Suite et fin de notre long entretien avec l’auteur de “Louise va encore sortir ce soir”. Où il est question de la mythologie du rock critic, de la difficulté des Français à articuler musique et politique, et bien sûr d’Etienne Daho.
Lire la première partie.
Hormis quelques escapades en Europe, l’essentiel du roman se passe à Paris. Ton rapport à cette ville a-t-il évolué depuis cette époque ?
François Gorin : La ville a changé, bien sûr, tout comme la façon que j’ai d’y vivre car mon quotidien aujourd’hui est assez différent de ce qu’il était alors. Peut-être que dans ces années-là, il y avait plus de possibilités, les choses étaient plus ouvertes. Une plus grande perméabilité entre les milieux, plus de place à l’inattendu… Je ne voudrais pas non plus redorer la légende, je ne suis pas spécialement nostalgique de ce temps-là. Mais il est vrai que dans ces années-là, je sortais tout le temps, mon métier me faisait participer à la vie nocturne en permanence. Si l’on veut vraiment pointer une grande différence, du moins dans le milieu de la musique, c’est qu’à l’époque il y avait du fric ! Il n’y en a même jamais eu autant qu’à ce moment-là dans l’industrie du disque. C’est aussi bête que ça. On jouait au pique-assiette, en se faisant inviter à droite, à gauche, parfois même dans des plans improbables… Plus souvent des cocktails en tout genre que des soirées dans des squats. Il y avait aussi énormément de concerts. Bon, c’est toujours le cas, du moins en temps normal, mais l’offre entre la fin des années 70 et le milieu des années 80 était vraiment incroyable, très variée. Les groupes anglais, puis américains, venaient jouer à Paris dès leurs débuts, dans des salles de taille moyenne et plutôt agréables : le Palace, l’Eldorado, le Casino de Paris…
Le Gibus…
C’était une autre ambiance… (sourire) Surtout, j’ai l’impression, peut-être fausse a posteriori, qu’il existait alors un public rock très éclectique. Il pouvait aller voir un jour Kid Creole, le lendemain New Order et le surlendemain Everything But The Girl. Ou Tom Waits et les Talking Heads. Je ne dis pas que c’était toujours les mêmes personnes, mais quand même, on était quelques-uns à avoir des goûts variés.
J’ai plutôt l’image de “tribus” exclusives, qui se définissaient à travers un genre musical et ne se mélangeaient pas trop…
C’est venu un peu après même si ça existait sans doute déjà. C’est aussi une époque où le rock commence à apparaître à la télé et où les magazines rock ont encore une vraie importance, qui cependant commence à décliner à ce moment-là. C’est déjà le début de la fin. “Rock’n’Folk” perd un peu la main sur l’actualité musicale et “Les Inrocks” arrivent pour écrire sur le rock indé britannique en pleine émergence, comme un passage de témoin inconscient mais bien réel. Changement de formule de “Rock’n’Folk” fin 85, lancement des “Inrocks” au printemps 86 : l’enchaînement est presque immédiat.
Le personnage de Mad, aspirant journaliste musical dans lequel on peut en partie te reconnaître, semble déjà un peu fatigué de tout ça, d’une certaine musique. C’est quelque chose que tu ressentais à l’époque ?
Oui, parmi les petites choses de moi que j’ai mises dans le personnage, il y a cette lassitude. Cela peut paraître un peu étonnant car il est relativement frais dans le métier, mais comme Michka Assayas et quelques autres, je ressentais déjà ça. D’ailleurs, l’une des choses qui m’ont beaucoup amusé, c’était de semer des références qui n’étaient pas de l’ordre du goût musical, mais plutôt communes et qui correspondent à l’air du temps. Il y a par exemple une discussion sur Madonna ou, dans un autre registre, une apparition de Coluche, et Gainsbourg, Sting… Des choses connues de tout le monde, même s’il y a aussi des références plus pointues.
« Il y a eu un moment où ça n’intéressait plus grand monde de “jouer le jeu” du rock critic. »
Dans le livre, journalistes rock et artistes fréquentent les mêmes cercles. C’est aussi le souvenir que tu en gardes ?
Oui, sans que ce soit forcément du copinage, de l’entre-soi. C’était plutôt fortuit, même si tu ne te retrouvais pas complètement par hasard dans les mêmes réseaux et les mêmes petites bandes que tel ou tel musicien. Mais ça se faisait comme ça, on ne recherchait pas spécialement leur compagnie. On se croisait juste ici et là, comme dans le roman.
Etre rock critique, en ce temps-là, ça représentait quoi ?
