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Interviews

Dominique A : « Je suis l’anti Guy-Man de Daft Punk »

Trois ans après “Eléor”, un album aux chansons concises et au classicisme assumé, Dominique A revient en 2018 avec non pas un, mais deux disques. En attendant “La Fragilité”, enregistré en solo et prévu pour l’automne, il présente “Toute latitude”, plus classiquement élaboré en groupe, mais écrit à partir de séquences de boîtes à rythmes. S’il se démarque de ses deux prédécesseurs, “Vers les lueurs” et “Eléor”, et surprend parfois par sa dimension rythmique, il n’offre pas pour autant une révolution copernicienne. C’est peut-être au niveau visuel que la nouveauté est la plus évidente. Le chanteur a en effet confié la réalisation de la pochette et des vidéos en animation (voir plus bas) à Sébastien Laudenbach, réalisateur du très remarqué “La Jeune Fille sans mains” en 2016. Toujours aussi franc, amical et généreux de son temps, l’auteur du “Courage des oiseaux” nous a confié son envie de simplicité et d’équilibre, loin d’une recherche illusoire de la perfection ou de l’originalité absolue. Interview fleuve (tranquille) où l’on croisera aussi bien OMD que Pan Sonic, Guy-Man de Daft Punk, Katerine, Adrian Crowley ou… Maître Gims.

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“Toute latitude” est le premier volet d’un diptyque. C’est un disque enregistré en groupe, plutôt électrique et synthétique, rock si on veut, en contraste avec “La Fragilité” qui sortira à l’automne, plus dépouillé et réalisé seul. Quels sont les groupes que tu écoutais à l’adolescence et qui te parlent encore aujourd’hui, même s’ils n’ont pas forcément influencé ton nouveau disque ?

Joy Division, entre autres. En fait, je reviens régulièrement à des « vieilles » choses. Par exemple, je réécoute Orchestral Manoeuvres in the Dark depuis une dizaine d’années, et je me rends compte que ce groupe est en train de devenir pour moi un fondamental. J’ai même trouvé quelques qualités au dernier album, c’est dire… Bon, deux ou trois titres. Mais il y a vraiment de très bonnes choses sur leurs premiers disques comme “Dazzle Ships”. Je ne dis pas que c’est un groupe majeur, mais je l’écoute de façon assez régulière. Et certaines personnes autour de moi ont du mal à le comprendre ! (rires) J’ai un vrai goût pour ces sons-là, cette façon de faire… Dans les morceaux de leurs débuts, je retrouve quelque chose de très enfantin, une approche de la machine encore tâtonnante, pas encore obnubilée par une forme de perfection numérique « fasciste »… Peut-être simplement qu’ils en avaient envie à l’époque et qu’ils n’y arrivaient pas ! (rires) Il y a un autre groupe de cette époque-là que j’adore et qui est selon moi très sous-évalué, c’est The Opposition. Le premier album, “Breaking the Silence”, est une merveille.

Ils avaient un petit public en France, non ?

Oui, ils avaient quasiment lâché Albion pour venir habiter ici. Génial, le plan de carrière… Ils avaient même emmené dans leurs valises leur ingé son anglais, d’accord pour venir travailler en France avec eux. Beauté du geste absolue ! Mais je suis fort marri si le son du disque ne vous évoque que les années 80… Après, vous ne seriez pas les premiers. Le premier, justement, c’est Sacha Toorop, qui joue de la batterie dessus. Il écoutait le résultat final avec ébahissement et un certain scepticisme au départ… Alors que je ne me sentais pas du tout dans ce registre-là, « années 80 », et encore aujourd’hui je ne perçois pas l’album comme ça. Mais je manque sans doute de recul.

Tu n’as pas cherché à faire un disque référencé musicalement, ou nostalgique ?

