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Interviews

L’histoire de “La Fossette” par Thierry Jourdain et Pierre Lemarchand

C’est l’histoire d’un pays qui, à quelques exceptions près (Manset, Bashung ou Jean-Louis Murat), n’était que morne plaine et qu’un disque éveilla. 1991 et des poussières. Le jeune Dominique Ané, tout juste âgé de 23 ans, publiait “La Fossette”, ovni et disque inoubliable pour ceux qui le rencontrèrent alors, sur les ondes de France Inter ou ailleurs. Un geste singulier, unique à plus d’un titre, enregistré maison, traçant déjà cette voie mélancolique et tendue à la fois qu’emprunte son auteur depuis maintenant une trentaine d’années. Trente ans, une éternité en soi, qui ne peut que nous donner le vertige. Si le temps passe, le pouvoir d’attraction du premier disque de Dominique A est toujours intact, par sa nudité, sa grâce que trois titres au moins portent à un haut degré d’incandescence : “Va-t-en”, “Sous la neige” et bien entendu ce “Courage des oiseaux” rendu classique par les multiples versions que le Nantais d’adoption interpréta sur scène tout au long de sa carrière.

Fourmillant d’anecdotes, autopsiant avec une rare acuité ce disque en forme de manifeste sentimental, le livre de Pierre Lemarchand et Thierry Jourdain, publié dans la si belle collection DIscogonie aux éditions Densité, s’avère aussi précieux qu’indispensable. Pour POPnews, les deux auteurs rouennais reviennent par le détail sur l’histoire du premier chef-d’œuvre de Dominique A, qui ouvrit rapidement la voie à quelques francs-tireurs au début des années 90 (Katerine et Miossec notamment ) et changea à jamais le visage de la chanson d’ici, enfin digne d’être écoutée amoureusement.

Presque trente ans après sa sortie, “La Fossette” occupe une place singulière, unique à plus d’un titre, dans le paysage musical français. Comment pourrions-nous la définir ? 
Thierry – Ce disque a, au-delà de ses qualités artistiques sur le fond et sur la forme, valeur de précurseur dans le paysage musical français du début des années 1990, celui du do it yourself. Grace à la démocratisation des moyens d’enregistrement offert par le 4-pistes puis le 8-pistes à cassettes, les artistes peuvent alors commencer à s’enregistrer eux-mêmes et chez eux. Cela a changé la donne pour toujours et montré la voix à de nombreux autres artistes, même si cela Dominique A ne l’avait pas réfléchi et encore moins envisagé. Il était dans le faire avant tout, il devait se libérer de ce qu’il avait au fond de lui à travers la musique et il n’a pas intellectualisé ni anticipé la démarche et les moyens qui allaient être les siens, hormis le fait qu’il ne voulait surtout pas rentrer en studio, il fallait que ça reste brut, presque intentionnellement bancal et fragile.
Pierre – Et cette démarche « domestique » a pour ambassadrice une voix qui s’efface, confie plus qu’elle ne clame, ainsi qu’une musique rétive, ce qui tranche avec le rock qui se fait en France alors – toutes guitares dehors, voix incandescentes, romantisme et engagement, à l’instar de Noir Désir par exemple. Dominique, c’est tout le contraire. Le propos ne se prend pas trop au sérieux, la maladresse et la fragilité sont assumées, c’est une musique « à hauteur d’homme ». Désengagée, désincarnée. La beauté s’y niche dans les failles, dans les creux (de fossettes ?), elle nous tombe dessus par accident. 

“Tout le temps », l’un des extraits d' »Un disque sourd », prélude confidentiel à « La Fossette »

Pourrions-nous dire que “La Fossette” est un album de synthèse, entre ses influences rock anglo-saxonnes et la chanson française ?
Thierry – Je ne sais pas si c’est une synthèse, en tout cas c’est très certainement un constat. ”La Fossette” est un véritable ovni sur le fond comme sur la forme à l’époque. Selon moi, s’il faut y voir une synthèse, c’est celle d’une musique ou d’une approche musicale très anglo-saxonne et d’une importance au texte propre à la chanson française. Dominique a pu dire qu’il n’y a pas de « dress code » en chanson, quand on aime une chanson peut importe si c’est du post-punk, de la new wave ou de la chanson française tant que vous êtes touché. Adolescent puis jeune adulte, il écoute et aime ainsi aussi bien Joy Division, Young Marble Giants, Suicide que Barbara, Brel ou Taxi Girl et “La Fossette” en a sûrement été la résultante.
Pierre – “La Fossette”, c’est de la new wave chantée en français et réalisée avec les moyens du bords, à l’instar des disques de Daniel Johnston… Plutôt qu’une synthèse entre chanson française et rock anglo-saxon, je dirais plutôt que c’est une synthèse entre la new wave et le lo-fi américain, chantée en français. Avec le choix, pour les textes, d’une distance, d’une absurdité, qui puise peut-être dans la chanson française, mais alors dans celle d’Higelin et Fontaine plus que Brassens et Ferré !

Nous découvrons dans le livre que Dominique A, qui passa quelques mois à l’École des Beaux Arts, fréquente encore au début des années 90 des amis étudiants dans cette même école. Ce milieu a eu une vraie influence sur certains aspects de son disque. Lesquels ?
Thierry – Pour cela, il faut lire le livre ! (rire) Dominique fréquente effectivement, à une époque, le cercle des étudiants des Beaux-Arts de Nantes. Ce milieu intellectuel et artistique influe beaucoup sur lui et notamment par le biais d’un enseignant américain, Joachim Pfeufer, qui y dispense des cours et lui apprend à s’annexer des concepts et des théories en privilégiant l’immédiateté et la simplicité. C’est à l’occasion d’une performance un soir à l’école des Beaux-arts qu’il créé par exemple “Mes lapins” uniquement pour faire rire ses camarades, et la chanson se retrouve ensuite, presque malgré lui – là il faut vraiment lire le livre pour savoir pourquoi (rire) –, sur “La Fossette”.
Pierre – Oui, il y a “Mes lapins”, qui est influencé directement par l’obsession de Pfeufer pour les léporidés. À l’époque, Dominique fréquente les étudiants des Beaux-Arts mais n’en est pas un lui même ; il est dedans et dehors – dans et hors du monde, c’est une période « floue » –, ce qui permet aussi cette distance qui rend la musique de “La Fossette” étrange, flottante, incertaine. Des Beaux-Arts, Dominique prend au moins deux autres choses que l’influence directe de Pfeufer : l’expérimentation et la performance. “La Fossette” est, à certains endroits, expérimental : la voix presque inaudible derrière les guitares, des bruits concrets parsemés ici et là, tels ceux de l’eau ou d’une cuillère, des chansons sans refrains, certaines très courtes et une autre beaucoup plus longue… Et puis la performance : on n’a pas affaire à un album dans le sens traditionnel du terme ici, mais à une musique « en train de se faire », qui sait accueillir l’ici et maintenant. Le solo de “Va-t-en” en est une illustration magnifique. Une seule prise, et la beauté rageuse sort du cadre.

Vous avez pour votre livre choisi des entrées thématiques, en ne respectant pas le cahier des charges habituel des ouvrages de la collection Discogonie et la chronologie des titres. Pourquoi ce choix ?
Thierry – Le chapitrage en thématiques dans la deuxième partie du livre s’est imposé de lui-même. Nous étions avant tout au service du disque et de la parole de Dominique, et quand Pierre et moi sommes revenus avec plusieurs heures d’interviews de Dominique, il est clairement apparu que la meilleure manière de parler de “La Fossette” serait thématique et non pas, comme habituellement au sein de la collection Discogonie, chanson par chanson. Nous n’en remercierons, Pierre et moi, jamais assez Hugues Massello, directeur des éditions Densité, qui après discussions a fini par accepter cela.

Même si l’on a pu parler d’une école « minimaliste » française, ou d’une identité attachée au label Lithium (qui par ailleurs publia les disques de Diablogum, Jérôme Minière ou Mendelson), on a l’impression que “La Fossette” n’a pas à proprement parler de descendance. Qu’en pensez-vous ?
Pierre – Non, en effet… Le fait qu’il n’y ait pas de descendance découle peut-être des évolutions technologiques. C’est devenu ensuite beaucoup plus aisé, plus accessible, d’enregistrer soi-même ses chansons. Cette démarche d’un arte povera autarcique, d’un bricolage solitaire, ne pourrait plus résulter alors que d’une esthétique ; pour Dominique, ça a été dicté par la nécessité… Spontanément, je vois une descendance dans, par exemple, l’album “Persona” de Bertrand Belin. Un album assez minimal, une démarche expérimentale, une langue qui est questionnée en même temps qu’elle est chantée, une grande force mélodique mais qui se planque, avance presque à reculons…. Et puis Mathieu Boogaerts peut être aussi, dans la manière de chanter presque à contre-coeur, de chuchoter, confier, marmonner, comme pour soi-même, en solitaire, mais pas chanter, et – aussi – le refus de trop de sérieux…
Thierry – Il n’y a effectivement pas selon moi non plus de descendance directe mais malgré tout je dirais qu’il y a des filiation sûrement plus ou moins conscientes. Dominique a sacrément ouvert la voix et démontré qu’en France, on pouvait comme en Angleterre tout faire soi-même et que ce soit de qualité, que ça tienne artistiquement la route. En décomplexant une partie de la génération suivante de musiciens, il a engendré malgré lui tout un nombre de vocations et de carrières que l’on ne mesure même pas.

Vous avez tous deux un rapport différent à Dominique A, puisque Pierre l’a découvert au moment de la publication de son premier disque alors que Thierry l’a vraiment découvert sur le tard. Or, “La Fossette” semble être le disque d’une époque. Comment l’aborder aujourd’hui, peut-être pour des jeunes gens qui auraient l’âge de son auteur au moment de son enregistrement ?
Thierry – J’en reviendrai à ma première réponse… Dans un monde où il faut « performer », s’illustrer sans cesse, « profiter » de la vie (quelle horreur), c’est un disque qui refuse d’aller main dans la main avec le monde comme il va et reconnaît en chacun une capacité à dire, à faire, à créer, un disque humble. Un disque qui offre l’exemple d’une posture en retrait du monde. Oui, « à hauteur d’homme ». Aujourd’hui, chacun peut enregistrer une chanson chez lui et la poster sur les réseaux. Il y a trente ans, c’était un rêve, pour Dominique, de « faire » un disque. C’est comme cela que l’on peut aussi l’aborder ce disque : un rêve qui se réalise, une ode à l’opiniâtreté en même temps qu’au refus d’un héroïsme à tout crin.
Pierre – Je ne sais pas trop, c’est un disque intemporel, en dehors des modes. Au-delà du contexte technique de sa réalisation, je pense que le fond artistique, paroles et musique, peut ainsi s’aborder de la même manière qu’il y a trente ans, avec sa sensibilité et son cœur. Pas besoin de grande connaissance technique ou d’érudit, il suffit juste de mettre le disque. Sa fragilité, son sentiment d’étouffement, ses émotions exacerbées, son caractère asexué qui quelque part rompt avec tout sentiment de masculinité toxique, parlent forcément toujours à des jeunes gens qui auraient l’âge de Dominique à l’époque où il l’a enregistré.

Merci infiniment aux deux auteurs de « La Fossette » pour cette interview. Lors de sa rédaction, nous avons appris la disparition de Joachim Pfeufer, enseignant aux Beaux-Arts de Nantes et ex-compagnon de route de Robert Filliou du temps du mouvement Fluxus, évoqué dans l’article. Une pensée pour ses proches et sa famille.

« La Fossette », à retrouver sur le site des éditions Densité

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