Cœur en berne et moral dans les chaussettes sont au programme de l’écriture à la fois libre et ciselée d’un auteur auscultant à distance son moi et son monde. “Dan’s Boogie” est le reflet de cet état instable qui oscille entre brutalité et délicatesse, soit un album très immédiat, de punk en jabot, de roi au pied bot.
Dan’s boogie ou Dan’s moody ? Attention au titre trompeur car comme toute la prose de Dan Bejar, tout est sujet à caution et l’auteur avance ici masqué voire les yeux bandés par lui-même, bien drapé dans sa poésie pas si absconse que ça mais ouverte à la pluralité des sens. On se permettra d’insister sur les paroles car c’est pour nous ici que l’album nous semble particulièrement réussi. Musicalement, nous sommes plus circonspects, un peu en attentes déçues suite au deux précédents albums. “Labyrinthitis” était immédiatement séduisant et impressionnant, “Have We Met” était au contraire plus capiteux et étrange, quasi lynchien. “Dan’s Boogie”, lui, séduit immédiatement dans ses trois premiers singles mais laisse un peu plus froid dans le déroulé de l’album.
On retrouve ce qui me plaît moins chez Destroyer, le côté un peu Bowie, glam grandiloquent, heureusement contrebalancé par un esprit punk rock, très crade, ouvertement revendiqué, il me semble, depuis la tournée assourdissante de “Labyrinthitis” et qui salit ici ouvertement le son de l’album. D’où une impression d’inachèvement punk, de léger laisser-aller dans la production pourtant élégante, avec des morceaux faits de bric et de broc : batterie en prise directe dans un vaste studio, synthétiseurs un peu gris, pas très séduisants, comme ceux des jeunes groupes punk, production qui bien souvent entasse les éléments comme des briques lourdes, wall of sound dans ta gueule.
Là où les éléments se fondaient harmonieusement (l’exemplaire et grand œuvre “Kaputt”, ou encore les deux derniers albums), ici c’est l’énergie et la rudesse qui prédominent pour finalement coller esthétiquement avec les temps durs, noirs et glorifiant le simplisme, les solutions tranchées à coups de serpe, de tweets assassins ou de tarifs douaniers. Évidemment, on pense à la situation géopolitique mondiale mais aussi peut-être à une période personnelle difficile que semble traverser Bejar ou qui, du moins, affleure dans l’inconscient créatif de son écriture puisque l’auteur affirme se laisser aller dans son travail poétique.
Face A
The Same Thing as Nothing at all donne le ton de cet album inspiré de récitals piano voix de Rat Pack d’aujourd’hui, tout comme Dan’s Boogie qui donne dans le piano bar punk, comme si les bordéliques Lou Reed ou Iggy s’invitaient chez le propret Bowie, mais qui surprend avec un léger glissando de guitare. Sur The Ignoramus of Love, le clavier merdique s’impose discrètement et il est magnifiquement rehaussé par une guitare Hawaï tout à fait inattendue.
Évidemment, c’est le single Hydroplanning Off the Edge of the World qui domine la face A avec refrain glorieux, lalala presque niais, mais (et tout est dans le mais) basse qui bastonne puis guitare qui déchire et s’impose ou plutôt se surimpose dans le mix. C’est une entrée directe dans les morceaux épiques et tubesques du groupe.
Face B
La face B est dominée par Bologna, James Bonderie fabuleuse, aux percu (congas) vaguement sud-américaines sur une ligne de basse parfaite, avec la suavité de la voix féminine de Fiver qui vole momentanément la vedette avant d’être rejointe par celle de Dan. L’ombre de “Labyrinthitis” plane sur le titre, avec l’évocation du thème de la rupture, et stylistiquement le parlé-chanté du titre June sur l’album précédent.
I Materialize et Sun Meet Snow sont envisagés comme une suite musicale, avec un subit décrochage, comme une fracture entre les deux titres, un pétage de plomb, un AVC musical ou une solution plus radicale (cf. Bologna). C’est peut-être, esthétiquement, le joyau de la production de l’album dans sa facture composite qui rappelle les étrangetés de “Have We Met” et joue sur le thème de l’union /séparation qui irrigue l’album. Sun Meet Snow a un final puissant après les étages successifs dont un passage de percus à la Steve Reich (sans doute aux claviers) tout à fait étonnant.
Cataract Time, deuxième single, joue, comme sur “Labyrinthitis”, avec les atouts immédiats d’une mélodie simple et répétitive mais rivée de détails qui partent en vrille, comme les percussions sauvages pleines d’échos et le solo de sax (Shabason toujours impeccable, ici comme avec Krgovich) qui brille et joue sur les oppositions de production de John Collins, grand maître d’œuvre ici.
Travel Light joue le même office que Last Song, titre final de “Labyrinthitis”, où le piano tout en accords fastoches et plaqués remplace ceux de la guitare de l’album précédent. C’est une bluette finale, quasi improvisée. Magie de l’instant pour un album dont l’urgence se sent partout (on est loin de la maestria voulue de “Kaputt”) alors qu’il fut, paraît-il, écrit dans la douleur et au piano, pendant de longs mois, sans direction musicale précise.
Paroles
Comme chez les grands et les endurants auteurs-compositeurs de la scène indie, on repère certains trucs d’écriture assez touchants comme ces phrases ou expressions qui reviennent d’un titre à l’autre et c’est ici particulièrement le cas. On trouve même des quasi-repiquages des albums précédents. Cela touche l’oreille et la mémoire, joue de ses reflets chez le fan, éclaire ou embrouille aussi.
Dans The Same Thing as Nothing at All, on retrouve le “quote unquote” qui était répété dans June sur “Labyrinthitis” comme un jeu de citations, ou de miroirs (à dégommer) à la Lady of Shanghai de Welles.
On préfère les allitérations choisies qui sont comme des glissements de terrain, heureux, dans l’écriture :
« I’m sick of reminiscing
I’m sick of women missing »
Hydroplanning Off the Edge of the World touche au grand art de Bejar.
« Fools rush in but they’re the only one with guts »
Est-ce une évocation de la prise du Capitole ?
« At night cats smashed in the snow I don’t mind »
La rumeurs des chats chassés et dévorés par les migrants ?
« Dead ends on Retrospective Street
In love with every person I meet,
in love with the Gun Club »
Est-ce le groupe ? Les cinglés armés ?
L’auditeur (et peut-être Dan lui-même) est dans une indécision devant le flot.
D’ailleurs, il module :
« Fools rush in but you’re the only one with guts
We are family… »
Il y a donc eux, nous et les deux pris ensemble.
Pas si simple.
L’écriture est indécise, entre l’expérience directe de l’auteur dans son environnement et un « nous » qui serait plus précis, comme celui d’un couple.
Et puis il y a un air de bordel politique à la King Lear, où le vent de la tempête, dans laquelle se perd Lear/Bejar, et auquel il parle, serait ici une brise. On retrouve d’autres éléments de Lear dans :
« Mirthless husk floating on an ocean
On the surface of the King of France »
Au moment de terminer ces lignes, je m’aperçois que Bejar évoque dans plusieurs interviews Lear comme une référence de plus en plus présente dans sa vie vieillissante, preuve que l’intuition n’était pas si mauvaise.
Quoi qu’il en soit, la souffrance est là et s’aiguise d’un double emprunt à Suffer de « Labyrinthitis » :
« No matter where no matter when
Ssssuffer. »
Avec un suffer qui bégaie et se transforme en souffle. La brise sans doute. Le blizzard piquant de la douleur.