Non, pas du tout. D’ailleurs, pour une fois je n’avais pas d’idée très précise en tête, sinon celle de faire des chansons plutôt rythmiques. Sur la tournée précédente, on jouait “Rouvrir”, un morceau de “L’Horizon”, et on en faisait un truc assez groovy, en tout cas très cadencé. C’était vraiment le sillon que j’avais envie de creuser. Bon, finalement, le résultat en est assez loin, mais on a gardé l’idée d’un disque qui dégueule de rythmiques. En plus de la boîte à rythmes, j’ai travaillé avec deux batteurs : Sacha Toorop, donc, et Etienne Bonhomme, dans un style plus électro. Il a joué avec Claire Diterzi, fait partie du groupe Innocent X et compose beaucoup de musique ambient pour des documentaires. On s’était déjà croisés sur des concerts et ça avait bien collé musicalement et humainement. Tout le monde me disait que c’était un type super donc je n’ai pas trop hésité, c’est comme ça que je fonctionne.

Concrètement, comment as-tu procédé ?

J’ai acheté un huit-pistes pour me fixer des limites. Je l’ai utilisé pour “La Fragilité”, dans l’idée d’une restriction, non pas de budget mais de format, avec l’obligation de faire des choix. Je m’en suis aussi servi pour les ébauches de “Toute latitude”, qui finalement se sont retrouvées dans le disque, mais retravaillées, densifiées. Mes camarades ont amené des tas d’idées, de textures sonores. L’apport de Dominique Brusson et Géraldine Capart a aussi été décisif, on fonctionne plus que jamais en trio.

Ça a été une grande découverte. J’étais moi-même surpris par la tonalité des morceaux que j’ébauchais chez moi, et par le fait que les gens à qui je les faisais écouter me conseillaient de les garder tels quels, plutôt que d’en partir pour arriver à autre chose. Dans ces cas-là, quand c’est à peu près unanime et que ça s’impose comme une évidence, j’écoute et je suis. Après, quand on a retravaillé les chansons en groupe, est arrivé un moment où j’étouffais et où je sentais poindre le spectre de “Remué”. Donc il fallu alléger le disque, ce qui peut paraître étrange… Il était surtout nécessaire de réintroduire de l’harmonie, qui manquait tant j’avais seriné à tout le monde qu’il fallait du rythme. Un peu en dernier recours, j’ai dû me remobiliser et finir les arrangements en solitaire. Certains morceaux sont des miraculés, et ce ne sont pas forcément les pires…

Le parcours a donc été assez heurté, ce qui n’a pas du tout été le cas pour le deuxième disque. Tout s’est passé dans une évidence totale. Sur plus de la moitié des morceaux de “La Fragilité”, ce sont des premières prises, même si ce n’était pas un cheval de bataille. Ce qui est rigolo, c’est que les deux disques se sont faits en même temps. D’un côté un travail très évolutif, progressif, sans être expérimental, un terme qui ne convient pas à démarche. Et de l’autre, une grande fluidité, une simplicité dans le processus. Pour autant, la réalisation de “La Fragilité” n’était pas plan-plan, il fallait de la concentration et de la précision sur ces chansons acoustiques. En studio, je me suis dit que c’était vraiment un bonheur de faire deux disques, en naviguant de l’un à l’autre. Il y a eu une véritable circulation entre les chansons, certains prévues au départ pour le premier album se sont retrouvées sur le deuxième, et vice versa. “Lorsque nous visions ensemble”, qui figure sur “Toute latitude”, a failli être traitée de façon acoustique, par exemple.

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Tu avais déjà réalisé une doublette avec “La Musique” et “La Matière”. En quoi est-ce différent cette fois-ci ?

Déjà, “La Musique” et “La Matière” étaient sortis en même temps. Ils avaient été enregistrés selon la même méthode, avec le même type de sons, les mêmes instruments… Là, le huit-pistes a été un point de départ pour l’un des disques, et un point d’arrivée pour l’autre, ce n’est pas la même démarche et les résultats sont donc assez différents. “La Musique”/“La Matière”, c’est un double album non assumé, j’aurais d’ailleurs dû le présenter ainsi. “La Musique” était sans doute un disque plus ouvert, plus évident que l’autre, mais ça aurait été plus honnête de ne pas dissocier les deux sorties. Rétrospectivement, je me dis que c’est un choix un peu étrange, mais bon…

Là, ce n’est vraiment pas le propos, ce sont deux projets distincts qui se répondent. Il y a une volonté d’être créatif aussi dans la façon de présenter les choses, pas seulement dans le contenu. Surtout, je ne voulais pas me couper d’une envie au nom d’impératifs commerciaux. Car à force de différer les projets en considérant que ce n’est pas le bon moment, on finit par ne jamais les réaliser.

Lors de notre précédente rencontre, il y a trois ans presque jour pour jour, tu nous disais qu’il restait des barrières à abattre dans ta musique, que c’était même une nécessité. Tu as l’impression de l’avoir fait cette fois-ci ?

Non, et je pense que ces barrières ne seront jamais abattues, mais ce n’est pas grave. Sur “Eléor”, le disque précédent, j’asseyais quelque chose, et j’étais dans un état d’esprit où je n’avais aucune envie de tout bouleverser. J’avais enfin réussi à entrer dans l’oreille des gens, ce n’était pas pour en ressortir aussi vite…

Tu consolidais tes acquis, en quelque sorte.

Vous, vous pouvez le dire comme ça, moi je ne peux pas. (rires) C’est aussi que je n’écoutais que des disques de pop, plus de tout de musiques « compliquées ». J’étais sur la voie d’un classicisme auquel j’avais toujours aspiré, ce n’était pas pour tout envoyer valdinguer de façon un peu adolescente. J’assumais presque une forme de ramollissement, et tout ce qui m’importait, c’était qu’“Eléor” soit un bon disque. Rétrospectivement, c’est comme ça qu’on juge une œuvre, indépendamment du contexte, du moment où elle paraît, de ce à quoi elle succède. “Vers les lueurs” et “Eléor” forment clairement un binôme. Les deux disques ont été enregistrées par une petite formation électrique entourée d’instruments acoustiques dits nobles. Dans le premier cas, un quartette de vents avec des arrangements un peu tordus parce que David Euverte est un petit peu tordu, je le dis en toute amitié. Dans le second, un orchestre de cordes avec des arrangements très simples, basiques. C’est moi qui avais imaginé les lignes mélodiques, retravaillées ensuite par Renaud Lhoest.

Le moment était venu de casser un peu ça. Je n’aurais pas pu sortir en premier, ou uniquement, “La Fragilité” car pour le coup ça aurait été un « trinôme » (rires). Là, je remets un petit point d’interrogation sur les choses, c’était le moment de le faire. Après, il y a ce qu’on envisage, et ce que ça devient. Certains disques sont finalement assez loin, voire très loin de ce qu’on imaginait au départ. C’est le cas de “Toute latitude” sauf que, comme je l’ai dit, je n’imaginais pas grand-chose au départ… J’avais envie d’être un peu bousculé, par moi-même et par mes camarades. Ce n’est pas toujours évident à vivre… (sourire) A un moment, il faut se décider à reprendre la barre, à redevenir capitaine du vaisseau, mais chez moi il peut y avoir un temps de latence assez long avant de me rappeler que j’ai le « final cut ». Je peux facilement l’oublier quand je suis bien entouré. Il y a des droits que je ne m’octroie pas, c’est très bizarre.

Pour en revenir aux sonorités électroniques, sont-elles pour toi associées à la danse, à l’idée d’une dépense physique ?

Non, pas spécialement. En musique électronique, j’ai beaucoup écouté Pan Sonic, ce n’est pas franchement dansant ! Je suis retombé sur un de leurs disques récemment, je me suis dit que c’était quand même raide… Ah, la vache ! Comment j’ai pu écouter ça avec plaisir ? En fait, ce que j’aimais chez eux, et que j’aime toujours, c’est que tous les sons extérieurs peuvent se marier avec leur musique. Même un autre disque ! Ce n’est pas intrusif, sans être pour autant de la musique d’ascenseur, et c’est une force.

Pour en revenir à mon propre disque, c’est vrai que je pensais aller naturellement vers quelque chose d’un peu plus dansant, mais je me rends compte que ce n’est ni une obsession, ni un trait de caractère chez moi. C’est curieux, car là j’avais un boulevard pour le faire, et finalement non… Et au fond, j’en suis très content. Il y a aujourd’hui une telle tyrannie de ce côté-là que j’aime bien l’idée de travailler sur des rythmiques très régulières, en 4/4, sans pour autant chercher le beat qui va faire bouger. En fait, cet aspect rectiligne vient avant tout de ma faible connaissance du fonctionnement de la Tanzbär, l’appareil que j’ai utilisé. Le mode d’emploi était tellement épouvantable que dès que j’ai commencé à savoir programmer des rythmiques, j’ai préféré ne pas aller plus loin en me disant que je retravaillerais tout ça avec des musiciens. Dans ces limitations-là, j’ai obtenu des choses un peu étranges qu’Etienne Bonhomme a reproduites. A tel point que je ne sais plus toujours si c’est lui qui joue ou si c’est la boîte… En fait, c’est souvent un mélange des deux. Avec en plus Sacha pour les sons de batterie acoustiques.

Je ne sais plus qui avait dit « Avant, on avait des boîtes à rythmes qui imitaient les batteurs, maintenant on a des batteurs qui imitent les boîtes à rythmes »…

C’est un peu ça, en effet !

Justement, comment est venue cette idée de construire les morceaux autour de la Tanzbär ?

Au départ, ce ne devait être qu’un repère, pour ne pas tout faire reposer sur l’harmonie et avoir un élément rythmique prédominant dans les maquettes. Ce n’était pas censé devenir un axe sonore central du disque. Je suis allé voir sur Internet ce qui existait aujourd’hui en boîtes à rythmes, et finalement il n’y en a pas tant que ça, on retombe souvent sur les mêmes. La Tanzbär a des sons un peu vintage, mais qui ne sont pas trop connotés années 80. Ce n’est pas une TR 808 ou une Boss.

Elle a un truc très électro, et en même temps ça me rappelle ces disques allemands des années 70 que réédite le label Bureau B : Cluster, Roedelius… Dans mon esprit, ce n’était ni new wave, ni purement kraftwerkien. Il y avait une certaine douceur dans les sons qui me plaisait bien dans les échantillons que j’écoutais. Une fois la machine arrivée, il m’a fallu un peu de temps pour la dompter, et je n’ai dû l’utiliser qu’à un dixième de ces capacités. En plus, je n’ai pas réussi à comprendre comment archiver les rythmiques que je mettais au point pour y revenir ensuite, donc je devais les copier sur la carte SD de la machine. Je me suis retrouvé avec toute une pile de cartes SD que je conservais dans une boîte rapportée de Madagascar. J’allais voir Brusson avec cette boîte, en lui disant « Tiens, voilà les deux albums ! », et il me répondait : « Arrête, ça me déprime complètement »… (rires) Bon, c’est vrai que ça a un côté déprimant.

Cela t’a rappelé l’époque de “La Fossette”, où tu utilisais une boîte à rythmes sans doute plus rudimentaire ?

Oui, il y avait la même urgence, car je déteste perdre du temps, il faut que les choses aillent vite. En cela, je suis l’anti Guy-Man de Daft Punk. Il paraît que tant que lui ou Thomas Bangalter ne maîtrisent pas une machine à 100 %, ils ne l’utilisent pas. Moi, c’est tout le contraire et je pense que de ce point de vue, on évolue vraiment dans deux mondes différents. Là où ils sont consciencieux, perfectionnistes et travailleurs, moi je suis paresseux… J’aime l’idée de pouvoir sortir tout de suite quelque chose du bidule. Même si on est à mille lieues musicalement, je crois que c’est ce qui me rapproche tant de Philippe Katerine. On aime ce côté, peut-être pas punk, mais do-it-yourself, un peu art brut. Après, ça n’empêche pas le travail, bien sûr, parfois des jours entiers, voire des semaines, mais la matière première est souvent quelque chose de très ténu, réalisé dans un court laps de temps, « datable ». Et cette idée de départ que tu peux avoir eue en dix minutes, il est important qu’on la retrouve d’une façon ou d’une autre dans le morceau final. Après, chacun a sa méthode, j’ai juste constaté que c’était ma façon de fonctionner. Par exemple, la rythmique de “La Mort d’un oiseau”, sur le nouvel album est très spéciale. Je ne sais pas vraiment comment je l’ai faite, et ça a dû en tout cas me prendre trois minutes. J’ai placé la grosse caisse sur des temps inhabituels, et abouti à quelque chose d’un peu étrange, qui n’est pas imaginable. Un peu comme un accident. Pour “Corps de ferme à l’abandon”, j’avais le texte et j’ai tâtonné pour trouver une musique qui aille avec. Et à un moment, je me suis dit que ça collait. C’est de l’assemblage.

