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Disques

Dominique A – Vie étrange

Quelle vie étrange… Enregistrées pendant et juste après le confinement de printemps, les nouvelles chansons de Dominique A nous arrivent alors que nous sommes plongés dans celui d’automne. La situation idéale, somme toute, pour goûter à leurs sonorités étouffées, flottantes, calfeutrées. On imagine la balade quotidienne d’une heure dans un rayon d’un kilomètre autour de la maison de Trentemoult – les quais, le port de plaisance, les bars et restaurants fermés, le centre nautique –, avec chez l’auteur de “L’Horizon” et de “L’Océan” des envies empêchées de larguer les amarres, puis le retour à la tiède quiétude du home studio, une poignée d’accords vient sous les doigts, un rythme de machine est lancé. Ecrasés sous le poids des jours, quelques mots coulent comme le jus d’un agrume qu’on presse. Quand ils essaient de raconter une histoire, celle-ci ne va pas plus loin que l’habitacle d’une voiture (“A la même place”, sur une pulsation de clubbing en chambre) ou l’espace domestique (“Quand je rentre”). Impression d’une vie qui tourne en boucle et au ralenti. Rarement un disque n’avait reflété de façon aussi fidèle ses conditions de fabrication et l’état d’esprit de son auteur, qui est fatalement aussi un peu – beaucoup – le nôtre.

Dominique A ne veut pas parler de nouvel album au sens strict du terme, même si “Vie étrange”, fait intégralement à la maison, existe en tant que tel – un disque qui, simplement, sourd ? Disons que l’idée de départ n’était pas d’ajouter un volume à sa déjà riche discographie, ce qui implique généralement d’attendre d’avoir une dizaine de titres, de chercher des musiciens, de s’enfermer en studio, et une fois le résultat commercialisé, d’aller le défendre sur les scènes de France. Cet album, sans doute le plus court de sa carrière (34 minutes et 25 secondes), relève plutôt de l’assemblage cumulatif : il y a eu d’abord “L’Eclaircie”, puis quelques semaines plus tard un EP digital et très synthétique, “Le Silence ou tout comme” ; s’y sont enfin ajoutés cinq autres morceaux de la même eau ou d’une facture plus acoustique (“Wagons de porcelaine”, “Sols d’automne”), nés, eux, du déconfinement.

L’ensemble est pourtant homogène, pour les raisons évoquées plus haut : unité thématique (l’attente, le passage du temps, la solitude, l’immobilité…) et instrumentation limitée au strict nécessaire. Ce qui au premier contact pouvait passer pour une collection d’esquisses, de « petites formes », s’avère au fil des écoutes former un tout cohérent et abouti. Il serait tentant de le rapprocher d’œuvres passées, “La Fossette” bien sûr, le diptyque “La Musique”/“La Matière”, ou l’album précédent, “La Fragilité” (et surtout son addendum “Une voix file à travers ciel”). Mais “Vie étrange” tient tout seul et, de par son côté « carnet de bord » (rien à voir heureusement avec un « journal de confinement »), devrait garder une place à part dans l’œuvre anéenne. Les circonstances auront finalement eu du bon, empêchant l’auteur-compositeur-interprète de tomber dans la possible routine du savoir-faire, l’obligeant à se renouveler – pas forcément une obsession chez lui, mais une nécessité ou du moins une envie après trente ans de carrière. Un changement qui passe notamment par la voix, parfois à la limite du murmure exsangue, retrouvant ici les aigus des débuts, inventant là une nouvelle forme de parlé-chanté.

Un double hommage est au cœur de “Vie étrange”, sur lequel on ne s’attardera pas trop car il a déjà été beaucoup évoqué. Avec pour seul texte « Quelle vie étrange, plus de mots bleus, no more », le fantomatique morceau titre invoque évidemment Christophe, dont la disparition en avril dernier nous a laissés encore plus seuls et démunis. Christophe dont Dominique A reprenait le risqué “Chiqué chiqué” sur son deuxième album, bien avant que l’auteur d’“Aline” ne devienne la référence ultime des branchés. L’ouverture “Papiers froissés” (« C’est un de nos petits plaisirs, une façon de se défroisser »), magnifiquement placide, rappelle aussi son univers, son goût pour l’aventure synthétique, son vibrato à la limite de la rupture.

L’autre grand disparu, c’est bien sûr Philippe Pascal, présent à travers une interprétation sur le fil de “L’Eclaircie” de Marc Seberg. Jouée simplement voix-guitare, la chanson est ici débarrassée de la production datée d’origine : ne reste plus qu’une mélodie vocale éblouissante et un texte qui veut croire en des lendemains meilleurs, quitte à attendre le jour d’après, voire « des milliers d’années ». Parallèlement, Dominique Ané (il signe ses livres de son nom complet) consacre à l’ancien leader de Marquis de Sade mort en septembre 2019 un récit bref, honnête et bouleversant, “Fleurs plantées par Philippe” (éd. Médiapop). Il y retrace ses rendez-vous – souvent manqués – avec le chanteur rennais, terminant en mars 2020 par l’enregistrement de “L’Eclaircie”, « un chant d’espoir exhortant à la patience ». En attendant cette éclaircie, Dominique A et ses fantômes bienveillants nous rendront ces mois gris foncé un peu plus supportables.

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