Loading...
Disques

Jim O’Rourke – Too Compliment

Deux faces d’une même œuvre au synthétiseur modulaire ? Extrait sonore remis sur l’établi d’une œuvre titanesque ? Esquisse sur un nouveau jouet ? Peu importe, ces deux fragments sont des mondes en soi d’un improvisateur/compositeur de génie qui semble intarissable.

Les labels malins ont, semble-t-il, redécouvert le filon Jim O’Rourke, qui multiplie les sorties physiques ces temps-ci. Peut-être aussi que Jim O’ a envie de faire essaimer ici ou là des compositions issus de sa Steamroom, véritable personnage incubateur lynchien. Peu importe, ne boudons pas notre plaisir. Après l’ensemble pour cordes et voix, c’est le retour du synthétiseur modulaire, customisé par un des maîtres en la matière, Rob Hordijk. Voilà des préliminaires qui pourraient raidir l’écoute. il n’en est rien.

Deux faces, deux compositions (?), deux propositions, deux essais partant, semble-t-il, des même données. Difficile de savoir : le titre (et son possible jeu de mot sur « two » ) nous laisse volontairement dans l’ambiguïté.

Les deux pistes en tout cas, prennent la même forme : une concentration aiguë, tendue d’événements divers, puis un relâchement plus ou moins progressif, avec ou sans heurts. Avec pour final une sorte de virgule inversée à la Nike, à voir plutôt comme un geste ample de pinceau japonais. Encore une fois, cette musique nous évoque des éléments primordiaux, agités et malaxés dans un chaos ordonné puis une évasion dans une distorsion du temps et de la matière sonore. Big-bang et inflation ? Accélérateur de particules ? Qu’est-ce qui peut bien agiter la machine à produire O’Rourke ?

Piste 1 :

L’entrée en matière(s) est violente : des coups de tablas numériques, des potentiomètres qu’on imagine tournés dans tous les sens puis des scintillements, des glissando en lutte par moments avec les éléments percussifs.

On glisse vers des sonorités plus aqueuses (vers  6mn), avant le retour des sons de tablas numériques vite enrayés pour laisser la place à des zébrures gazeuses horizontales. La stéréo est fort bien mise à profit, déréglant l’observation de ce que l’on pourrait penser comme un monde, du moins un champ. On observe et écoute une érosion progressive du titre (vers 13 mn). Il s’agit quasi d’une dilution, d’un lavage d’aquarelles.

Puis vers 16 mn des percussions claires (marimba numérique ?) closent élégamment, et assez abruptement, le voyage.

En somme, les événements chaotiques et agités du début ont cédé la place à des effets latéraux puis verticaux qui peuvent rappeler les musique d’église. Le spectre s’élargit alors, une stase s’installe, légèrement perturbée, disons remuée, par l’intervention finale assez organique, du moins ressemblant le plus à une production musicale humaine disons traditionnelle.

Piste 2 :

La piste 2 suit le même chemin apparent. Retours de coups de tablas numériques pour une java d’effets de craquements et de miroitements cristallins à la R2D2.

Vers 3 mn, des aplats d’orgues lumineux clarifient l’atmosphère surchauffée après la baston. D’autres tubes, d’apparentes cornemuses (on pense au travail de David Watson notamment avec Tony Buck sur “Ask the Axes” sont remplacées par ce qui pourrait être des cordes (résurgences du dernier Jim O’ ?). C’est un lent ballet stéréophonique aussi lancinant et fascinant que “Les Fleurs de Shanghai” d’Hou Hsiao-hsien. Vers 17 mn, un réveil de cordes pourrait faire penser à la masse immobile et pourtant mouvante, respirante du “For Samuel Beckett” de Morton Feldman. Sans doute pas un hasard.

« Un poète ne fait guère que développer un dessein préétabli ; dessein qu’il ne faut pas entendre comme un concept intellectuel, mais comme forme ou appel de forme ».

Jean Rousset reprenant et poursuivant la pensée de Claudel sur son travail dans Forme et Signification. Essais sur les structures littéraire de Corneille à Claudel.

Nul doute que cette grille de lecture peut s’appliquer aux récentes productions de Jim O’Rourke. “Too Compliment” fait partie du même monde que ”To Magnetize Money and Catch a Roving Tiger”, sous forme d’une possibilité double, plus courte. Elle ressemble en cela à “Shutting Down Here” sans le côté somme hagiographique. On est toujours soufflé par l’incroyable musicalité qui découle de ce type de production, et de la nécessaire maîtrise des instruments de production avant tout propices à l’improvisation et la recherche. O’Rourke, en bon maître zen continue humblement (le titre !) sa quête et son apprentissage, ouvert à l’inconnu et l’imprévu. Et c’est passionnant.

« Et repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde ».

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, « La Prisonnière »

Avec l’aide de Johanna D, sans cesse remerciée, toujours complimentée.

Sortie numérique 28 avril 2021 et physique chez DDS le 18 juin 2021.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *