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Disques

Jim O’Rourke – Shutting Down Here

Commissionné par le GRM, Jim O’Rourke revisite ses archives et, nous semble-t-il, ses souvenirs pour composer une œuvre collage couvrant presque trente années d’expérimentation en lien avec la Mecque électro-acoustique parisienne.

Jim O’Rourke est prolixe. Après le gargantuesque To Magnetize Money and Catch a Roving Eye publié chez les Français Sonoris en fin d’année dernière, revoici Jim O depuis longtemps adoubé par l’institution du Groupe de recherches musicales et maintenant consacré par un très beau disque dans la collection Portraits. Portraits renoue avec l’esthétique des premiers INA GRM et, évidemment, on retrouve Stephen O’Malley au design. Soigné comme toujours.
La photo de la pochette est un très beau contre-jour de Jim O’, tout en modestie, sur lequel on croit reconnaître le cardigan vert, sa marque de fabrique, hommage à celui que portait Kurt Cobain. Si les derniers albums, disons pop, chez Drag City le montraient coloré de faisceaux rouge et jaune (et donc de vert), ici nous sommes dans des tonalités plus froides, bleu-gris, et la musique est à l’avenant. Presque tout le spectre du jeu expérimental de O’Rourke est représenté mais par petites touches, ponctuées de (presque) silences.
Aux 4 CD bien remplis de To Magnetize Money and Catch a Roving Eye s’opposent les courtes 35’13 de Shutting Down Here. C’est une concentration de sonorités aqueuses, de crissements, de frottements, de glitches, voire de percussions d’assiettes (nous semble-t-il). Des micros événements de field recording sont confrontés avec des cordes (violons, alto), une trompette qui s’avance, un piano perdu qui se dilue, une guitare (ou une basse) quasi absente et bégayante (le rock est bien loin mais il est là). Comme sur le Sonoris, on ne sait si on arpente, aux aguets, tous sens tendus, une forêt tropicale ou si on se dilue corps et âmes dans un no man’s land spatial infini. Tout est mélangé mais avec une science instinctive et diabolique de l’agencement. Ici, les sens sont perturbés par des cloches, des vrombissements qui pourraient suggérer un décollage… Là, les oreilles sont, gentiment, agressées par des passages dans les hautes fréquences. La pop et le jazz sont même évoqués par la trompette qui ressemble à des trucs Coltraniens ou à la Sunn O))) mais aussi très certainement par des échos (très très) lointains des arrangements de Burt Bacharach dont O’Rourke est friand (cf. All Kind of People Love Burt Bacharach).
Du moins était friand, tant O’Rourke semble être définitivement en rupture de ban avec la pop (pour les accros qui souhaiteraient replonger, les disques de sa concubine japonaise Eiko Ishibashi, notamment chez Drag City, contiennent de belles productions de Jim).

Il déclare, dans une longue, passionnante et savante interview chez Tone Glow, retraçant les périodes moins connues de sa vie (de 9 ans à 25 ans) que Shutting Down Here et The Visitor sont ses disques préférés parce que les plus proches de ce qu’il a voulu faire. On y apprend au passage, réjouissons-nous (vu que lui ne le fait pas particulièrement), qu’un troisième album de Loose Fur est enregistré sans qu’il connaisse exactement son « statut ». Les placards de Wilco sont décidément énormes… Qu’on nous sorte enfin les titres enregistrés avec D. C. Berman avant son décès !

Quoi qu’il en soit, Shutting Down Here inclut des pistes expérimentales vieilles de plus de vingt-cinq ans. Il semble que cette commission demandée par le GRM lui ait imposé le recyclage sinon le retraçage, en tout cas de remettre du lien dans une longue vie d’échanges avec la Mecque électro-acoustique. Du jeune hobo américain venu visiter ses idoles dans les studios (et emporter quelques bandes au passage) au commissionné auréolé de gloire, en passant par l’expérimentateur inlassable au producteur magicien de studio : il était temps de recoller les morceaux de ce mosaïste hors pair. Shutting Down Here est une sorte de clôture, non pas de solde de tout compte mais une image arrêtée à un instant T de son évolution. Et c’est une image bouillonnante, vibrante, résonnante presqu’un instantané concentré alors que To Magnetize Money and Catch a Roving Eye était une fresque épique, envoutante et qui demandait un temps long d’immersion. En ce sens, les deux albums, magnifiques et sortis à quelques mois d’intervalle sont les deux faces d’un même objet.

Encore une fois, c’est un voyage, plus organique que To Magnetize Money and Catch a Roving Eye, s’inscrivant, du moins par le choix des instruments acoustiques, dans une histoire, large, de la musique expérimentale. C’est en quelque sorte, le témoignage de 30 ans de rencontre entre O’Rourke et le GRM. C’est aussi une trace vivante de ces échanges, désormais archivable pour la postérité et achetable avant la rupture de stock inévitable et les reventes sur discogs. Ite Missa Non Est.

Nous invitons les plus curieux (ceux qui ne savent pas quoi faire de leur temps ?) à une écoute suivie et une proposition d’interprétation. Tout en sachant qu’elle est forcément subjective et ne rend que très imparfaitement compte de l’expérience, notamment dans les transitions subtiles qui donnent la dynamique à l’ensemble.

