Loading...
Interviews

Jean-Emmanuel Deluxe – Interview

Jean-Emmanuel Deluxe est un type pas croyable. Artiste fantasque, journaliste érudit, performer et activiste pop, l’homme creuse le sillon d’un univers singulier depuis plus de quinze ans. Collaborateur de tous ce que la pop music compte de plus classe et iconoclaste (Lio, Bertrand Burgalat, Sean O’Hagan, Jacno, Helena Noguerra, April March, Luis Régo…), le patron du label Martyrs of Pop est également l’auteur de nombreux ouvrages qui fourmillent de références et d’anecdotes sur la culture populaire (dont le pétillant « Yé-Yé girls of ’60s french pop music » qui sort ces jours-ci chez un éditeur américain).
Il était donc temps de revenir sur le parcours de cet irréductible passionné encore trop méconnu dans l’Hexagone qui, en bon passeur culturel, a anticipé bien des modes et réhabilité moult joyaux ensevelis.

je 1

Les débuts aux Beaux-Arts de Rouen

« J’ai fait mes études là-bas déjà parce que ça m’intéressait, et parce que je ne me voyais pas traîner à la fac. J’étais parti sur l’idée un peu romantique qu’il y a plein de groupes que j’aimais bien qui étaient passés par les Beaux-Arts, surtout des groupes anglais à vrai dire. Je me suis dit que pour les marginaux sociaux comme moi, c’était peut-être la meilleure planque pour pouvoir développer mes projets tout en apprenant en même temps des choses, des techniques. A cette époque, je travaillais sur un fanzine, une k7 et un mini-cd avec l’argent gagné en bossant au standard d’Europe Assistance durant l’été. Sur cette compilation, il y avait un morceau de Jean-Louis Costes. Je m’étais dit que commencer par faire un truc bien punk me libérerait de ma colère et comme ça je pourrais ensuite passer à autre chose (rires). 
J’avais toujours été conscient de la relation entre la musique, la pop culture et le monde de l’art même si à l’époque (début des 90’s) aux Beaux-Arts de Rouen, il y avait pas mal de profs qui faisaient une distinction entre les arts dits populaires et les arts plastiques. En gros, la notion d’art majeur et mineur était omniprésente et ils considéraient ceux qui s’intéressaient à la bande dessinée ou à l’illustration comme des débiles profonds.
Je n’ai donc pas vraiment poursuivi sur cette voie car leur vision m’avait refroidi. Pour moi, ils avaient mal compris Duchamp et en avaient fait un dogme. C’était : loin du conceptuel, pas de salut. Une espèce de dictature du concept. Et puis, je me suis vite aperçu que ce monde là était totalement verrouillé et que mon projet de construire des passerelles entre les différentes disciplines ne fonctionnerait pas là bas. Tout était trop hiérarchisé.
Par la suite, je suis parti en Angleterre où je me suis trouvé un petit boulot à mi-temps. Comme j’habitais Sheffield, j’ai pu rencontrer les gens de chez Warp Records, un label qui était très actif à l’époque. Il y avait aussi Pulp qui n’avait pas encore signé chez Island mais avait déjà sorti des disques sur une sous-division de Warp qui s’appelait Gift Records. Je me rappelle aussi de The Designers Republic qui par la suite est devenu une grosse agence de graphisme avec une esthétique un peu électro 90’s. Et moi en tant que Français, je pouvais traîner là-bas, c’était très ouvert. En les rencontrant, j’ai compris que l’art pouvait passer par ce médium-là, celui de la culture dite pop. L’inverse de ce que je voyais aux Beaux-Arts de Rouen à l’époque, même si je suis conscient que les choses ont évolué depuis. Voilà, après je n’ai pas coupé net les ponts avec l’art plastique, c’est juste que je me suis retrouvé un peu submergé par les projets qui commençaient à s’enchaîner… »

