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Disques

Wilco – Cruel Country

Wilco essaie de nous la jouer tranquille country, backing band de luxe, remisant au placard (pas loin) l’électricité, mais c’est plutôt Tweedy en pater familias qui réunit sa famille de cœur pour un album aux contours très classiques mais prenant la fuite à la moindre embardée. Cosmologie de la famille, auscultation complète d’un pays et d’un songwriter en prise avec ses maux intimes. Un précis de la psyché US midde-class.

En pleine Costellite due à l’annonce d’un prochain concert stockholmois d’Elvis et de son compère Steve Nieve, je me reprends de passion pour un titre baroque de Declan McManus : “Stranger in the House”. En compagnie de George Jones, Costello chaussait (déjà en 1976 !) ses bottes country, comme Jojo Richman le ferait aussi en 1990 (sur “Jonathan Goes Country”), pour un titre assez hilarant, mais très amer, à l’ambiance de rupture. Au même moment, un lecteur nous fait parvenir son interrogation quant à notre passage sous silence du “Cruel Country” de Wilco.

Mazette ! On avait complètement oublié…

Il faut dire que Tweedy et ses comparses ont eu ces dernières années un rapport compliqué à la sortie numérique et physique de leurs disques, avec avant-première numérique gratuite pour “Star Wars” (2015), puis payante pour les suivants, bien avant une quelconque sortie physique. Jeu dangereux et attrape-gogo qui obligeait les accros à se pourvoir d’un achat numérique avant de mettre enfin la main sur la galette.

Sans compter, les rajouts (genre : “Warmer”, 2019, à la suite de “Warm”, 2018), en édition limitée vite épuisée, puis les nouvelles éditions double sorties quelques mois après).

Très franchement, ça sent l’embrouille à fans… Et je ne parle pas des innombrables goodies, toujours très affriolants (chaussettes, patches, pin’s, autocollant…).

On se souvient donc de la sortie mi-2022 de ce “Cruel Country” en version numérique, annonçant une lointaine distribution physique. Nous décidâmes de passer notre tour.

D’où le trou. L’oubli. Bien mal nous en a pris.

Wilco turns country, donc…

C’est presque un passage obligé, voire un rite de passage, on l’a vu plus haut, que de se livrer à sa propre countrysation dans les règles de l’art. Tweedy, un poil menteur, nous déclare tout de go que Wilco s’est toujours senti mal vis-à-vis de son étiquette de groupe alt country qui colle aux basques du songwriter depuis son groupe Uncle Tupelo (ben voyons…), mais que, à l’occasion de ce “Cruel Country”, il accepte volontiers d’endosser la chemise à carreaux. Et là encore, il y a de la menterie sur la marchandise. Du moins, il est nécessaire d’apporter quelques précisions.

On apprend à l’occasion que Wilco, le groupe, ne s’était pas réuni au Loft dans son intégralité depuis les sessions de “The Whole Love”(2011). “Cruel Country” est donc l’album de la réunion, après les albums solo de Tweedy et éclatés de Wilco, bien avant le Covid donc. Est-ce que cela se sentait auparavant ? Non. Wilco a démontré de nombreuses fois sa capacité aux collages, plusieurs fois brillamment (“Yankee Hotel Foxtrot”, 2001…) et, pour notre part, on n’a jamais vraiment lâché le groupe qui bénéficie sur cet album d’une étonnante bienveillance médiatique et critique pour la seconde fois d’affilée (“Ode To Joy”, 2019).