Le début est très ambient comme un décor posé sur ce lieu nippon qu’il habite depuis plusieurs décennies avec des drones aigus comme des flutes japonaises, puis surgit une irruption noise, un semblant de riff (guitare ? basse ?) et une improvisation de trompette trafiquée. On peut imaginer cela comme un croquis des premières amours de Jim O’ le (prog) rock, le jazz, la musique improvisée puis expérimentale. Comme un souvenir qui remonte, échappé du lieu et du temps présent. Un peu comme De Niro, en cavale et planqué, retrouvant le temps de l’enfance dans l’opium des fumeries asiatiques dans Il était une fois l’Amérique.
Suivent des glitches agressifs et bouillonnants comme une douille cramée puis une résolution brutale dans l’évanouissement. Les souvenirs-sons se brouillent.
Vers 4’ : retours des vents à la Miles Davis ou Rob Mazurek, cornes de brumes sur frottements de cymbales ou apparentés.
Vers 5’20 : semblant de percussions (field recording, electro, organiques) sur le retour de cet écran de guitares/basses du début. Un piano Feldmanien fait son apparition.
Vers 7’, arrivée des cordes qui ressemblent d’abord aux quatuors de Janacek sur des irisations numériques puis s’écartent progressivement vers les quatuors Feldmaniens en version lumineuse.
Vers 8’43 : un bol tibétain, des percussions variées, des cymbales frottées et balayées. Et aussi ce qui nous semble être de la vaisselle. Tout une petite cuisine compositionnelle, noble et utilitaire sinon pratique, est conviée dans la Steam Room (Studio personnel d’O’rourke) et les studios du GRM.
Vers 9’30, glisse un ensemble de sonorités aqueuses sur des drones et d’orgues (l’autre marotte de Jim).
Vers 10´50, des déchirures, des bouillonnements zèbrent les pulsations qui annoncent vers 12’04 un retour des cordes sur un champ désormais Phlégréen. Sans doute symbole des bouillonnements d’idées, de leurs affrontements, du combat pour les fixer ou résoudre leurs antagonismes.
Vers 13´, on entre dans un paysage sonore de forêt tropicale puis dans une dilution spatiale (15´)
Vers 16’, sur des pulsations graves, on pénètre dans une forêt de hautes fréquences, (peut-être) de feedback et de cordes. C’est l’esprit de Scelsi qui est convoqué et secoué dans le mix.
Vers 19’, l’espace sonore son est envahi de crépitements peut-être d’électro-aimants sur guitare, peut-être une mandoline, du moins c’est l’idée sonore, le tout sur un lit de drones variés (electro et cordes). C’est un passage un peu effrayant à la Penderecki. C’est la nature sauvage prise dans son ensemble plutôt que comme un biotope.
Vers 21’, c’est un envol spatial, un évanouissement progressif, avec comme objectif un silence rêvé (en fait des drones légers). Nostromo ? Hal ? C’est un espace habité d’objets, vivants mais sans Dieux. On est loin d’une métaphysique de l’espace même si on pense au travail sonore de Tarkovski.
Vers 22´,on est dans un quasi silence, en fait un field recording de lieu vide. Peut-être un discret hommage au travail d’Alvin Lucier. On distingue des résidus de bruits de pas ou de coups lointains. On est donc passé d’idées sonores spatiales larges et mystérieuses à un environnement bien terrestre comme si les deux étaient reliés, dissemblables et pourtant joints. C’est une antimétaphysique (on sait Jim O’Rourke farouche sur le sujet religieux).
Vers 24’, surgissent des drones et des sons d’orgues sur des irisations/pulsations agressives. La trompette jazz est plus corne de brume à la Sunn O))), donc très Coltrane mais, encore une fois, dénuée de spiritualité. L’esprit des instruments à vent ou apparentés n’est traité que sur le plan d’objets sonores, avec leur vie propre qu’on peut réorganiser en musique (qui a dit Pierre Henry ?).
Suivent une succession d’évènements/perturbations de diverses natures (avec notamment des percussions sèches, presque des brisures d’assiettes). On pense, aussi, à Luc Ferrari.
Vers 27’, c’est le retour du riff guitare/basse lourd et bégayant sur des éclats de bulles électroacoustiques. Est-ce un signe de l’attachement d’O’Rourke au rock, dont il serait presque impossible de se détacher comme du célèbre scotch du capitaine Haddock ? Cela pose la question de savoir comment Jim O’Rourke sera perçu (se perçoit ?) dans l’histoire de la musique, multiple évidemment, mais dont on retiendra sans doute principalement le rôle dans la musique populaire au sens large.
Vers 28’50, un piano perdu s’invite à nouveau, à la fois mélancolique et froid. On n’est plus trop loin des compositions d’Eiko Ishibashi, entre pop et musique contemporaine. Un cycle semble bouclé. Des jeux d’échos, de prises se mêlent et donnent un certain relief au piano spartiate. On semble être revenu vers notre point de départ, la rêverie prend fin.
Vers 29’30, essaiment des cigales électroniques, souffle un vent de gongs frottés, dilués.
Les cordes et la trompette sont peut-être là, fortement altérées, du moins c’est l’esprit. Un souvenir, une volute de fumée, de clopes, l’encens O’Rourkien.
Un maelström tourbillonnant se forme agrégeant l’atmosphère hors piano et guitare avant de disparaître et de laisser résonner les dernières notes de piano de l’aimée.

Avec l’aide de Johanna D., Lulu Ferrari.

Et un grand merci à Hervé Boghossian, O’Rourkien de coeur, qui travaille justement sur une pièce hommage à Jim, Green Cardigan.

“Shutting Down Here” est paru le 22 mai 2020 dans la collection Portraits du GRM et en partenariat avec Editions Mego. Vous pouvez le commander sur le bandcamp de Portraits GRM et ajouter votre modeste nom sur la mosaïque à côté des Grubbs, Mazurek, Giuseppe Ielasi, Lawrence English, Steven Hess, John Chantler…

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