La rencontre avec April March

« Peu de temps après, je découvre un 45 Tours d’une chanteuse américaine nommée April March sur un label de Marc Kramer, Shimmy Disc. Je crois que le disque était paru sur un sous-label qui s’appelait KoKo Pop. Ça devait être en 93 à peu près. A l’époque, il n’y avait pas internet, donc on s’est écrit puis on s’est finalement rencontré à Paris. De là est né « Gainsbourgsion », un disque de reprises de Gainsbourg qui a fait que treize années plus tard le « Laisse tomber les filles » (qu’on avait transformé en « Chick Habit » puisque j’avais réussi à avoir les droits d’adaptation et April avait écrit un nouveau texte) a été sélectionné par Tarantino pour son « Boulevard de la mort ». C’est à ce moment-là que j’ai décidé de monter mon premier label. »

 

 

Le premier label Euro-Visions, bonheurs et désillusions.  

 « Euro-Visions m’a permis de sortir quelques disques qui me tenaient à cœur dont la réédition d’un album de 1969 « Pop Symphony » de Jason Havelock (alias Eric de Marsan) ainsi que notre « Tribute to Alain Delon and Jean-Pierre Melville ». Ce disque était le fruit des mes différentes rencontres : Denis Jacno, Bertrand Burgalat, April March, Luis Régo, Alexander Faem, Helena Noguerra… Il s’est fait sans calcul, par le feeling et l’amitié.
Au final, l’aventure du label s’est mal terminée car j’avais été un peu trop naïf. J’avais monté le label sous forme associative et un type est arrivé, assez grande gueule mais qui paraissait sympathique… C’est souvent le cas des escrocs remarque (rires). Il a voulu transformer le label en SARL, gagner de l’argent et faire un peu tout et n’importe quoi. Il m’avait évidemment assuré que je garderais toujours le contrôle artistique du projet. Je ne l’ai pas eu. Il m’a viré du label, m’a dépossédé du « Pop Symphony » alors que c’est moi qui avais tout fait pour le ressortir. Puis il a sorti des disques que je ne cautionnais pas du tout comme ceux de La Maison Tellier. Ça s’est aussi mal passé avec eux par la suite. Et puis il a planté le label. Mais ce n’est pas grave, c’est comme ça qu’on apprend après tout, j’étais déjà sur autre chose et pensais à créer un nouveau label. »

 

 

Passeur ou journaliste ?

« Sur ce sujet, je dirais qu’une de mes plus grandes influences est Jean-Pierre Dionnet. Il fait parti des gens qui m’ont donné envie de faire ce que je fais aujourd’hui. L’Impeccable, Métal hurlant, Les Enfants du rock… il n’a pas arrêté d’ouvrir des portes dans plein de domaine différents et puis ça partait en arborescence… J’ai retenu le côté quasi messianique (sourire), le fait de prêcher la bonne parole, de faire découvrir des choses aux gens.
C’est pour ça que je ne vois pas l’intérêt d’écrire des papiers pour descendre des groupes et des albums. J’ai plutôt envie de mettre des artistes en avant. C’est généralement ce que je fais pour Roctober aux Etats-Unis, Shindig! en Angleterre ou Rock & Folk, Schnock, Standard et bientôt Fantask en France. Ceci étant dit, si on me donne une bonne somme d’argent, je peux dire du bien de n’importe quel disque ! Mais comme dans le film « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » de Jean Yanne : il faut que le chèque suive ! (rires) Bon malheureusement, je n’ai jamais eu ce genre de propositions jusque-là ! En résumé, je préfère défendre des artistes, qu’ils soient peu connus ou mainstream d’ailleurs. Je ne suis pas dans la pose underground qui consiste à encenser parce que c’est obscur ou l’inverse. »