Si cet album détonne, et c’est comme cela qu’il faut le prendre dans son acceptation d’album country, c’est dans sa cohérence, voire son lissage. Wilco, groupe d’americana frelatée, a toujours cherché les pistes annexes, l’expression de la somme de ses individualités au service du groupe, et si la pâte est solide et élastique, on repère toujours, çà et là, la maîtrise de tel ou tel musicien (Kotche aux percu aventureuses, Cline aux soli de malade). Rien de tout cela ici, ou presque. Comme dans la country, le groupe se met au diapason, bien droit dans ses bottes, derrière les chansons, derrière l’interprète. On peine ici, relativisons n’est-ce pas, à reconnaître la patte d’un Nels Cline, à la distinguer de celle de Sansone ou de Tweedy. Idem pour Kotche, si habile habituellement à se démarquer du cadre, et qui est ici bien peu démonstratif.
L’idée maîtresse de ce “Cruel Country” est donc de s’effacer individuellement et de se (re)constituer en bloc. En cela, on retrouve la manière des Anciens à se fondre en métal précieux (The Band) ou en alliage délicat de métaux lourds (CSN&Y). Voilà pour « l’habillage country ». On acceptera de perdre un peu de Wilco pour apprécier ce groupe marchant comme un seul homme (même si c’est dommage de cantonner Cline, même pas en Ben Harper du pauvre, à la lap guitar alors qu’il avait autrement joué du bottleneck par le passé). Comme les chiens ne font pas des chats, les compositions prennent (en dépit des intentions de leurs auteurs ?) encore la poudre d’escampette. Ouf ! Wilco est toujours Wilco.

On ne s’étonnera pas de s’y plonger avec délice et ravissement dès les premières écoutes, puis de découvrir rapidement les légers accrocs dans le projet bien ficelé, enfin une légère déception dans ce trop fort lissage, presque contre-nature. Reste que le plaisir des uns et des autres est évident et contagieux et que le groupe (signe de l’époque ?) n’a jamais été autant horizontal. Ne boudons pas notre plaisir, ce Wilco est un bon Wilco, pépère tranquille, encore plus que “Schmilco”, modèle du genre, à ranger pas loin de l’apaisement de “Sky Blue Sky”. C’est dire si c’est bon, même si les éclats électriques nous manquent, au final, un (tout petit) peu.

Pour les courageux, voire inconscients : retour en détail sur les titres du disque.

“I Am My Mother” : Tweedy en caricature de ses caricatures : poussant Dylan dans ses retranchements d’étirements de syllabes, Young s’égosillant dans “Tonight The Night”. Voilà ce qui manque à nos Grands Anciens et que Wilco cultive : l’humour.

Dangerous dreams have been detected
Streaming over the southern border
As bad as it seems, it’s worse than expected
Fleeing through the night corridor


Oh, I’ve done the math with a stick in the sand
I’ve kicked the can into a dead end
Oh, I can’t mend every broken fence
I’m a new man, but I am still my mother

Tweedy reste et demeure un papa poule, montrant ses fragilités bien loin des clichés de la rock star. Wilco : groupe de proximité.

“Cruel Country” : Si country il y a, il/elle est polysémique, à la Shakespeare, bouffonne et profonde. D’où le jeu sur le titre et le sens. Et si la guitare donne le ton et les couleurs principales, tout est dans le jeu de batterie ironique (à la cloche de bois et sur les parties métalliques) ou les claviers ivres qui circulent comme un vent mauvais, titubants, rappelant aussi l’atmosphère nauséabonde de ces états d’Amérique pour qui la country est l’habit bien propre de valeurs antipathiques. Malgré notre sympathie immense pour Lynyrd Skynyrd, l’Alabama, aujourd’hui comme hier, c’est celle de CSN&Y.

I love my country like a little boy
Red, white, and blue

I love my country, stupid and cruel
Red, white, and blue

All you have to do is sing in the choir
Kill yourself every once in a while
And sing in the choir
With me

Si aujourd’hui la protestsong n’a plus de sens, restent les fêlures dans l’american dream. Un sentiment ambivalent plus en adéquation avec l’humain que les déclarations tranchées sans effets.

“Hints” est une pastiche lumineux de “Sky Blue Sky”, un titre qui pétille de couleurs, avec toujours les mêmes interrogations essentielles sur la vie à deux, ses joies et ses déchirements.

Do you remember when we would forget?
When we were, I guess, an empty continent?