The Ignoramus of Love surfe plus ouvertement sur le thème de la rupture amoureuse qui est l’autre grand thème de l’album :
« Well so be it
You chose the path of a psychopath
Well I wasn’t born to love at all costs
In fact I could only love a cause that’s already lost
And I wasn’t to put on his earth to argument with you »
Avec “Dan’s Boogie”, c’est dans l’autre grande manière de Bejar que l’on plonge, le cauchemar soft, la nausée presque agréable – car c’est ça un monde en décadence – avec éclairs de génie :
« The opera house is a jam space for the desesperate and insane
Stockbroker weeps for his 80s
Makes beats for the ladies in grey »
Avec des ladies in grey qui sont autant une image de la fatale Walkyrie que celle de beiges ladies conservatrices.
et des citations littéraires qui sentent bon les embruns du Peter Grimes de Britten ou ceux de Virginia Woolf :
« You’re lost in the lighthouse
You’re lost at sea
That’s my mystery »
Dans l’énigmatique Bologna, c’est à une bien ténébreuse affaire que l’on a affaire, aussi embrouillée que celle de Balzac. Fuite/rupture amoureuse ? Ou tournée qui ne viendra peut-être plus dans Bologna la rossa ? Souvenir amoureux d’une virée en Italie ? Peut-être, simplement, name dropping astucieux (l’animal est coutumier de la chose)… Plus je l’écoute et plus Bologna me fait songer à une évocation d’un reste peu ragoûtant de suicide.
Nous avons évoqué I’enchaînement I Materialize et Sun Meet Snow qui est un peu le A Day in the Life de Destroyer, version dépression post-rupture :
« You kiss and you make up
You fall asleep and you wake up
You turn around and have a ball
You turn around where did it all go
Sun meets snow »
Et cela continue avec la fulgurance en jouant sur les sens anglais et français de rue (regret amer) couplé à avenue, sur le thème de la conjugaison de la bal(l)ade infernale :
« All my past is littered with ghosts
It was always gonna be that way
Now you see me come through
Down rue down Morgue Avenue
You see me come through
I see you come through
We came through »
Mon collègue et ami Vincent Arquillière me suggère aussi une autre référence : on retrouve « rue Morgue avenue » dans Just Like Tom Thumb’s Blues de Dylan, résurgence de « Double assassinat dans la rue Morgue » d’Edgar Allan Poe. Et comme une bonne source jaillit dans d’autres endroits, elle irrigue aussi Tell Your Sister de Lloyd Cole. Merci Vincent !
Enfin, mystère pour les exégèses de Dan Bejar, Cataract Time m’évoque autant les cataractes à haut débit, dangereuses, de Niagara Falls (venues du Canada), la romance qui n’est pas un long fleuve tranquille entre Mitchum et Monroe, que les flots de pleurs ou la cécité naissante.
Et là, c’est Bejar qui le dit, il cite aussi Shakespeare lorsque Lear en pleine folie/lucidité déclare, ou plutôt tempête : « Cataracts, out ! ».
Enfin Travel Light est une évocation d’un monde abject entre salariat et paradis forcément artificiel. Départ précipité, léger, mais aussi vers une lumière (possible ?) dans la nuit. Visiblement pas pour Dany, pour autant que l’auteur soit narrateur…
« Go
Where you want to go
Into the mine
I don’t mind
Into the night
Travel light
(…)
Dopers and pushers
They just want to be free
Captains of the sea
Exteriors day
Interior night
Fade
Travel light »
En somme, un auteur en symbiose avec son groupe et son producteur, capable de nous régaler, une fois de plus, d’un album remarquable, avec des singles qui resteront des hits de concert. Destroyer en pleine maturité et au sommet de son art. Godspeed You, Dan Bejar !
Avec l’aide de Johanna D, qui n’a pas voulu acheter le combo Superbundle avec photo de Dan dédicacée, la faute aux droits de douane de qui vous savez.
“Dan’s Boogie” est sorti le 28 mars 2025 en CD, LP et numérique chez Merge.
Destroyer jouera le 9 juin au Trabendo, à Paris, avec Fiver en première partie.
Aymeric
Chronique attendue, merci!