Si on te demandait de choisir entre enregistrer et tourner en groupe ou en solo jusqu’à la fin de ta carrière, tu opterais pour quoi ?

(Sans hésiter) En solo. Je m’amuse plus en groupe, j’adore ça, mais pour employer des grands mots, la vérité, c’est en solo. C’est un rapport d’un à un, l’artiste face à l’auditeur. Et puis, en tournée solo je ne suis jamais seul, je suis entouré par des gens avec qui je m’entends bien. Ce sont des moments de camaraderie encore plus forts qu’avec d’autres musiciens, car le cercle est plus restreint, on rigole plus. Après, l’expérience de groupe est musicalement hyper nécessaire et régénérante sur tous les plans. J’envie plein de choses chez mes camarades, en termes de jeu et d’inventivité. Mais si un jour on me dit « Mon gars, il te reste deux ans à vivre et tu as un album à faire », là je partirai en solo. Et il sera bien, le disque… (rires) Ce sera mon “You Want It Darker” [ultime album de Leonard Cohen, NDLR].

Des morceaux de l’album comme “L’Autre Côté d’une ombre” ou “Corps de ferme à l’abandon” sont parlés, voire murmurés, ce qui semble assez nouveau chez toi. Tu as cherché de nouveaux modes d’expression s’éloignant du chant pour ce disque ?

Ça s’est plutôt imposé parce que ces textes étaient de toute façon inchantables, surtout “Corps de ferme”. Après, curieusement, je ne m’autorisais pas jusqu’ici à dire les paroles plutôt qu’à les chanter. Comme si c’était forcément un « sous-morceau ». Je me suis complètement libéré de ces inhibitions, de l’idée que je n’avais pas le timbre pour ça, au point que j’en ai enregistré huit autres dans ce genre-là à la maison, pour les bonus de l’édition limitée. Ce qui fait que ça marche, c’est justement qu’il y a une résistance au départ, ces barrières à abattre dont on parlait. Comme si je cherchais une validation, parce que c’est un terrain sur lequel je ne me sentais pas légitime. Bon, clairement, c’est compliqué pour le live. “Corps de ferme”, je pense qu’on pourra le jouer, sans que ce soit gagné tous les soirs… “L’Autre Côté…”, ça risque d’être encore plus délicat, car j’avais une voix assez particulière quand j’ai fait la prise. Susurrer alors que la musique déboule derrière, ce n’est pas évident.

Tu pourrais enregistrer un album plus radical dans la lignée de ces deux morceaux, ou tu penses justement à la difficulté qu’il y aurait à le transposer en live ?

C’est plutôt que je n’en ai pas envie. Comme je le disais, je n’aime pas spécialement les disques compliqués aujourd’hui, je suis plus attaché à une forme de fluidité, d’évidence dans le songwriting. Je n’ai pas mis quelques morceaux plus « difficiles » sur l’album pour me donner bonne conscience, j’ai juste cherché un équilibre. Ici, c’est contrebalancé par des chansons plus douces, mélodiques et spontanément engageantes comme “Cycles” ou “Toute latitude”. Même s’il y a des gens pour qui “Corps de ferme” sera le morceau le plus engageant du disque… Après, je peux le comprendre car pour moi c’est l’un des plus réussis en termes d’intention et de résultat. Mais j’ai cette chance que les gens me suivent sur des terrains assez différents, je ne veux pas refermer une porte. Il n’y a rien de machiavélique dans tout ça, c’est simplement un goût pour des choses différentes, qui ne soient pas monolithiques. Si c’est trop sucré, je vais avoir envie d’ajouter du sel, et vice versa.

