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Disques

Freelove Fenner – The Punishment Zone

Une imagination débridée sur des considérations savantes et documentées, une pop DIY bricolée patiemment et polie comme du soft rock 80ies : “The Punishment Zone” de Freelove Fenner est une alliance harmonieuse des contraires.

On connait peu Freelove Fenner en France et c’est bien dommage. Une apparition sur une Mostla tape (“V”) de 2013 et c’est quasi tout. Pour un peu, on accuserait l’origine canadienne qui semble jeter une ombre sur le talent de ces « autres » anglo-saxons. On ne s’explique pas autrement le peu de succès, au hasard, d’un Nicholas Krgovich, condamné à l’excellence silencieuse (“Philadelphia”, “Pasadena Afternoon”, duo de chocs de l’an passé). Comme le hasard n’existe pas, on les trouve réunis dans la chaleureuse (et ô combien généreuse) maison de Moone Records qui semble protéger toutes nos idoles passées (Little Wings, Tori Kudo), présentes (Krgovich) et à venir (Helvetia et Freelove Fenner donc).
Freelove Fenner nous est présenté comme un duo arty de Montreal, aimant habiter les studios strictement analogiques moins par fétichisation d’un passé glorieux ou snobisme patenté mais pour éviter les habitudes induites par les nouvelles techniques d’enregistrement. De ces pratiques résultent une approche sensorielle différente (absence d’écrans), une lenteur dans la production et la difficulté d’obtenir un vernis de qualité. Voilà pour le préambule promotionnel mais hautement nécessaire à la compréhension de ce bijou de production qu’est “The Punishment Zone”. La référence au vernis n’est pas fortuite tant la pochette nous invite à considérer le patient travail du couche à couche de la nature morte hollandaise ou l’engagement de Giorgio Morandi, remettant chaque jour ses objets sur le métier, leur donnant une vie quasi métaphysique, ou encore la peinture de Chirico, pont entre tradition classique, idéale et modernité subjective.
Freelove Fenner travaille dans ces champs-là. Miniatures pop (chacune d’environ 2 mn), efficaces, scintillantes, baroques, folles, toujours évidentes et pourtant cherchant sans cesse d’autres chemins de traverse, ce qui donne une impression de plénitude, de luxuriance foisonnante alors que l’album dépasse à peine les 30 mn. On pense aux films que sont les compositions de Broadcast mais habilement remontés, dégraissés, à un Deerhoof qui se serait assagi et coupé deux ou trois têtes. Une basse eighties (l’axe Cure/New Order, la rose sur la pochette…), des guitares cristallines, un air de Krgovich en plus (soft) rock, un son rond et des montagnes russes à la Broadcast mais, avec ruptures signifiantes géniales. Et des textes flirtant bon avec la science, fiction ou non, le monde gréco-romain, notamment la figure ambiguë de Messaline et les vi(c)es des 12 Césars de Suétone. On pense aux jeux sur le langage et à la culture de Shakespeare, ou, plus proche de nous, à Thousand, sans doute dans la même démarche que les Canadiens : ouvrir l’écriture pop à de nouveaux mondes (les nôtres, de plus en plus inconnus) par des associations audacieuses. Jeter la pop dans la poésie de Laniakea, surperamas de galaxies qui nous englobe (10 puissance 7 masses solaires, excusez du peu) et nous projette vers le Grand Attracteur, ou dans celle de la sonde Mariner 9 lancée en 1972 autour de Mars et qui devrait tomber sur le sol de la planète rouge d’ici quelques années, voilà qui a de la gueule et donne le vertige (“Carol”).
C’est le cas de toutes les compositions de “The Punishment Zone”, habitées, profondes, se colonisant les unes les autres et dans lesquelles on aime s’embarquer et se perdre, reflet d’un monde aux savoirs plus accessibles et partagés que jamais et pourtant sur une pente qui ressemble plus à un déclin qu’autre chose. Grandeur et misère de l’homme pascalien, ridiculement fini mais contemplant l’infini et sa propre fin, voire, modernité de l’homme !, celle de son espèce et de sa planète d’accueil.

What are words
Sounds of words
Open signs
Cleaning is endless
Clean up my sentence
Of Future Imperfect
And infinite tenses

On aime les raffinements de percussions étranges dans “Tied Up” ou les harmoniques dans “Glass Numbers” ou “New Wave Pool”, tube dans un océan miroitant. Enfin, l’album se termine puissamment sur “Whatever Grows” dont l’efficacité tendue, et courte, finit de nous emballer. Freelove Fenner a semé des graines fécondes dans un imaginaire qui prend racine dans une physique hallucinante, dans un quotidien su(pe)rnaturel qui ne lasse pas de nous surprendre pour peu que l’on s’y intéresse (la leçon de Morandi, encore une fois). L’heure de la récolte a sonné.

Avec l’aide de Johanna D., O Tempora ! O Morandi et mores

“The Punishment Zone” est sorti le 2 février 2021 chez Moone Records.

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