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Disques

Raretés confinées (9) : “You Don’t Love Me Yet” par The Vulgar Boatmen

Ce confinement est pour beaucoup d’entre nous l’occasion de nous replonger dans quelques disques obscurs et oubliés. Et, parfois, d’y retrouver des chansons qui ont compté, et qui nous évoquent des souvenirs. Aujourd’hui, “You Don’t Love Me Yet” par The Vulgar Boatmen (1992).

Vu d’aujourd’hui, le rock nord-américain en 1992 semble s’être résumé à des chemises de bûcheron, une allure négligée et des riffs lourds et saturés, dans le sillage des nouvelles stars Nirvana. Après tout, Yo La Tengo, qui nous avait séduits deux ans plus tôt avec un album de reprises à peine branché, ne dégainait-il pas cette année-là l’un de ses disques les plus noisy et énervés ? Bien sûr, la réalité était plus contrastée, et le grunge et les larsens ne régnaient pas en maîtres absolus outre-Atlantique. On pourrait aller en chercher la preuve chez les grands anciens : “The Future” de Leonard Cohen, “Magic and Loss” de Lou Reed, le troisième album (sans titre) de Television et “Harvest Moon” de Neil Young sont sortis cette année-là. Sans parler du “Automatic for the People” de R.E.M. Mais ils sont trop connus pour cette rubrique. Penchons-nous plutôt sur une formation nettement plus confidentielle, qui publiait en 1992 le deuxième de ses trois albums : The Vulgar Boatmen.

Chez nous, “Please Panic”, malgré une pochette peu attirante, n’était pas passé totalement inaperçu. Sorti chez Rough Trade, il bénéficiait d’une bonne distribution par Virgin via sa branche Labels. Bernard Lenoir devait en diffuser des extraits, il avait eu droit à une chronique élogieuse dans “Les Inrocks”, qui l’avaient mis dans leur top 40 de l’année. Je crois aussi me souvenir – je ne l’ai pas retrouvé – d’un article dans “Libération” écrit par Arnaud Viviant, qui appelait le groupe “les Bateliers de la Vulgate” – leur nom est en fait un jeu de mots tout aussi cultivé sur “Song of the Volga Boatmen”. Cet article était accompagné d’une petite interview où l’un des Bateliers disait avoir vu R.E.M. à leurs débuts (donc au moins une décennie plus tôt) et se souvenait qu’à l’époque, ils jouaient aussi vite que les Ramones. Pas franchement des perdreaux de l’année, donc.

Tout cela restait quand même assez mystérieux : très peu d’images, pas ou peu de concerts en France. Sur le livret, outre les noms de cinq musiciens, étaient indiqués les membres d’une “Gainesville Branch” et d’une “Indianapolis Branch”. Vérification faite, les deux principaux songwriters et chanteurs, Robert Ray et Dale Lawrence, habitaient l’un en Floride, l’autre dans l’Indiana, et deux formations existaient simultanément (c’est généralement celle de l’Indiana qui se produisait sur scène). Ajoutons pour être complet que le groupe avait été cofondé au tout début des années 80 par Walter Salas-Humara, qui partira vite pour New York où il formera les excellents Silos, sortes de cousins des Vulgar Boatmen. Et que le violon, élément essentiel, était joué par la femme de Robert, Helen Kirklin. Si, dans sa sècheresse et la régularité métronomique du rythme, la musique du groupe peut rappeler celle des Feelies (ceux, champêtres, de “The Good Earth”, disons), et si elle se rattache par certains aspects à la vague “college rock” des années 80, son inspiration semble venir de plus loin : la country, Buddy Holly, Otis Redding, soit un certain génie de la musique populaire américaine.

Un article publié par le “New Yorker” en 2016 à l’occasion de la réédition du premier album du groupe (“You and Your Sister”, 1989) nous en apprend un peu plus. Robert Ray était un brillant prof de fac originaire de Memphis. Il était enfant quand Elvis enregistrait pour Sun records (!), et on ne peut s’empêcher de déceler dans ses chansons la nostalgie d’une époque moins cynique, plus innocente. Les Boatmen, avec son ancien étudiant Dale Lawrence au chant, avaient joué dans la fameuse émission de Jools Holland en Angleterre en 1995, pour leur troisième et dernier album, “Opposite Sex”. Le disque était sorti sur une major, une expérience malheureuse qui avait semble-t-il mis fin à la carrière commerciale du groupe – ils ne furent pas les seuls dans ce cas.

A travers son obsession pour “You and Your Sister” (dont j’ai eu la chance et la surprise de trouver il y a quelques années un pressage original en parfait état au marché aux puces de Mauerpark, à Berlin), Bill Wyman parle avec une telle justesse des chansons de Ray et Lawrence et de ce qu’elles ont de profondément américain – à la fois dans leurs textes et leur musique – que je ne me risquerai pas à en faire à mon tour l’exégèse. Disons juste que pour moi, leur plus belle se trouve donc sur leur album suivant. “You Don’t Love Me Yet” offre tous les ingrédients habituels d’un morceau des Vulgar Boatmen – une fille, une voiture, une radio allumée… –, à la façon d’une nouvelle allusive. Le riff de guitare (12-cordes ?) ciselé est parfait dans sa simplicité, et la mélodie vocale (Lawrence ?) peut-être la plus belle que le groupe ait enregistrée. A sa façon modeste, l’air de rien, c’est un miracle, un chef-d’œuvre. Et j’envie ceux qui vont le découvrir.

Une belle version live apparemment enregistrée le soir d’Halloween 1992 :

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