La mort est assez présente dans les textes de l’album, ou du moins le dépérissement…

La déréliction… (sourire) Je reconnais que le propos n’est pas d’une gaîté folle. Ça ne l’a jamais été, mais là c’est plus flagrant, il y a notamment le thème de la guerre qui revient. (Longue inspiration) Sans jouer les naïfs ou les imbéciles, ce qui m’importe surtout, c’est qu’en soi le résultat soit fort. Après, ce que ça dit globalement, ça peut être une surprise pour moi, et ça l’a été. Comme on a pu un peu caricaturer les deux albums précédents en considérant qu’il n’y était question que d’ouverture, de lumière, on peut aller dans l’excès inverse avec celui-ci. Ça m’a posé question, je me suis demandé si c’était un reflet de mon humeur. Et franchement, je ne sais pas trop quoi vous dire.

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Le choix comme premier extrait diffusé de la chanson-titre “Toute latitude”, où les rythmiques électroniques sont un peu moins en avant que sur d’autres morceaux du disque, semble une façon d’opérer une transition entre “Eléor” et le nouveau disque.

Oui, tout à fait. Elle a un peu le même balancement que “Cap Farvel” et aurait pu aisément se retrouver sur l’album précédent. On l’a mise en avant parce que c’est la plus évidente, un peu comme “Les Flocons de l’été” sur le dernier Daho. Avec Brusson, on n’appelle pas ça des singles – de toute façon, ça n’existe plus vraiment – mais des portes d’entrée. “Aujourd’hui n’existe plus” est peut-être plus fédératrice, ceci dit.
En fait, je voulais commencer l’album par “La Mort d’un oiseau”, même si c’était un peu trop signifiant. J’aimais ce côté très frontal et autour de moi, on me suivait plutôt. Le seul qui freinait des quatre fers, c’était Brusson justement. Il trouvait que c’était trop sec, il craignait que ça rebute des tas de gens qui m’avaient découvert récemment. Il préférait que j’emmène doucement l’auditeur vers des titres moins évidents comme “Corps de ferme à l’abandon”. Je me suis dit qu’il n’y connaissait rien au tracklisting, jusqu’à ce qu’il me suggère de mettre “Cycles” en ouverture alors qu’au départ ce devait être le dernier morceau. Du coup, j’ai organisé le disque différemment et ce qu’il a perdu en radicalité, il l’a gagné en fluidité. Un mot que je préfère, d’ailleurs : on n’a jamais tué personne au nom de la fluidité. (rires)

C’est amusant que “Cycles” ait été prévu pour clôturer le disque, car le morceau rappelle “L’Echo” qui refermait ton premier album, “La Fossette”.

C’est normal, ce sont les même accords, mi-la. D’ailleurs, quand il devait encore être en dernière position sur l’album, on avait cherché à rallonger le morceau. Et là, il se rapprochait encore plus de “L’Echo”, même si le traitement sonore est différent et que ça ne parle pas de la même chose. De toute façon, chaque disque répond aux autres, il n’est pas isolé même s’il doit pouvoir être écouté comme tel. Ce genre de réminiscences ne me dérange pas, elles sont de toute façon inévitables. Tant qu’on ne se répète pas… Tu prends un système harmonique, un bout de mélodie, quelques mots « qui peuvent faire penser à… », et tu les emmènes ailleurs. Point barre. C’est ce qu’on appelle le style, ce qui fait une patte. De toute façon, dès le moment où tu fais ton deuxième album, c’est baisé, tu te répètes. Même si le premier était joué à la guitare acoustique et que le deuxième est inspiré par Orchestral Manoeuvres in the Dark, il va forcément y avoir des moments où ça se ressemblera. En fait, il ne faudrait en faire qu’un… Encore raté ! (rires)

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Tu as programmé un week-end à la Philharmonie autour de tes deux concerts, les 13 et 14 avril, avec ta compagne Laetitia Velma, Mermonte, Adrian Crowley, My Brightest Diamond… Tu essaies toujours de profiter de ta notoriété pour faire découvrir des artistes moins exposés ?