C’est difficile de répondre, mais en tout cas la mythologie avait déjà du plomb dans l’aile. Il y a eu un moment où ça n’intéressait plus grand monde de “jouer le jeu” du rock critic. Ça avait déjà été fait, on était déjà passé à autre chose…
C’était aussi une mythologie très anglo-saxonne à la base…
Non, pas seulement… Je n’ai pas été nourri aux écrits de Lester Bangs ou Nick Kent, considérés comme des références aujourd’hui. Ado, Michka lisait Nick Kent dans le “NME”, ça a été une inspiration importante pour lui mais il n’a pas non plus cherché à occuper une place équivalente en France. Moi, je me suis mis à lire assidûment la presse britannique et américaine uniquement quand j’ai commencé à écrire dans “Rock’n’Folk”. Avant, c’était justement ce journal que j’achetais tous les mois, et qui était évidemment bien plus facile à trouver en province. Ça m’a nourri, il y avait beaucoup à lire, tu découvrais plein de groupes que tu ne connaissais pas. Il y avait des gens qui parlaient de musique et qui me donnaient envie de le faire moi aussi. La grande époque de la rock critique, c’était les années 70. Après, certains se sont dévoués pour l’incarner à fond… (sourire) D’autres l’incarnaient à moitié, avec réticence, certains sont partis aux Etats-Unis. Chez Michka et moi, ou d’autres arrivés au début des années 80, il y avait beaucoup d’enthousiasme, un vrai élan, une envie, mais on ne se faisait pas trop d’illusions non plus. D’où, très vite, l’idée de ne pas s’éterniser dans le truc. Le fait d’avoir été embauché par un quotidien était à la fois une reconnaissance et une possible ouverture sur autre chose. Je me disais qu’il allait peut-être falloir passer la main. L’idée de “Sur le rock” (1990) a commencé à germer à ce moment-là. C’est un livre que j’ai écrit assez vite, de façon fluide, mais j’avais gambergé dessus pendant quatre ans.
On a l’impression que tu y faisais, de façon peu sentimentale, tes adieux au rock dont tu te sentais alors de plus en plus détaché. En même temps, beaucoup de lecteurs le voient comme l’hommage d’un passionné à une musique qui l’a nourri.
C’est les deux. Il y a vraiment dans ce livre quelque chose du rapport amoureux. C’était aussi l’occasion pour moi d’évoquer des groupes et artistes sur lesquels je n’avais pas eu l’occasion d’écrire dans le cadre de mon activité journalistique. Je faisais mon monde du rock à moi, j’étais mon propre rédacteur en chef. Mais en même temps, et c’est pour ça que je ne le relirai jamais, s’y exprime en effet une certaine amertume, un dépit dans lequel je ne me reconnais plus aujourd’hui. Au fond, je pense que c’est cette sincérité qui a touché les gens, et qui peut expliquer la vie que le livre a eue sur la durée. Quand “Sur le rock” est paru, il a été bien accueilli, il y a eu des commentaires, des critiques positives, mais ce n’est pas allé au-delà alors que je pensais qu’il allait susciter une conversation. Au contraire, il a été considéré avec une certaine distance. C’était peut-être de ma faute d’ailleurs, la manière dont je parlais du rock dans le livre n’incitait pas à des réactions très spontanées, de l’ordre du dialogue. Finalement, ce genre de relation avec le lecteur s’est tissée sur le long terme, de façon un peu inattendue. On a continué à m’en parler pendant des années, et c’est encore le cas aujourd’hui.
« La politique n’est pas présente dans la vie des personnages, ils ont d’autres chats à fouetter. »
Pour en revenir au roman, les personnages y paraissent peu politisés. C’est une réalité de l’époque ?
De l’époque, je ne sais pas, mais de ce que j’ai vécu et des gens autour de moi, oui. Ce n’était pas du tout au centre de nos préoccupations. Le roman commence en 84 et je fais quand même une allusion un peu ironique à la désillusion au bout de quelques années du premier septennat de Mitterrand, après ce qu’on a appelé le tournant de la rigueur en 1983. Désillusion chez ceux qui avaient été vraiment enthousiasmés par son élection – ce n’était pas mon cas même si j’avais voté pour lui. En tout cas, la politique n’est pas présente dans la vie des personnages, ils ont d’autres chats à fouetter.
A cette époque, en Grande-Bretagne, le contexte social et politique était particulièrement dur avec notamment la grande grève des mineurs, et certains musiciens n’hésitaient pas à s’engager.
Il y a une tradition anglaise de l’engagement, une longue histoire. Un documentaire très intéressant sorti cette année, “White Riot”, sur le mouvement Rock Against Racism à la fin des années 70, le montre bien. Il revient notamment sur les contradictions qu’il a fallu surmonter pour certains groupes punk qui avaient un public très mélangé, dont des skinheads dont ils ne partageaient pas du tout les idées. En France, on n’a jamais vraiment eu ce lien. Peut-être un peu plus tard avec certains groupes de rap… mais ce n’était pas le même type d’engagement. Et l’inscription de la musique dans la société n’est pas du tout la même. Les personnages du roman sont essentiellement et naturellement attirés pas le rock anglo-saxon, pas par la musique française, ou alors de façon marginale. Alors qu’en Angleterre, la musique que tu écoutes, c’est presque celle faite par les mecs qui habitent dans l’immeuble d’à côté, ou que tu vas voir jouer dans des petits clubs près de chez toi. Il y a une proximité beaucoup plus forte. C’était particulièrement le cas au moment du punk et du postpunk. Comme le montre le documentaire, les jeunes se mettent à écouter des artistes qui n’ont plus rien à voir avec ces stars distantes qui se foutent de ce qui se passe dans le monde, et ont perdu tout contact avec la rue. A Paris et dans les villes de province, l’inspiration de ce qui a suivi le mouvement punk était moins politique qu’esthétique. Enfin, plus ou moins esthétique…
Aimerais-tu avoir des retours sur ton livre de jeunes lectrices qui ont comme Louise la vingtaine ?
Oui, je serais très curieux d’avoir des réactions de Louise – ou de Louis – d’aujourd’hui. J’ai d’ailleurs donné le livre à mes filles, l’une a vingt ans, l’autre quinze. Leur avis m’intéresse, comme celui d’amis plus âgés qu’elles mais plus jeunes que moi.
Peux-tu nous dire quelques mots sur ton éditeur Médiapop, basé à Mulhouse, qui a aussi publié le roman de Hugues Blineau, rédacteur à POPnews, “Le Jour où les Beatles se sont séparés” ?
Il a eu un rôle décisif dans l’existence du livre. Je suis entré en contact avec Philippe Schweyer, qui dirige cette maison, via une amie d’ami, Nicole Marchand-Zañartu, qui y avait publié “Les Grands Turbulents”, un recueil collectif de textes présentant à partir d’une photo divers groupes artistiques du de 1880 à 1980. J’avais écrit du bien de ce livre dans “Télérama”, ce qui l’avait ravi, et Nicole m’avait dit que Philippe aimerait bien me rencontrer. On a fini par se voir en avril 2019, je crois, on a bavardé, le courant est bien passé. Il a la cinquantaine et est très branché musique. Il a fini par me demander si je n’avais pas un manuscrit qui traîne… Ça tombait bien ! J’avais terminé depuis environ trois mois la dernière version du roman, que j’ai juste un peu retouchée par la suite. Je lui ai envoyé, ça lui a plu et il a eu envie de le publier. Ce qui est très agréable avec un éditeur qui a un petit catalogue, c’est qu’il s’occupe vraiment des livres et fait participer l’auteur à toutes les étapes. On se comprenait, ça a été une collaboration étroite de tous les instants. Jusqu’à la couverture où il m’a demandé de lui faire des suggestions. Je lui ai envoyé des photos de mon blog Musicolor [en très basse résolution, prises lors de concerts, NDLR], plutôt des vues du public, et il en a choisi une. Au début, j’avais pensé à une image tirée d’un film de Rohmer mais pas très rohmérienne, en noir et blanc, qui rappelait plutôt Garrel, montrant des corps sur un lit. Mais c’était un peu compliqué en termes de droits, donc on a laissé tomber.
Ce titre hommage à Daho, tu l’avais depuis longtemps ?
Comme il y a eu toutes ces versions successives, il est arrivé assez tard. Je voulais qu’il y ait le prénom du personnage, et “sortir ce soir”, ça coulait de source. J’ai envoyé le livre à Etienne avec un petit mot qui lui disait que je lui devais 20 dollars à mon tour, allusion à une vieille histoire. Quand il avait sorti son premier album live, en 1989, je lui avais soufflé le titre “Live ED” et il m’avait donné cette somme. Je lui avais vendu ce titre pour 20 dollars !
J’avoue que ce jeu de mots sur “Live Aid” m’avait échappé jusque-là.
C’était un jeu de mots de circonstance. Aujourd’hui, ça ne correspond plus à rien !
Tu considères que c’est un artiste très représentatif de l’époque que tu fais revivre dans le livre, même si on ne peut évidemment pas résumer sa carrière à ces quelques années ?
Ce qui m’intéressait, c’est qu’à ce moment-là il débarquait vraiment à Paris pour s’y installer. Au départ, il était à Rennes, ensuite il faisait souvent des séjours à Paris en squattant chez les uns ou chez les autres. Au moment où commence le livre, il est sur le point de s’établir dans la capitale. Environ deux ans après, il peut s’acheter un appartement à Montmartre, ça dit quelque chose du succès qu’il a connu alors. Mais au début, il est un peu comme Louise, un provincial qui s’installe avec ce que ça suppose d’esprit de conquête. Je suis content d’avoir aussi placé dans le livre le nom des Spanish Meatballs, un groupe de rock garage parisien qu’on pourrait croire inventé mais qui a bel et bien existé. Le futur acteur Antoine Chappey, qui est un ami et qu’on verrait plus tard dans ce film devenu un peu mythique, “Mona et moi” de Patrick Grandperret featuring Johnny Thunders, en faisait partie. Je ne suis même pas sûr qu’ils aient enregistré le moindre single [on trouve leur trace seulement sur une compilation sortie en 1989, morceau ci-dessous, NDLR]. Mais c’était franchement pas mal.
Portrait : Richard Dumas.
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