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Renaud Monfourny, histoire(s) d’un œil

Renaud Monfourny raconte près de quarante ans de photo aux “Inrocks” : l’évolution du métier et de la presse en général (pas forcément dans le bon sens), quelques désillusions… mais aussi et surtout des rencontres inoubliables.

On aime beaucoup le petit et valeureux éditeur Médiapop, de Mulhouse, qui a publié au fil des ans des livres de Dominique A, François Gorin, Fred Poulet, Nicolas Comment, Pascal Bouaziz (l’intégrale des textes de Mendelson), des photographes Delphine Ghosarossian et Laure Vasconi, ou de notre collaborateur Hugues Blineau. D’un catalogue assez varié se dégagent deux lignes de force : l’Alsace (et plus largement le Grand Est) et la musique. Les deux convergent parfois dans des ouvrages comme “Rock the Citadelle, une histoire orale et visuelle du rock et des cultures alternatives à Besançon, de la fin des années 1970 à nos jours”, “Les Trente Ans du Noumatrouff, scène de musiques actuelles de Mulhouse” ou encore “C’est dans la Vallée, 20 ans”, sur le festival créé par Rodolphe Burger. Médiapop édite également la magazine culturel “Novo” (disponible gratuitement dans de nombreux lieux du Grand Est, ou par abonnement), continuateur des revues strasbourgeoises des années 90-2000 “Limelight” et “Polystyrène”.

Dans les parutions récentes, on note quelques petits livres d’entretiens, dont celui qui nous occupe ici. « Activiste multicarte forcené » (musicien, pigiste, fanzineux, auteur de “Rock the Citadelle” mentionné plus haut), Sam Guillerand a recontré Renaud Monfourny, photographe aux “Inrockuptibles” depuis le lancement du magazine en 1986 et seul représentant de l’équipe des débuts à être encore là. Un livre tout frais (l’introduction est datée de janvier 2024), tiré d’heures de conversations – en plusieurs fois ! – et découpé en chapitres chronologiques.

Morrissey. © Renaud Monfourny

Je connais Renaud pour avoir travaillé pendant près de sept ans aux “Inrocks” dans les années 2000, et pourtant, à la lecture du premier chapitre, je me suis aperçu que je n’en savais pas tellement sur lui, au-delà du fait que, comme beaucoup de Parisiens, il n’avait pas grandi dans la capitale. J’ignorais qu’il était originaire d’un petit village de l’Aisne, Coulonges-en-Tardenois (aujourd’hui Coulonges-Cohan), où ses deux parents étaient instituteurs, et où l’accès à la culture était forcément limité. L’apprentissage de la photo s’est faite d’une façon assez classique à l’époque de l’argentique, par l’inscription adolescent à un club lui permettant de pratiquer. Plus original, à 17 ans, en 1979, Renaud part à l’aventure en Irlande avec deux amis pour réaliser un reportage (textes et photos) après avoir gagné un concours.
C’est en entrant à la fac à Reims que se précisent ses goûts en matière de littérature et de musique, avec la découverte décisive (outre l’alcool et diverses susbstances) de Can et du Velvet, mais aussi de Gong et du fameux “Obsolète” de Dashiell Hadayat. Tout en écoutant aussi Higelin ou Barbara. Une année seulement, avant d’entrer pour deux ans dans une école de photo à Bruxelles, place forte du postpunk et de la new wave où il se passionne pour Wim Mertens, les productions des labels Crammed Discs et Les Disques du Crépuscule… « Mon univers esthétique et ma vision artistique se précisaient, doucement mais sûrement », raconte-t-il.

Pixies. © Renaud Monfourny


L’aboutissement logique de ce parcours, c’est Paris, à une époque, les années 80, où il est encore possible d’y vivoter – dans une chambre de bonne – tout en ayant du temps libre. Dans ce « théâtre agité, effervescent et généreux d’expressions artistiques (et culturelles) décomplexées et omniprésentes », “Monfou” collabore avec quelques titres de presse écrite et finit fatalement par rencontrer Christian Fevret, qui lui passe ses premières commandes pour le fanzine qu’il vient de lancer, “Les Inrockuptibles”. Bientôt, il devient avec Eric Mulet le principal contributeur visuel du journal, qui s’est un peu professionnalisé mais qui est toujours réalisé par une toute petite équipe. Il prend souvent les photos de couverture (en couleur), en allant parfois spécialement en Angleterre : Rita Mitsouko, New Order, Woodentops, R.E.M., House of Love, Prefab Sprout… Le souvenir d’une séance – pas franchement posée – avec les Happy Mondays est particulièrement savoureux. Sous le pseudo de Bates, il signe également quelques courts articles et des interviews, pas uniquement de musiciens d’ailleurs (et dans le cas des musiciens, souvent en décalage avec la ligne rock indé du magazine). Malgré des liens privilégiés avec les maisons de disques, qui disposent encore de gros budgets à l’époque, les travaux de commande sont rares. Et Renaud Monfourny fait passer l’amitié et ses goûts avant l’appât du gain, comme en témoignent ses photos de pochette pour plusieurs albums solo de Pete(r) Astor.

Les pages suivantes, un peu moins personnelles, racontent l’évolution du titre, bimestriel, puis mensuel, puis hebdomadaire, enfin de nouveau mensuel, toujours dans un équilibre financier précaire malgré une large reconnaissance du milieu médiatique et culturel. Il y a désormais un véritable service photo, qu’il refuse de diriger pour continuer à se concentrer sur ce qu’il aime : les rencontres, les portraits, la part la plus humaine de son activité. « J’ai toujours priorisé la rencontre à la technique. En ce sens, je ne suis pas un “technicien”. Prendre des photos en studio avec un coiffeur, un styliste et trois flashs ne m’a jamais attiré », résume-t-il.

Patti Smith. © Renaud Monfourny


Il connaîtra une période dorée avant que le journal, selon lui (mais c’est un avis largement partagé), ne perde son âme en cherchant absolument à se renouveler et à couvrir une palette toujours plus large de sujets. Il est vrai aussi que le numérique et Internet bouleversent les usages. Plus ou moins placardisé (et passé à mi-temps…), le photographe se sent de plus en plus éloigné de la ligne éditoriale, devient « Monsieur c’était mieux avant » et se retrouve l’unique légataire de l’esprit Inrocks « historique » quand une grande partie des anciens – et des moins anciens – accepte la rupture conventionnelle collective en 2018. Heureusement, son photoblog lui permet de continuer à faire ce qu’il a toujours aimé, sans pression.
Plutôt que de présenter un simple portfolio, la partie « bonus » du livre accompagne une vingtaine de clichés noir et blanc de souvenirs de séances. Renaud raconte ses rencontres avec Lou Reed, Neil Young, Iggy Pop, Pixies, Nirvana, Björk, Mazzy Star (parmi les rares « mauvais clients », ce que corrobore l’autobiographie de Jean-Daniel Beauvallet, “Passeur”), Maurice Pialat, et quelques écrivains importants comme Don DeLillo, Louis Calaferte, Marguerite Duras, William Burroughs ou Hubert Selby, Jr. La dernière phrase (à propos d’une séance avec Woody Allen) est un parfait condensé de sa pratique : « Ma recette n’a jamais changé : de la passion et du bricolage. »

Médiapop Editions, 154 p., 15€.


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