Là, on m’a proposé une carte blanche dont c’était vraiment l’occasion de le faire, en cherchant une logique sur les deux soirées, l’une ou j’ai un groupe avec moi et l’autre où je joue en solo et où ce sera donc plus « folky » dans l’esprit. J’ai notamment choisi des gens avec qui j’ai collaboré, Laetitia, bien sûr, ou Mermonte qui sort bientôt un disque avec un titre sur lequel j’apparais. Ce sont des gens dont je me sens proche, dans un cadre… faramineux. C’est un luxe incroyable. Sans fausse modestie, je me pince encore quand je me dis qu’on me permet ça. « – Tiens, j’aimerais bien faire venir Shara Worden [My Brightest Diamond]… – Oh oui, super ! » On a même essayé d’avoir Paul Buchanan, de Blue Nile, mais c’était compliqué… Bon, Adrian Crowley c’est très bien aussi, et on aura peut-être plus de choses à se raconter ! D’autant que j’aime particulièrement son dernier album, des trois que je connais c’est celui que je préfère.

Tu rapprocherais cette démarche de passeur de celle d’Etienne Daho, par exemple ?

C’est un peu différent. Moi je le fais, ou l’ai beaucoup fait, à travers des chroniques. Lui fait plutôt se rencontrer les gens, les met en avant, travaille avec eux. Mais ça procède un peu de la même logique, à la fois de dire « ça existe, ce serait super que les gens écoutent » et, de façon peut-être plus égoïste ou égocentrique, « c’est ce qui nous nourrit, et on a envie d’être avec ces gens-là, de leur être affilié ». De mon côté, ce n’est pas totalement désintéressé, j’ai envie qu’on me dise que je fais partie de la même famille. Dans le cas de la Philharmonie, l’objectif c’est surtout que ce soit cohérent. J’ai donné trop de concerts où je ne faisais pas trop attention à ce qui était programmé avec, et où l’écart était trop grand. Il n’y a pas de cohérence artistique et ça donne une soirée bizarre pour les spectateurs. Et bon, c’est moche.

La musique en France est aujourd’hui dominée par le hip-hop, le r’n’b, ou un hybride entre rap et chanson. Est-ce que tu t’y retrouves ?

Dans l’ensemble, ça ne m’intéresse pas vraiment, même s’il y a des choses qui ne me laissent pas insensible comme Lomepal ou Eddy de Pretto – mais pour moi, il fait de la chanson. Je vais peut-être sembler un peu réac, mais ce qui me gêne c’est cette complaisance dingue par rapport au discours de certains rappeurs sur les femmes, alors qu’il y a par ailleurs une libération de la parole quant à l’attitude de certains hommes. Ce serait des codes, il faudrait relativiser la nature du langage employé, ils ne diraient pas vraiment ce qu’ils disent, et puis ils ne sont pas vraiment comme nous… Mais « pute » ou « salope », pour moi ça a le même sens quelle que soit la personne qui emploie ces mots. Je vois une certaine condescendance dans ce discours, je trouve ça très faux-cul.

Musicalement, je préfère le hip-hop des années 90, et la survivance de l’AutoTune est un truc qui me dépasse, même si je manque sans doute d’ouverture. Quant au fait que ces styles dominent commercialement et culturellement aujourd’hui, c’est indéniable, mais ce n’est qu’une énorme niche. La musique populaire aujourd’hui n’a plus le même sens que dans les années 80, quand presque tout le monde écoutait Michael Jackson. Il y a peut-être des millions de gens qui écoutent Maître Gims, mais ça n’a pas le même poids. On a dit que toute la France a pleuré Johnny, et personnellement je ne peux pas dire que ça ne m’ait rien fait, mais c’était surtout l’enterrement des Trente Glorieuses, de l’image d’un pays qu’on ne voulait pas voir disparaître, ça ne représentait pas la France d’aujourd’hui.

Une question idiote pour terminer en revenant une dernière fois sur la boîte à rythmes : comme les Sisters of Mercy avec Doktor Avalancheas-tu donné un petit nom à la tienne ?

(Rires) Non, je pense que son nom d’origine, Tanzbär, est parfait. Il n’y a rien à ajouter.

On espère donc entendre “Le 22 Tanzbär” sur la prochaine tournée…

En parlant de ça, si on allait boire un coup ? (rires)

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