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Disques

Nick Cave and the Bad Seeds – Ghosteen

Nick Cave and The Bad Seeds - Ghosteen

Pour Nick Cave rien ne sera plus comme avant. La disparition tragique à l’été 2015 de l’un de ses deux fils, Arthur, drame personnel s’il en est, ne cessera désormais de hanter ses jours autant que son existence musicale. Comme l’écrivait Philippe Forest, dont l’oeuvre littéraire est entièrement habitée par l’impossible deuil de sa fille de quatre ans, « tous les souvenirs enfin s’effacent. Et puis restent les rêves » (« Sarinagara », éditions Gallimard, 2004). Les mots, les histoires et les récits imaginaires comme derniers remparts face à l’indicible douleur, cette douleur qu’il faut tenter, avec ses armes, faibles, insuffisantes, de décrire, de combattre, pour trouver une forme de paix, un tant soit peu, et autant que possible.

Continuer à créer encore, sans se soustraire à la souffrance qui s’abat jour après jour, car cela est impossible, et pouvoir donner un visage aux abymes, pour simplement se ménager une place au monde. Le nouvel album de Nick Cave, « Ghosteen », est cela, et bien d’autres choses encore : l’une des œuvres musicales les plus bouleversantes que l’un de nos contemporains, à force de travail, au bord de l’exténuation, a réussi à créer de ses mains. Comme l’expriment Philippe Forest et quelques autres, condamnés à traverser leur temps en étant porteurs de la disparition d’un enfant, l’expérience limite qu’elle représente conduit à s’approcher d’impossibles rivages : là où résiste encore la figure de l’enfant qui a cessé, pour l’éternité, de grandir, une image captive, comme celle de Peter Pan, que la mémoire et l’oubli jamais ne sauront défaire. 

 

Avec sa pochette ressemblant à une couverture de livre d’Heroic Fantasy, « Ghosteen » nous indique un chemin : seules les images et les visions surnaturelles (et le disque en contient beaucoup) permettent de rejoindre le monde de ceux qui ne sont plus, celui des fantômes. Album cathartique aux allures d’une tragédie grecque, « Ghosteen » nous prend dans ses filets pour ne plus nous lâcher : brisant les formats habituels, avec ses deux parties dissymétriques (les Enfants, les Parents), il s’écoute sur la durée, d’un bloc, et brûle de mille intensités, à l’image du magma en fusion mis en image dans la vidéo qui l’accompagne sur les plateformes numériques. D’une certaine manière, pour Nick Cave et Warren Ellis, plus que jamais son (unique) complice en matière d’espace sonore, le rock n’est plus. Remontant aux racines de sa propre musique (comme il avait pu le faire, sur un autre registre, dans « Good Son »), l’australien a construit une sorte de voyage dont on ne revient pas, porté d’abord par sa voix – tantôt majestueuse, tantôt au bord de la rupture, jusqu’à une défiguration finale (« Hollywood ») -, accompagnée d’un piano, de nappes synthétiques particulièrement enveloppantes, des choeurs célestes. Rien, non, rien ne sera plus poignant que ce « I’m waiting for you » adressé au fils disparu, rien n’apparaîtra plus prégnant que ce « Sun Forest » en apesanteur. Soul, blues, gospel, ces musiques de l’âme précédante le rock, dont les échos semblent ici se prolonger sans fin, dans ces climats vaporeux, hypnotiques. « A spiral of children climbs up to the sun. And on each golden rung, a spiral of children climbs up to the sun ». 

Parfois l’on se surprend à faire le lien avec quelques disques majeurs que le Nick Cave alors adolescent a pu connaître : la deuxième face et les atmosphères du « Low » de Bowie façonnées par Brian Eno, ou le « Rock Bottom » de Robert Wyatt, dans lequel l’ex-batteur de Soft Machine transfigurait lui aussi une expérience d’un deuil, par la voix et les visions, celui de son corps meurtri désormais cloué dans un fauteuil. 

 

Loin de faire référence aux seuls récits du passé, le dix-septième album de l’Australien est aussi d’une brûlante actualité. A l’aune de désastres écologiques et humains majeurs (cette ère de l’Anthropocène dans laquelle nous sommes sans doute entrés, et qu’évoquent ces jours-ci Pâcome Thiellement et Sarah Hatchuel à propos de la série « The Leftovers » dans un essai éclairant), il rappelle l’état de notre monde par un constat désespéré mais lucide. Loin de la mélancolie dansante du début des années 2010 (« Congratulations » de MGMT, « The Suburbs » d’Arcade Fire), la décennie se referme sous de noirs auspices. Pourtant, il serait injuste de considérer « Ghosteen » comme une œuvre du repli sur soi et de la seule résilience personnelle. Son sous-texte est aussi celui, quelle que soit sa forme, d’une action, d’une quête vers la lumière, comme l’y invite finalement « Hollywood », dernier titre d’une beauté inouïe, qui ne peut qu’arrracher des larmes. Se découpant lui aussi en deux parties, il est comme ce vers quoi a convergé tout le disque. La souffrance humaine se fait récit mythique, embrasse l’individu comme le collectif, et seul son récit en conscience (la citation du Buddha) permet d’accéder à une paix intérieure, même relative. « Everybody’s losing someone. It’s a long way to find peace of mind. And I’m just waiting now, for my time to come. And I’m just waiting now, for peace to come, for peace to come »

Si l’on a pu écrire en 2013 que « Push the sky away »  était un chef-d’oeuvre, dans une œuvre déjà immense (en d’autres temps « Tender Prey » ou « Good Son » l’étaient déjà), alors « Ghosteen » en vaut mille. L’histoire n’est pas refermée.

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