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Other Lives – Interview

C’est à l’étage du showroom Gibson à Paris (que rien n’indique depuis la rue, chose compréhensible étant donné les dizaines d’instruments que renferme l’endroit…) qu’on rencontre Jesse Tabish. Cerné par les fétiches rock – guitares onéreuses, donc, portraits noir et blanc de musiciens, contondant coffret vinyle de Led Zep… –, le frêle chanteur et leader d’Other Lives, réputé pour son perfectionnisme, nous parle du nouvel album du groupe, quatre ans après le merveilleux et inépuisable “Tamer Animals” : le très attendu “Rituals”. Un disque préférant aux grandes envolées lyriques du précédent une approche plus pointilliste, tirant vers une certaine abstraction, mais où l’émotion est encore et toujours au rendez-vous.

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Le nouvel album marque une évolution assez nette dans votre son et votre façon de composer. Cette volonté était-elle là dès le départ ?

Jesse Tabish : Quand nous avons commencé à travailler sur ce disque, nous avions une idée très claire de ce que nous voulions faire. Nous avions envie d’élargir nos perspectives, sans pour autant renier le passé. Avec “Tamer Animals”, nous avions donné notre vision de l’Oklahoma, dont nous sommes originaires, et de la musique folk, et nous étions satisfaits du résultat. Mais nous ne voulions surtout pas refaire la même chose, c’était très clair entre nous. J’ai commencé à écrire de nouvelles chansons, et j’ai fini par en avoir 60 ou 70 au total. Je me suis alors aperçu que j’avais dévié de mon intention de départ, qui était de faire un disque assez ramassé, avec des morceaux plutôt simples, directs. Là, on se retrouvait avec un album long, presque un double, et des compositions relativement complexes. Ce qui, après tout, nous convenait tout à fait. Cela a été une bonne leçon : il est inutile de s’imposer un cadre trop strict dans le processus d’écriture, il vaut mieux laisser venir l’inspiration et voir où elle nous mène.

Depuis l’album précédent, avez-vous découvert de nouveaux artistes, des disques qui vous auraient influencés ? Je pense notamment au remix du morceau “Tamer Animals” par Atoms For Peace, très éloigné de l’original, qui peut rappeler certaines sonorités de “Rituals”.

Depuis nos débuts, dans l’Oklahoma, nous avons toujours écouté des choses assez diverses, un régime très sain à base de Philip Glass, Steve Reich, Neil Young, Pink Floyd… Quand nous travaillions sur le nouvel album, j’ai découvert des disques que, bizarrement, je n’avais jamais vraiment écoutés. L’équivalent de ces livres qu’on te conseille de lire au lycée, ce qui est plutôt dissuasif… Tu ne les lis pas à ce moment-là, et finalement tu les ouvres quand tu as la trentaine. Par exemple, j’ai écouté pour la première fois “Remain in Light” des Talking Heads il y a un an et demi. J’ai aussi découvert avec ravissement un classique de Dr. John, je crois que ça se prononce “Gris-Gris” (il le prononce à la française, et donc correctement, l’artiste étant originaire de La Nouvelle-Orléans, ndlr). Et il y a beaucoup de disques comme ça, que j’ai découverts tardivement. Même s’il ne s’agit pas d’influences directes, le fait d’explorer ainsi des sonorités nouvelles a forcément un effet sur notre propre musique.

Ce nouvel album arrive environ quatre ans après le précédent. Cela te paraît long, ou est-ce un temps de gestation normal selon toi ?

En fait, nous avons tourné pendant près de deux ans après la sortie de “Tamer Animals” (le groupe a notamment fait la première partie de la tournée américaine de Radiohead, ndlr), puis nous avons pris deux ans pour réaliser “Rituals”. Je me suis résigné au fait qu’avec nous, ça met toujours beaucoup de temps… Je ne connais pas d’autre façon de procéder. J’aimerais me dire que la prochaine fois nous irons plus vite… mais franchement ça m’étonnerait ! (rires)

As-tu été surpris par le relatif succès de “Tamer Animals” ?

Oui, et c’était extrêmement motivant pour nous. Cela fait treize ans que je fais de la musique avec divers groupes, et c’était la première fois que des spectateurs dont l’anglais n’est pas la langue connaissaient nos paroles, les chantaient. C’est galvanisant. On ne s’y attendait vraiment pas. Voir que notre musique avait de l’importance pour tous ces gens, qu’elle les touchait à ce point, cela nous la rendait en retour encore plus précieuse, et nous encourageait à continuer.

Other Lives

Quand on écoute attentivement vos disques, et particulièrement le dernier, on se rend compte qu’ils sont extrêmement travaillés, que rien n’est laissé au hasard. Des artistes se sont perdus en tentant d’atteindre la perfection, de reproduire ce qu’ils entendaient dans leur tête. En studio, est-ce que vous vous fixez des limites pour ne pas en arriver là ?

(Rires) Je crois que tu t’adresses à la bonne personne… Oui, il y a eu des moments où on a cru devenir fous à cause de ça. En fait, il faut parvenir à faire la différence entre le bon et le mauvais travail. Le bon travail, c’est quand tu es vraiment concentré et entièrement dévoué à ce que tu fais. Le mauvais, c’est quand tu as une idée dont tu ne veux absolument pas dévier et que ça bloque le flot de ton inspiration et ton énergie. Evidemment, on a d’abord du mal à distinguer les deux car on cherche à bien faire, c’est comme une épée à double tranchant. Et puis, avec l’expérience, on comprend qu’il est illusoire de chercher la perfection, que l’important c’est que la musique vibre, qu’elle vive.

Vous avez votre propre studio ?

Oui, nous avons un home studio en sous-sol. Mais nous sommes aussi allés dans un studio professionnel à Los Angeles. Ceci dit, quel que soit l’endroit, c’est notre son avant tout. Comme pour l’album précédent, nous avons travaillé avec Joey Waronker, mais ce n’est pas comme un producteur qui décide de tout, c’est plus une collaboration.

Comme tu le disais, tu as écrit énormément de morceaux pour ce disque. Le choix a-t-il été difficile ?

Il y a quatorze chansons sur l’album, mais nous avons dû en enregistrer vingt-cinq ou vingt-six. Et franchement, nous aurions pu continuer, en enregistrer davantage… Celles que nous avons gardées étaient celles qui pour nous faisaient vraiment sens ensemble, qui s’imposaient.

Votre nouvel album demande une certaine attention et des écoutes répétées pour être apprécié. C’est presque un défi aujourd’hui, où notre temps libre est de plus en plus fragmenté, et notre attention retenue par de plus en plus de choses…

Oui, on peut voir ça comme un défi en effet. Mais on ne se pose pas vraiment la question quand on travaille sur un disque. On cherche simplement à faire la musique qu’on aurait nous-mêmes envie d’écouter, dans laquelle on se reconnaît. Artistiquement, nous avons toujours fait ce que nous voulions, et nous comptons bien continuer, au risque peut-être de perdre quelque auditeurs en route. On ne se préoccupe pas vraiment des tendances du moment.

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Comme les autres membres du groupe, tu habites aujourd’hui Portland, mais vous êtes originaires de l’Oklahoma, un Etat de grandes plaines, essentiellement rural. Penses-tu que le sens de l’espace qui se dégage de votre musique vient de là, ou est-ce un peu un cliché ?

Non, ça ne l’est pas. Disons que grandir en Oklahoma nous a appris la patience, et nous a donné effectivement un rapport particulier à l’espace. Les musiques de films, avec tout l’imaginaire qu’elles contiennent, ont eu également une grande influence sur le groupe, elles nous accompagnent depuis toujours. “Rituals” a été enregistré après une longue tournée, et c’est davantage un disque de voyages que les précédents. D’où le tempo plus rapide des morceaux, et surtout le côté plus répétitif, qui représente ce qu’on vit en tournée : chaque jour a tendance à ressembler à la veille, même si on change sans cesse d’endroit. Et en même temps, les morceaux sont plus lumineux, le son est plus ample.

Vous avez donc emménagé à Portland il y a quelques années. Etait-ce pour vous rapprocher de l’importante scène musicale de la ville ?

Non, pas du tout (rires)… Bien sûr, il y a de très bons groupes là-bas, mais on ne se préoccupe pas vraiment de faire partie de la scène locale. En fait, on est assez isolés car on passe le plus clair de notre temps dans notre sous-sol ! J’aime bien cette idée de « scènes », où les musiciens sont proches, mais l’important, c’est surtout qu’ils fassent une musique intéressante. Et puis, aujourd’hui, je ne sais pas si la question de l’origine d’un groupe se pose encore de la même façon, tout est tellement mondialisé. C’est une grande chance, car nous pouvons tous être beaucoup plus ouverts à d’autres cultures, et en même temps il y a parfois de quoi se sentir un peu perdu dans l’inconnu, coupé de ses racines. C’est pour ça que j’aime tant la France et les Français, d’ailleurs ! (sourire) Vous restez attachés à vos traditions culturelles, car pour vous elles ont encore un sens au quotidien.

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Outre les Etats-Unis et l’Europe, vous vous être produits dans d’autres pays ?

Oui, mais pas assez à mon goût. Nous sommes allés au Japon et… au Texas (sourire). Au Mexique aussi, et au Canada – très exotique ! C’est vrai que pour la prochaine tournée, j’aimerais pouvoir découvrir d’autres pays, en Asie du Sud-Est, en Amérique du Sud… C’était difficilement imaginable il y a encore quelques années, mais aujourd’hui c’est une réalité pour certains groupes, et pas forcément les plus gros. Encore un bon côté de la mondialisation…

Les nouvelles chansons sont-elles difficiles à transposer en live ?

Nous y avons beaucoup travaillé. Pour l’instant, nous jouons sept ou huit morceaux du nouvel album en concert, et nous commençons à nous sentir vraiment à l’aise. Mais là aussi, c’est un défi, et ça l’a toujours été, de prendre quelque chose qui a été enregistré et d’essayer de le reproduire en live. Il y a beaucoup de mouvements, de détails dans nos chansons. Ceci dit, le fait que ce soit difficile est une bonne chose pour nous, ça nous évite de nous encroûter et de tomber dans la facilité et la démagogie quand nous sommes sur scène. Il faut qu’il se passe quelque chose musicalement.

Sur la tournée précédente, vous jouiez une reprise de “The Partisan”, un morceau popularisé par Leonard Cohen. En avez-vous prévu d’autres pour les prochains concerts ?

En fait, c’est la seule cover que nous ayons jouée, car c’est vraiment l’une de mes chansons préférées de tous les temps. Je sentais qu’elle faisait vraiment partie de nous, il nous semblait donc naturel de l’interpréter. Ça avait une vraie signification pour nous. D’ailleurs j’aimerais beaucoup pouvoir chanter la partie du texte en français ! Il faudrait que je progresse de ce côté-là.

Peux-tu nous parler un peu de l’artwork du nouvel album, également décliné sur le single promo de “Reconfiguration” ?

C’est ma femme qui a découvert cette artiste, Alexandra Valenti, qui vit à Austin au Texas. J’aime beaucoup son travail, je trouve qu’il représente bien l’idée de nouveauté que nous voulions exprimer à travers nos morceaux. C’est à la fois organique et très structuré, c’est grand, brillant, coloré… Ça nous semblait vraiment bien coller avec notre musique. Je crois que ma femme est tombée dessus sur Instagram… Ça montre à quel point il est facile aujourd’hui pour des artistes qui ne se connaissent pas d’entrer directement en contact, sans passer par une multitude d’intermédiaires. C’est vraiment une très bonne chose.

pochette

On dirait qu’il y a plusieurs strates dans ses motifs, un peu comme dans vos compositions.

Oui, et plusieurs dimensions, ça m’a tout de suite parlé.

Vos pochettes semblent en tout cas à l’image de la musique qu’elles contiennent, de plus en plus abstraites. Vous pourriez aller encore plus loin dans cette direction ?

On ne s’interdit rien, on a toujours envie de s’aventurer dans des territoires plus étranges, mystiques, inconnus. Est-ce qu’ainsi on se rapproche de la source ? Je ne sais pas… Mais nous sommes certains qu’il y a encore des choses intéressantes à découvrir. Et cette quête m’empêche de penser à mon impermanence en tant qu’être humain (il éclate de rire et nous laisse sur ces pensées métaphysiques).

Merci beaucoup.

C’est moi.

 

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