Car la démarche de Bigg Jus, on le constate à nouveau avec ce Machines That Make Civilization Fun, est plus radicale que celle d’El-P. Si l’artillerie lourde déployée par Jaime Meline sur ses disques cache quelques accroches et mélodies, les beats proposés par l’autre sont quant à eux sans rémission et sans compromission. Ce Justin là, assurément, ne s’adresse pas aux jeunes filles en fleur avec son fatras de bruits et d’agressions sonores (« Kush Star Catalog »), ses morceaux découpés au chalumeau, ses compositions branlantes, ses beats effroyablement gothiques (« Game Boy Predator ») et ses rythmes martiaux et débridés (« Polymathmatics »), à peine modérés, en milieu de disque, par un instrumental downtempo en plusieurs mouvements (« Hard Times for New Lovers »).

Cet album est rempli de titres abscons. « Respective of F1 Dub », par exemple, est exactement ce qu’annonce son titre : un instrumental lorgnant vers le dub et samplant des bruits de Formule 1. Et même quand, avec leurs nappes vaporeuses, Empire is a Bitch » et « Machines That Make Civilization Fun » nous ramènent sur des terres désormais familières, celles du cloud rap, cela est cultivé à la sauce Bigg Jus, avec d’étranges percussions fragmentées. De fait, au beau milieu de ce pandémonium, seuls « Black Roses », « Advanced Lightbody Activation » et « Food for Thought », se présentent avec leurs bonnes vieilles boucles comme des titres un tant soit peu approchables, à défaut d’être accessibles.

Et question raps, ce n’est guère plus avenant. Bigg Jus s’engage dans une litanie de propos décousus, où l’on entend, par bribes, des accès de colère contre l’industrie, contre les politiques, contre le gouvernement israélien (« Samson Op-Ed ») ainsi, ça va avec, que des thèses conspirationistes, le tout servi avec un vocabulaire compliqué. Quant au phrasé, il se montre tout aussi obtus et imprévisible. Notre homme change aussi de timbre et de registre en cours de disque, rappant dans l’urgence, puis prenant tout à coup la voix abyssale d’un démon, ou gémissant sur un ton éploré à la limite du grotesque.

Bigg Jus et El-P, en fait, sont tombés dans le même travers. A s’entendre traiter d’avant-gardistes, ils ont fini par croire pour de bon qu’ils étaient des expérimentateurs, des savants fous, oubliant que Funcrusher Plus, sous ses atours ardus et austères, avait une sobriété qu’aucune de leurs sorties futures n’a eue. Il y a des différences notables entre les deux rappeurs, toutefois, comme le montrent leurs deux solos récents.

La première, et elle est capitale, c’est que Justin Ingleton est meilleur rappeur que Jaime Meline. La seconde, c’est que si l’un flirte avec un prog rock emphatique, ce sont d’autres sortes d’expériences que l’on entend chez l’autre, du dub par exemple (« Redemption Sound Dub », « Respective of F1 Dub ») ; ce sont des expériences plus spontanées, plus instinctives ; c’est une approche – osons remarquer ici que les deux hommes n’ont pas la même couleur de peau – plus black. A cause de cette différence peut-être, cet album convainc à la longue. On se surprend à l’aimer, alors qu’en face, les artifices d’El-P ont cessé de nous duper depuis fort longtemps. Pour cela, et sans snobisme, c’est Bigg Jus qui doit être déclaré vainqueur du grand match 2012 des anciens Company Flow.