça part dans des directions très tranchées et très différentes. Il y a des choses rock, des choses douces, des chansons, presque des passages pop.

Pascal Bouaziz : On peut imaginer que ça suive le récit de manière assez proche : le jour à l’usine et la nuit chez lui, ou la nuit à l’usine et le jour chez lui. Donc, il y a des parties très violentes et oppressantes et des parties très apaisées sur sa vie quotidienne et comment sa vie quotidienne en pâtit. Il y a une sortie de dualité tout le long du spectacle. Sinon, au niveau musical, c’est du Michel Cloup Duo avec un peu de Pascal sur le côté.

Cette création musicale autour du livre va-t-elle donner naissance à un disque également ?
Michel Cloup : On va voir. Là, ce n’est que le début…

Pascal Bouaziz : Moi, je trouve que ce serait vraiment un très beau disque !

Michel Cloup : L’auteur intervient dans le concert, il y a plusieurs enregistrements de sa voix. Il y a aussi ses anciens collègues des abattoirs qui interviennent. On les a rencontrés quand on était à Lorient, on leur a demandé de lire du texte avec lequel on a fait un montage sonore. Pour moi, c’était important qu’il y ait l’auteur avec sa manière de dire le texte, avec sa voix qui est assez imposante, assez particulière. Pour les ouvriers, on ne savait absolument pas si on garderait ces enregistrements mais c’était important, dans le processus, de rencontrer ces gens, de discuter avec eux.

Pascal Bouaziz : Pour l’auteur, ça a dû être un moment particulièrement émouvant parce qu’il y a une partie où ses anciens collègues lisent son texte. Il y a une sorte de chaîne de transmission de l’information, de ce qui se passe réellement, qui est assez belle aussi. Il part en première ligne et il témoigne pour ces gens-là qu’il a rencontrés. Avec notre spectacle, j’ai l’impression que notre mission est de continuer à témoigner, de porter cette voix-là, de ne pas la trahir et de le faire de la manière la plus honnête possible. Le but n’est pas de faire les malins avec le texte ni avec la vie de ces gens, mais de la servir. De manière générale, tout ce qui se passe dans les abattoirs est très secret, c’est très occulté. La violence sur les animaux évidemment, mais aussi sur les êtres humains qui sont confrontés à la violence que l’on fait subir aux animaux, c’est quelque chose dont on ne doit pas parler. Tu achètes ton jambon, sur l’emballage il y a un joli paysage avec des fleurs et le cochon qui vole presque au-dessus du champ tellement il est heureux (rire général). Tu achètes du bonheur quand tu achètes ton jambon mais derrière, ce n’est pas du tout ça.

Michel et Julien, il y a aussi une question que je voulais vous poser à propos de votre participation récente au tribute à Mark E. Smith et à The Fall, “The Fall – A French Tribute”. A POPnews, on a beaucoup aimé votre adaptation de « Variations Autour D’Un Classique (The Classical) ». Comment êtes-vous arrivés sur le projet, et que pouvez-vous nous dire sur ce morceau en particulier ?
Michel Cloup : C’est le label qui faisait cette compilation qui nous a proposé de faire un titre. Ça a mariné un moment parce j’avais envie de faire quelque chose mais je ne savais pas par quel bout prendre les choses. Surtout, je ne voulais pas faire du Mark E. Smith, ça ne m’intéressait pas de reprendre un morceau. L’idée était plutôt de reprendre ce thème et l’idée d’un texte qui est un peu fou, on ne comprend pas toujours très bien ce que raconte le mec. J’ai essayé d’écrire un peu une suite de ce morceau-là, comme si, tous les dix ans, pour ce morceau-là, quelqu’un devait prendre la relève et écrire la suite à partir du même thème. L’enregistrement a été très rock’n’roll. Dans notre local de répétition, on a enregistré des boucles de batterie. J’ai récupéré ça dans l’ordinateur, j’ai mis des trucs de guitare, j’ai fait des prises de voix… On voulait garder l’esprit de The Fall qui était un groupe assez débridé, assez bordélique. Ça ne m’intéressait pas de reprendre le morceau en anglais, et puis de toute façon j’en étais incapable, ça aurait été pathétique. Aujourd’hui, je suis plus intéressé par le fait de faire des reprises d’artistes anglo-saxons en les réadaptant en français. On avait fait ça pour Jason Molina aussi. J’avais fait ça il y a très longtemps avec Expérience pour “I See a Darkness” (chanson de Bonnie “Prince” Billy, ndlr).  Pour “The Revolution Will Not Be Televised” (de Gil Scott-Heron, ndlr), j’avais adapté le texte en français en changeant des références pour essayer de coller à l’époque contemporaine. C’est vrai qu’aujourd’hui, je suis plus intéressé par cette idée-là plutôt que de faire une reprise en anglais avec mon accent de merde. Je trouvais ça plus intéressant pour The Fall. Il aurait sans doute détesté le truc mais, de toute façon, il détestait la terre entière. Ça aurait été un compliment (rires).

Les derniers albums de Michel Cloup Duo et de Bruit Noir sont sortis tous les deux il y a un an environ. Quel regard portez-vous sur ces albums aujourd’hui ?
Je ne porte aucun regard, je pense au prochain surtout. Je ne reviens pas trop en arrière. Le seul regard que je pourrais avoir sur un disque sorti il y a un an, c’est « qu’est-ce qu’on va pouvoir faire d’autre, de différent ? ». Je n’ai pas le temps de rentrer dans ces trucs-là. Ça veut dire que tu écoutes ta musique et… Déjà, on écoute beaucoup notre musique quand on est en train de l’écrire, de l’enregistrer, etc. Si, en plus, je dois réécouter les disques d’avant, là ce n’est pas possible. Mais toi Pascal, tu as peut-être une autre vision des choses ?

Pascal Bouaziz : Non, ta réponse était bien. Mais, de toute façon, ce n’est pas fini pour nous parce que, que ce soit Michel Cloup Duo ou Bruit Noir, on continue à tourner avec cet album. C’est toujours vivant.

Quelques heures après cette interview, les trois musiciens sont donc montés sur la scène de La Carène pour nous proposer leur lecture-concert du livre “A la ligne”. Ils devaient ensuite partir en tournée. Cette tournée a bien sûr été interrompue mais elle devrait reprendre en septembre. Leur prestation à La Carène ce soir-là a duré environ une heure. Un concert vraiment électrique, sombre et oppressant, assez fidèle à l’univers de Michel Cloup mais en plus torturé. Le chant (et non la lecture car c’était vraiment chanté et non lu, avec notamment certaines phrases répétées à plusieurs reprises pour bien insister ) s’est partagé entre Michel Cloup et Pascal Bouaziz . Une description détaillée du travail en usine, des tâches effectuées et des douleurs ressenties, qui a pris encore plus de force ainsi énoncée sur scène. Tout cela a accentué l’aspect aliénant et déshumanisant du travail tel que décrit dans le livre. A un moment dans son livre, Joseph Ponthus parle de purgatoire. Michel Cloup Duo et Pascal Bouaziz en ont offert une parfaite incarnation musicale.

Photo du groupe : La Carène.
Photos individuelles : Nicolas Cléren.

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