Martyrs of Pop et les labels influents

« Mon nouveau label n’est pas uniquement musical. C’est ce que j’avais apprécié chez Factory par exemple, tu peux y trouver à la fois une affiche, un concert, une soirée, un bouquin, un disque, un dvd… Je sors des trucs parce que ça me plaît et je me dis que ça pourrait plaire à d’autres. Ce sont des choses qui peuvent être accessibles mais qui sont à la fois très personnelles. Dans mes activités pour le label, l’aventure humaine compte évidemment beaucoup. Ce qui me rend heureux ce sont toutes ces rencontres que j’ai pu faire d’Helena à Kevin Coral en passant par l’immense Lio, Fifi Chachnil, Jacno, Filo de Serious Publishing et mon maître Jean-Pierre Dionnet, pour ne citer qu’eux…
Associé à Lion Productions, on a aussi fait un gros travail de réédition. Un boulot parfois compliqué car il faut retrouver les ayants droit et les contacter car on procède de manière légale contrairement à d’autres. On a déjà ressorti les disques de The Beautiful Losers, la compilation de pop française « La Confiserie magique », une anthologie de Rotamagus et là on s’occupe de la réédition de l’album « Pour Pauwel » de Guy Skornik. Pour l’instant, Martyrs of Pop est en stand-by, nous cherchons des partenaires. D’ailleurs, j’en profite pour passer une annonce : venez-nous rejoindre, on a plein de projets ! En ce qui concerne les labels qui m’ont influencé, il y en a plein ! Déjà, Sordide Sentimental, le label de Jean-Pierre Turmel. Mais aussi Mute, Factory, Rough Trade ou l’excellent El Records de Mike Always avec notamment Louis Philippe. J’aime les labels qui ont une identité forte. »

« Crédibilité«  rock et mélancolie pop

« Je ne sais plus si c’est Duchamp ou Picabia qui a dit que le bon goût était l’ennemi de l’art (c’est Duchamp – NDR). J’en parlais un jour avec Lio, elle me faisait remarquer à juste titre que les gens pensaient que les rockeurs étaient ceux qui avaient le plus souffert alors que ce sont souvent les gens de la pop qui ont morflé le plus. Si on compare la vie de Kurt Cobain à celle de Michael Jackson, c’est de la rigolade ! Ce n’est pas pour rien que j’ai choisi Martyrs of Pop comme nom de label. Ce qui m’agace, c’est cette pose de la souffrance de certains rockeurs, du rebelle, cette idée de « crédibilité rock ». Certains jouent la carte du misérabilisme alors que ce sont parfois de grands bourgeois.

A l’inverse, la pop est vivante et colorée mais il y a souvent de la souffrance et de la douleur derrière. On essaye juste de ne pas mettre les tripes sur table, d’avoir une certaine distance et une élégance pour l’exprimer. Certains n’y verront que des couleurs vives ou de la soupe, mais il y a aussi une grande tristesse dans des morceaux qui paraissent joyeux. L’exemple des Beach Boys est flagrant. D’ailleurs, je prépare un livre sur les Beach Boys et Brian Wilson. Il y a eu très peu de bouquins en français sur le sujet (un sur « Pet Sounds » et une bio de Gaël Tynevez). J’ai voulu un livre qui puisse intéresser le grand public, sans négliger pour autant les érudits des Beach Boys. Surtout, il sera subjectif. Je n’ai pas envie de devenir une espèce de Monsieur Pop à la Jacques Pessis, de dire que tout est formidable. Il y aura des partis pris, je me situerai plutôt dans l’école de gens comme Philippe Garnier, sans vouloir me comparer à lui évidemment. Le but est toujours de remettre les choses dans leur contexte, de passer de la petite histoire à la grande. Raconter la vie d’un artiste, oui, mais il faut que ça éclaire une époque, que ça parle de la société, qu’il y ait des éléments sociologiques et humains. Et que ça soit assez romanesque aussi. Mais je tiens surtout à la subjectivité, c’est ce qui rend vivant un essai sur la musique ou une biographie, parce que généralement en parlant des autres on parle de soi en creux. « 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *