Neuf ans après ”The Catastrophist” qui touchait (de loin) à la pop chantée, Tortoise revient à ses fondamentaux, rythmes et textures, pour un album de miniatures très compactes et tendues. Un concentré de post-post-rock.
Qu’est-ce que Tortoise a encore à nous dire après toutes ces années, pour nous, vieux discophiles ? C’est un peu la mauvaise question qu’on peut se poser. Pourtant, et cela fait office de test et de preuve, l’annonce de la tournée de Tortoise a déchainé une avalanche de messages amicaux (y compris des SMS…) pour se refiler le bon plan. Et ne pas louper la mise en vente. C’est donc que Tortoise titille encore en nous quelque chose, bien loin d’un vague relent de curiosité ou une nostalgie bien cultivée de boomer blasé.
Que reste-t-il du post-rock, ou du « prof rock » comme le disait un critique gonzo rouennais ?
Plus grand-chose et c’est peut-être tant mieux. Ainsi Tortoise n’est plus cette figure tutélaire et on peut (ré)écouter ses disques. Une première remarque : Tortoise, sans suivre les modes, infuse dans l’air du temps et finalement nous propose non pas un continuum mais une version actualisée de ses propositions musicales. C’était déjà le cas avec “The Catastrophist” qui nous avait enthousiasmé en 2016, alors qu’on était déjà « détortoisisé » ou du moins passé, le croyait-on, à autre chose. C’était sans compter sur le fait que Tortoise aussi était passé à autre chose.
Ainsi Tortoise vieillit avec nous (mais mieux que nous), se reconfigure, cherche des voies alternatives sans puissamment changer.
On retrouvera donc une architecture basée sur les percussions et les claviers, une atmosphère un peu jazz muzak, Steve Reich en vacances sur la plage, et une guitare ligne claire reconnaissable entre toutes. Et surtout, un jeu de construction de timbres, de rythmes pour repousser les limites du rock, du jazz, de la musique dite contemporaine, en imbriquant toutes ces manières de faire les unes dans les autres.
Mais le Tortoise d’aujourd’hui, bien qu’éclaté dans diverses directions (McEntire à Portland, deux membres à Los Angeles et deux restant encore à Chicago) et résolu au travail à distance et aux périodes d’enregistrements ponctuelles, est obligé de composer avec ces forces disparates. Tortoise n’est plus ce consortium ouvrant grand les fenêtres de la composition mais, singulièrement, peut-être davantage ramassé comme une machine de guerre ou un animal tendu vers la chasse. Si Tortoise revient après neuf années d’absence, il faut qu’il ait encore quelque chose à dire, ou du moins, ait encore envie de dire quelque chose. D’où des stratégies de production, visant à éliminer telle ou telle facilité de jeu pour ne pas copier celui de son partenaire (McEntire, Bitney et Herndon cherchant toujours à se différencier surtout lorsque l’un prend les fûts après l’autre dans le même titre) ou à recourir à des stratégies obliques, comme ne pas chercher à tout prix une mélodie introuvable et se concentrer sur les rythmes.
”Touch” est donc dégagé des basses relations pécuniaires et de lutte d’ego et avance vers le nouveau. En cela, il est un album ramassé, tendu vers lui-même et ses potentialités, et propose toujours quelque chose d’inattendu et d’intéressant. Ainsi, il n’est pas le nouveau mètre étalon d’un groupe culte à ranger à coté de “Millions Now Living Will Never Die” (1996) ou “TNT” (1998) mais un nouvel état de ses capacités. Il est donc tout à fait passionnant pour qui veut entendre du Tortoise 2025 et non pas du Tortoise millésimé vieilli en fûts.
Vexations, le bien nommé, joue sur des rythmes de claviers versus des rythmes de percussions vs des rythmes de guitare sur lesquels surnage une guitare twang à la Tortoise signée Jeff Parker. Du post-rock certes, mais aussi beaucoup de claviers rétro qui sont la marque de fabrique de ce ”Touch”. Notons aussi les finals, toujours remarquables, presque toujours dissociés, ici dans le brouillard lent.
Sur Layered Presence, c’est un clavier clavecin (Jeff Parker au clavinet) plus de saison qui prend la lumière, et la guitare qui serpente comme la basse, avant une échappée de guitare solo qui zèbre l’espace et un final explosif mais… très doux sur des cymbales.
Works and Days, les travaux et les jours donc, est tout en jeu de maillets lumineux sur claviers. Avec une césure sur la fin du titre, dans le ralentissement, le grave.
Elka est de la motorik froide, à boîte à rythmes avec des éclats suraigus dans le fond du mix, comme si les trifouillages remplaçaient la mélodie.
Sur ”Promenade à deux, les basses vrombissent, la guitare des grands espaces s’installe avant de partir, pour un instant, comme un refrain, ailleurs, à la fois très loin et très proche, à l’aide de quelques claviers et percussions. On frôle le dub comme si on voulait l’éviter mais le faire pressentir.
Axial Seamount est tout d’irisations, de brillances (un clavecin !) mais avant tout un jeu sur les variations de tempo (vous savez, le post-rock…).
A Title Come, encore une fois, est tout dans les basses à la guitare comme aux percussions. Un poil muzak, un poil jazzeux, mais les belles peaux bien sourdes jouent sur notre corde sensible.
Sur Rated OG, on trouve de beaux entrelacs de guitares variées (dont certaines très tendues) sur rehauts de percussions/claviers qui éclaboussent dans les aigus avec un final dans les brouillages.
Oganesson est encore un beau jeu sur les rythmes et le tempo, du jazz-rock à la Tortoise, avec une basse très solide et un ensemble de percussions vraiment classieux qui se déploient sous des lignes mélodiques très simplifiées. Et toujours un final qui vient écraser/relancer le titre comme une variation/destruction.
Night Gang, enfin, est peut-être un des plus beaux titres avec guitare twang bouseuse et chaude (Fender Bass 6) sur des glacis de clavier. Et toujours ce détail qui impulse un changement, ici virage de clavier ou de guitare qui fait vriller la chanson pour perturber ce qu’on serait tenté d’appeler son plateau.
On prendra ce “Touch” comme un ensemble de paysages rythmiques et de timbres, non plus connus mais arpentant des directions nouvelles, s’arcboutant toujours sur une riche exploitation de détails et qui sont ici mis au centre pour en former l’architecture et le contenu. Tortoise est toujours aussi passionnant, dans ses choix comme dans ses refus.
Avec l’aide de Johanna D. McEntière
“Touch” est sorti en LP, numérique et CD le 24 octobre 2025 chez International Anthem.
