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Interviews

Idles : “George Orwell était le premier punk oï”

“Joy as an Act of Resistance”, deuxième et très attendu album d’Idles, vient de paraître. Si la musique du groupe est toujours aussi frontale, le discours se démarque de celui de “Brutalism”, premier essai qui avait fait forte impression l’an dernier. C’est que dans l’intervalle, une tragédie personnelle a bouleversé la vie de Joe Talbot, chanteur et leader du groupe, le poussant à se réinventer. Loin de l’image du musicien défoncé en guerre contre la terre entière que l’on pouvait lui coller, l’homme se révèle sensible, intelligent et profondément humain. Il parle ici ouvertement mais avec pudeur des événements survenus alors que le succès d’Idles était grandissant, et de leur impact sur sur “Joy as an Act of Resistance”.

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Pourrais-tu revenir sur la période qui a suivi la sortie votre premier album, “Brutalism”, en 2017 ?

Joe Talbot : Mes souvenirs sont vagues. C’était une période extrêmement difficile. Tout ce qui concerne notre musique était génial. Nous n’avions aucune idée des fruits que pourraient porter notre travail. Les retours ont été majoritairement positifs. On s’est retrouvés bien occupés. Nous vivions au jour le jour, portés par l’enthousiasme. Cette notoriété croissante nous a pris par surprise. Être au cœur de la hype signifie que tu passes ton temps entouré de gens, au centre de l’attention. C’était magique pour le groupe. Pour moi, c’était difficile à vivre. Je buvais trop. Et ma fille est morte à cette période.

Continuer à te produire avec le groupe a dû t’aider à surmonter ce deuil.

Avant, je mettais des barrières entre ma vie privée et le groupe. C’était deux choses bien distinctes. Il y avait le “Joe domestiqué” et le “Joe en représentation”. Quand un événement aussi horrible arrive, ce mode de fonctionnement est ingérable. On suffoque. Cela revenait à foutre en l’air soit ma vie privée, soit le groupe. J’ai étouffé mes sentiments jusqu’à ce que ça explose. Le travail sur ce deuxième album m’a sauvé. J’ai appris à devenir une meilleure personne. Je ne bois plus. Réfléchir à mon rôle en tant qu’artiste, membre d’un groupe ou tout simplement individu m’a fait avancer. Idles ne regarde jamais en arrière. Pour cette raison, je prends chaque jour comme un nouveau cadeau. Je vis une période étrange et magique à la fois.

Vous avez beaucoup tourné. N’aviez-vous pas envie de prendre votre temps avant de donner une suite à “Brutalism” ?

Nous avons pris moins de temps pour composer le successeur de “Brutalism”. On ne retrouve qu’un seul vieux morceau sur “Joy as an Act of Resistance”. C’est “Rottweiler”, le titre qui clôture l’album. Il évoque ma frustration envers le gouvernement et les médias. Les compositions qui ont suivi étaient trop complaisantes et hargneuses. Nous avons tout mis à la poubelle. J’ai préféré m’inscrire en réaction à “Brutalism” pour impressionner les gens. Véhiculer un message positif. Perdre le sens de qui j’étais, être disloqué m’a aidé à changer mon mode d’écriture. Les gens ont aimé “Brutalism” pour son honnêteté. J’avais peur que notre public pense que l’on se moquait soudainement de ses opinions. L’idée de “Joy as an Act of Resistance” s’est imposée comme une philosophie. Ça a changé ma vie. J’ai arrêté de m’inquiéter de ce que les gens pensaient de moi. J’ai beaucoup réfléchi aux raisons pour lesquelles nous avions pris du plaisir à enregistrer “Brutalism”, et plus aux raisons pour lesquelles les fans aiment autant ce disque. Ça a tout bouleversé.

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Effectivement, du titre d’un album à l’autre, on passe de “Brutalism” à la joie (“Joy”) !

(Rires). Nous avons tous changé. Je suis moins en colère, moins violent. Je suis un alcoolique qui ne boit plus. Seule la musique est restée agressive. Les thèmes abordés sont plus ouverts.

Tu as affirmé que : ”l’art est plus efficace associé à la violence”. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi ?

L’art, en tant que pratique, est le théâtre de ton for intérieur. Quand tu es sur scène, le public est le témoin de tes émotions. Il est facile de deviner qui tu es, tes opinions sur la société, la vie ou la mort. Dans ce cadre, la violence est exposée avec plus d’éclat. Elle attire l’attention du public. Surtout de nos jours. La musique pop actuelle est tellement parfaite et propre sur elle… On pourrait se faire la même remarque pour les magazines ou la pornographie. C’est en réaction à tout cela que j’ai utilisé la violence comme un outil. Pour dresser le portrait de ce qui m’est le plus cher : la normalité, la beauté de la vie.

Le son de l’album est plus lourd et pesant que sur “Brutalism”. Certains refrains du nouvel album rappellent le punk oï. Cette façon de s’adresser directement et simplement à la jeunesse et à la classe ouvrière a-t-elle influencé ta propre conception de la musique ?

Oui. Je voulais transmettre des messages plus complexes de la manière la plus naïve et enfantine possible pour que tout le monde s’y retrouve. Un peu comme le faisait George Orwell. C’était peut-être lui le premier punk oï. Idles repoussait le grand public avec des textes trop frontaux. Aujourd’hui, je m’adresse à tout le monde. Le Brexit est arrivé car beaucoup de gens se sentaient privés de leurs droits, perdus. Sans identité ni communauté. Ils voulaient du changement en espérant un futur meilleur. Ils ont voté pour sortir de l’Europe, ce que je trouve insensé. J’ai voulu créer une nouvelle narration pour tenter, à mon échelle, de tout remettre en ordre.  

Cette balance entre ta nouvelle approche des textes et une musique plus intense a-t-elle été compliquée à mettre en place ?

La musique est un véhicule pour ma voix, et vice-versa. Aller à l’essentiel dans mes textes met la musique plus en avant. Nous sommes de meilleurs musiciens. Ne plus avoir à penser à nos instruments et être capable d’écouter les autres membres jouer nous rends expressifs. Ça développe également une nouvelle dynamique. Les sonorités sont plus profondes, on respire un peu plus.

Vos deux albums s’ouvrent sur une intro à la batterie. Sur le premier album, le son est assez classique, mais sur le second, les baguettes semblent frapper du bois et non des peaux. Doit-on y voir une volonté d’essayer des choses nouvelles, originales ?

Nous souhaitions démarrer ce nouvel album par une ambiance cinématique, symbole de l’ouverture recherchée pour rassembler un plus grand public. Sur “Brutalism”, nous voulions mener une attaque dès le premier titre. La première chanson d’un album est une invitation au voyage. Les premières paroles sont les plus importantes. Nous n’avions pas le droit à l’erreur.

Vos textes sont ancrés dans l’observation, la critique sociale. L’écriture des paroles n’a-t-elle pas été plus compliquée du fait du succès rencontré par le groupe ?

Si ma vie personnelle n’avait pas été aussi… (longue pause) turbulente pendant cette période, réfléchir à de nouveaux textes aurait été difficile. Ce qui m’est arrivé m’a obligé à changer. J’ai dû m’auto-analyser, observer le monde qui m’entoure afin d’évaluer qui j’étais au sein de la société. J’ai dû apprendre à m’aimer pour pouvoir grandir et tenter de changer cette société. C’était mon véhicule pour les paroles. Nous parlons beaucoup de philosophie avec les autres membres d’Idles. Devenir quelqu’un de meilleur en tant qu’amis, pères ou fils nous tient à cœur. Nous sommes des personnes conscientes avec une habileté à exprimer nos inquiétudes. Plus nous voyageons, plus nous apprenons, plus nous devenons intéressants. Enfin, j’espère (rire).

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Tu es un passionné d’art moderne, peut-être aussi d’architecture puisque le brutalisme qui a donné son nom à votre premier album est un type d’architecture. Pourrais-tu nous dire pourquoi cela te fascine et si cela influence Idles d’une façon ou d’une autre ?

L’architecture, l’art, les écrivains également, tout cela m’inspire et influe sur ma perception du monde. J’essaie d’absorber ces choses sans trop y réfléchir. L’exposition que j’ai le plus aimée, de loin, c’était une rétrospective Rauschenberg à la Tate Modern à Londres. J’ai adoré… mais j’ai dû y passer en tout six minutes, je l’ai visitée en accéléré. C’est comme ça que je vois l’art, et le monde en général. Tout est court, aiguisé. J’évalue, sans vraiment juger, et j’essaie d’en tirer quelque chose, d’apprendre quelque chose. L’architecture est l’un des facteurs les plus négligés, et pourtant les plus essentiels, qui conditionnent la psyché. L’espace dans lequel nous vivons, celui qui nous entoure, c’est quelque chose que nous considérons au fond assez peu. C’est en cela que l’architecture m’intéresse, c’est en quelque sorte l’infrastructure de notre existence et c’est vraiment intéressant. Pour ce qui est des arts, Grayson Parry (peintre et céramiste britannique né en 1960, Turner Prize en 2003, qui s’est créé un alter ego travesti, “Claire”, NDLR) a été une influence importante sur le nouvel album, par son travail sur la masculinité, le genre. Il joue avec ça de façon affectueuse, pas du tout agressive. Dans ses œuvres, il aborde des sujets complexes de façon simple et directe, et j’aime beaucoup ça.

A une époque où les gens ne croient plus en rien, irais-tu jusqu’à dire qu’il est difficile en tant qu’artiste de réveiller les consciences ?

Je pense que tu peux t’affirmer en tant qu’artiste si tu crois en toi et si tu as de l’espoir. Aujourd’hui, après la mort de ma fille, je me fiche de ce que les gens pensent. Ce qui m’importe en revanche beaucoup, c’est la compassion pour autrui. Je me sens plus vulnérable qu’avant. Je suis honnête dans ce que je fais, et il me semble que c’est une chose rare dans la culture populaire… (silence) Etre normal, c’est quelque chose d’anormal de nos jours (sourire).

Comme tu le mentionnais un peu plus tôt, les cinq membres du groupe semblent être sur la même longueur d’ondes.

Nous ne sommes pas toujours d’accord. Mais nous sommes assez ouverts pour surmonter nos différences, quelque chose qui me semble propre aux habitants de Bristol, et en cela justement nous nous ressemblons. Nous mettons en commun nos individualités et ça fonctionne bien.

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“My best friend is an alien”, chantes-tu sur “Danny Nedelko”, d’après un personnage réel, un Ukrainien que tu connais. Comment réagis-tu aux événements actuels concernant les migrants ?

Je me sens bien sûr très concerné par ce qui se passe à Calais, ou en Méditerranée. Mais à travers cette chanson, je voulais surtout que les gens se souviennent des aspects humains de l’immigration : simplement des individus et des familles à la recherche d’un endroit plus sûr pour vivre, où ils retrouvent un peu d’humanité, justement. J’ai un peu de mal à imaginer ce que cette situation représente, c’est quelque chose de tragique. Et le plus tragique, c’est que des gouvernements qui ont des tonnes d’argent n’ont aucune compassion pour eux. Pourtant, ça ne coûterait quasiment rien de les recueillir. Le problème, c’est un manque d’unité et d’humanisme. On ne pense qu’en termes de frontières. L’argent est la préoccupation principale pour les 1% les plus riches qui en veulent toujours plus, et qui laissent la working class dans l’incertitude quant à son avenir, ce qui la rend égoïste – et je m’inclus dans le lot. Ce que veut dire cette chanson, c’est qu’on a avant tout besoin d’empathie. Dans ces hommes et ces femmes, il faut voir au moins un petit peu de nous-mêmes. Qu’est-ce qu’on va faire, sinon, les laisser mourir de faim ? Je ne parle pas que des enfants, mais de tout le monde. Si j’étais au Parlement ou au gouvernement, je me battrais contre cette situation. Ce n’est pas un problème d’argent, mais d’idéologie et de compréhension, de pensée sectaire et de civilisation. Nous ne pouvons pas continuer à avoir un tel comportement apocalyptique.

Vos concerts sont réputés pour l’énergie que le groupe dégage sur scène. Est-ce quelque chose qui était présent dès vos premiers live ?

La volonté, oui, mais l’exécution, pas encore. Je l’ai déjà dit à quelques reprises aujourd’hui : ton instrument est un outil pour t’exprimer, mais si tu penses trop à cet outil en tant que tel, tu perds quelque chose en route. Tu n’arrives pas à t’exprimer pleinement, tu réfléchis trop et tu fais une contre-performance, ou tu en fais peut-être trop et le résultat est un peu le même : “you overact and underperform”. La clé, c’est de travailler dur sur ton instrument, pour le maîtriser parfaitement. Et alors tu ne joues plus de ton instrument, tu joues tout simplement, en étant toi-même. Avec cela en tête, nous avons dû beaucoup répéter. Sur scène, nous avons toujours été passionnés, mais petit à petit nous sommes aussi devenus… bons.

Est-il facile de garder cette intensité quand vous jouez sur de plus grandes scènes, avec un public plus loin de vous, par rapport à un petit club ?

Je crois que l’important ce n’est pas la taille de la salle elle-même, ou de la scène, plutôt le vide qu’il peut y avoir entre la scène et le public. Mais nous réussissons toujours à transmettre la passion qui nous anime, car notre musique est par nature inclusive. Maintenant que nous maîtrisons nos instruments, nous sommes plus libres sur scène et pouvons être plus vulnérables. Nous ne craignons pas d’être ridicules. Mais ce n’est pas de la comédie, du pantomime, nous sommes nous-mêmes et nous cherchons à établir un véritable dialogue avec le public, et ça fonctionne quelle que soit la salle. Cependant, je ne comprends pas que le public puisse être à plusieurs mètres de la scène, c’est vraiment merdique… Bon, c’est aussi parce que j’ai une mauvaise vue ! (rires) Mais je pense que ça disloque littéralement le rapport entre le groupe et les spectateurs, ça ne me semble pas juste.

Idles a une communauté de fans impressionnante. C’est en grande partie lié à tes textes, dans lesquels beaucoup se retrouvent. Cela n’a t-il pas créé de la pression au moment d’écrire les nouvelles paroles ?

Non, j’écris, c’est tout. J’ai formé ce groupe parce que je sentais qu’il y avait un manque de réalité et de sens de la communauté dans la musique post-punk et le rock à guitares en général. Je ne veux pas regarder des putain de rock stars, elles m’ennuient. Qui porte des pantalons de cuir dans la vraie vie ? Je voulais voir des vraies gens jouer de la vraie musique, sans que ça sonne comme un cliché. Avec cela en tête, j’écris les paroles que j’aimerais entendre parce que c’est important pour moi. J’y mets mes préoccupations, ce que j’ai au plus profond de moi : la frustration, la peur, la tristesse et la joie, des reflets de la société qui m’entoure. Tant que je serai suffisamment honnête, les gens m’accorderont de l’attention.

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