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Disques

Orval Carlos Sibelius – Territoires de l’inquiétude

Tremblez, Français, l’Orval nouveau est tiré et il faut le boire. Amer et sucré, acide et velouté, un disque générationnel comme on le souhaite : évident, torturé et joyeux jusqu’à la nausée. De quoi donner envie au fan barbu et bedonnant des Beatles et de Nirvana d’étrangler ses parents retraités en goguette pendant que Macron et ses petits potes détricotent le système social les doigts dans le nez.

Quelquefois, on a simplement envie de rendre son tablier et de vous faire des copier/coller des dossiers de presse, pas pour s’éviter le boulot ou la paraphrase mais parce que c’est génial. Extrait :
« L’objectif : faire court, pop, digeste, l’antithèse d’“Ordre et progrès”, sorti sur Born Bad en 2017. D’ailleurs il appelle JB, il tâte le terrain.

– T’en vendras jamais 400 !

Et puis les délais. Des mois d’attente en perspective avant de pouvoir libérer ses “Territoires de l’inquiétude” à la face du monde (le monde : quelques ex déçues et trois barbus en France, une poignée de fans brésiliens). »

Génial et vrai, quoique approximatif. Le Finlandais terroriste houblonné peut compter, aussi, sur un barbu en Suède, qui suit les productions d’Axel avec un enthousiasme très variable, vraiment en dents de scie (“Recovery Tape” tout en haut, “Superforma” plutôt en bas). 

Avec “Territoires de l’Inquiétude”, on est au plus haut. D’abord parce que le passage au français, toujours casse-gueule, est passionnant et hilarant. Un peu effrayant aussi. 

Autre point positif, la musique est à l’avenant. On retrouve des pistes arpentées avec Centenaire (vous souvenez-vous de l’épique “Somewhere Safe”, 2014 ?). Un côté médiévalo-métal (“L’Origine de nos viandes”), des percussions trafiquées (“Le Mont glorieux des possibilités”). Avec toujours ce côté 60s (les claviers-clavecin à la Beatles de “Sérieux tu crains”), un air de bossa qui traîne par-là, des accords de folk anglais (“Désespérément straight”). Mais tout est toujours un peu miné par des arrangements bizarres, vraiment chiadés, qui superposent d’autres éléments bien déterminés, bousculant l’éventuel cliché.

On est dans un disque de fils (de boomer) de France, centré sur l’homme blanc hétérosexuel (toutes les croix sont bien cochées ?) mais (forcément ?) toujours un peu déviant (“Code canin”, “Sérieux tu crains”, “Les Humains d’abord”.).

Il y a comme un arrière-goût du disque générationnel : entre nostalgie et envie de vomi. Ce petit sifflement sur “Vinyle”, ne vous évoque-t-il pas des images de Mabrouk folâtrant à la télévision avec ses 30 millions d’amis le samedi après-midi ? Parfait détail pour une ode au vinyle, qui est un adieu au/du CD et à nos habitudes maniaques, si ce n’est fétichistes, l’un des thèmes de l’album. Le temps qui passe aussi… que ce soit le souvenir d’un feu d’artifice qui nous travaille toujours un peu les glandes thyroïdes :

« Il y a tellement d’amour au fond de moi

Qu’il pourrait bien régénérer la flore

Submerger les Cévennes

Irradier les plantes

Irradier la France

Comme Tchernobyl en 86 »

ou de l’adolescence d’un ex-jeune hömme möderne, toujours à la même époque, coincé entre hardos craignos, goths tristes, amateur de new wave et de pyschédélisme, chantant en yaourt déjà sans doute.

« Voici le temps des bandanas qui saignent

Pieds nus chaussés de mocassins d’argent

Ils se balancent à leurs cravates ficelles

Mimant la mort pour mieux rester vivant

Presque un océan qui se parle en secret

On a retranché tout ce qui dissone

Purgé le groupe de toutes ses voyelles

Cet abri-bus au fond du sud Essonne

Pourra s’unir avec un tracto-pelle

Bercé par l’ennui je me reproduis

Chaque cellule en appelle une autre 

tant pis »

”Ma famille mon métal”

Allez, on n’avait pas entendu une telle évocation des changements adolescents depuis belle lurette :

« Transfert de lumière

Lentement je sens mon corps se vider

Plasma défends moi

Qu’on ignore ma nouvelle identité

J’ai rien pu faire

Le temps s’est figé

Dans un sillon sans fin

À ciel ouvert

Un centre fermé,

Montre-moi tes seins

Souvenir de mon état normal

Sur cylindre de cire

Ma famille mon métal »

“Ma famille mon métal”

On retrouve des techniques d’écriture proches d’un Thousand, un peu obliques donc, même si, ici, c’est la (fausse) légèreté revendiquée qui prime. Il y a des galéjades qui rappellent les poèmes-odes au panini saumon de Houellebecq, même si on est plutôt du côté de chez Swans que de Tricatel. On rit jaune citron. Bien acide.

« La vie est un sandwich triangle dont la tranche de jambon est indiscutablement

absente

Quand on appelle le service client, personne ne prend la peine de vous donner

d’explications.

Accident industriel de la filière agro-alimentaire

Je veux parler à un responsable

Délocalisé

À son poste mais hagard

Submergé par les plaintes

Plus très loin du burn-out

Absence de communication tout est communication de sentiments

Personne n’a plus d’obligation à vous donner la raison de la disparition

D’un bout de viande de porc »

“L’origine de nos viandes”

Bref, on l’aura compris, on est dans un constat assez désabusé, une peinture de l’époque noire mais attifée de déguisements variés et bariolés. On aime donc s’y perdre et surtout s’y retrouver.

Ça peut être au détour d’une chanson, “Idéal défunt” :

« L’opération est un succès mais le malade est décédé

Une émotion involontaire gagne l’hémisphère

Belle vue sur la mer

Les bouchers sont là

Ils vont désosser ma voix »

“Idéal défunt”

 

Et je ne serai pas étonné qu’on me confirme dans les deux derniers vers une allusion au texte de  “Cossacks Are (Chargin’ in)” de Scott Walker (« The Drift », 2006).

Quoiqu’il en soit, on aime les sauts de puce thématiques qui lardent le disque : l’inadapté social (“Sérieux tu crains”) devient le CD, le fétichisme de la marchandise (“Vinyle”) devient l’homme objet/animal (“Code canin”). Le tout avec un subtil jeu de points de vue démultipliés : l’inadapté (nous, en l’occurrence) est objectivé (“Sérieux tu crains”), le CD prend la parole dans “Vinyle”, quant aux robots sur “Les Humains d’abord”, hommes ou machines (comme disait Cobra…), on ne sait plus vraiment et c’est même la raison d’être (à plus d’un titre !) de la chanson. Oserait-on dire que la possible référence à Mabrouk (peut-être notre première entrée dans le finger picking ?) entraîne l’allusion à Tchernobyl ? Oui.

 Bref sous les évidences de la surface, il y a tout une pluralité de mondes. Et c’est heureux.

La voix, la personnalité d’Orval Carlos Sibelius, désossée ou non, compte triple et rapporte un max de bons points. Ça serait bien et mérité d’en vendre plus de 400.

Avec l’aide de Johanna D., Mabrouka un poil réticente mais bon…

“Territoires de l’Inquiétude” est sorti le 3 février 2023 sur Fondation Arcana.

Une session est disponible ici.

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