There is no middle when the other side
Would rather kill than compromise

“Ambulance” conserve des traces volontaires de prises directes. Cette ambiance de faux solo sonne comme un rappel de « Together at last » (2017) de Tweedy. Le texte marie cette ambiance douce amère, rappelle des épisodes sombres de Tweedy, ici sous l’aspect de souvenirs. Toujours cette césure entre l’avant et l’après, caractéristique de Wilco.

Once just by chance
I made a friend in an ambulance
I was half man, half broken glass
She had a needle, but I wasn’t afraid

Cause everything can shine
Even the devil sometimes
While I was busy dying
My Lord, she made some other plan

“The Empty Condor” prend appui sur des gratouillages puis la chanson prend la forme d’un envol, d’ailes qui se déplient puis se referment. C’est un des îlots noirs (musicaux) du disque qui en comporte peu (au contraire de l’écriture). Sorti des frasques amoureuses, ruptures et autres, des addictions, Tweedy, pater familias s’ouvre à la lumière. C’est donc suffisamment rare pour le remarquer mais ce retour à la noirceur est choquant. Tout comme les pétillements finaux annonçant la transition du titre suivant.

“Tonight’s the day” rappelle le brouillage presque “Yankee Hotel Foxtrot” mais lo-fi, avec les moyens du bord, à savoir : un groupe très en forme. Détail étonnant, ce brouillage intervient comme intro puis comme une scansion, un mal-être revenant, ou presque une bouffée euphorisante de bipolaire (comme on dit). On soulignera à peine la galéjade du titre, hommage à qui vous savez mais aussi à « The Last Dance » de l’autre qui vous savez. Au contraire, on s’attardera sur les raffinements de percussions et du piano qui joue le contrepoint malin car in fine c’est toujours l’amour et la famille qui l’emportent sur les clichés du rock.

Between good and bad
And what is true
Between happy
And sad
I choose you

“All Across The World” est une  association entre un riff (très) facile, une enluminure au clavier et un jeu de tambourin. Miniature feel good qui nous rappelle un peu le Silver Jews de la (grande) époque pré Cassie, tendance Pavement. Et on apprécie le clin d’œil aux scarabées, comme toujours (on relie et on se démarque). Il ne s’agit jamais de pillage mais toujours d’hommage. Et c’est chouette. D’ailleurs, le petit père Tweedy est toujours dans l’incertitude plutôt que dans la vérité.

What good am I?
What good can I do?
When I can barely stand
Knowing what’s true

“Darkness is cheap” détonne aussi avec un léger cuivre (peu présent chez Wilco), profond au fond, doublé de claviers sans doute pour plus de relief. 

A canyon is not deep
Until, falls asleep
Darkness is cheap
Oh, I know

“Bird Without a Tail Base of My Skull” est un assemblage baroque de parties différentes (cf. le titre en forme de cadavre exquis ?), instrumentales, chantées. Avec une batterie frappée aux bâtons et aux balais et Kotche en miniaturiste.

When my door began to crack
Was like a stick across my back
When my back began to smart
Was like a penknife in my heart
When my heart began to bleed
Was death and death indeed

“Tired of Taking it Out On You” prend  la piste CSN&Y, “Helpless” sur les bords, jusqu’à une échappée de claviers qui tire la production hors du salon d’enregistrement, avant de s’y réinstaller comme un fondu enchainé. La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Cela déborde parfois.

Freeze my warmth away
Tear the tears out of your quiet face
I can’t take the way I am with you
Or recreate things we used to do
I’m tired of taking it out on you

“The Universe” suit le même principe que précédemment bien que ce soit ici plutôt une coulée de claviers qui s’insère dans le courant de la chanson : flux sur flux comme Tweedy faisant les chœurs sur lui-même avec une jolie petite bande désindividualisée ou du moins « anonymisée » dans la production.

So talk to me
I don’t want to hear poetry
Just say it plain
Like how you really spеak

The universe
Could bе worse
It’s the only place
There is to be

On remarquera le lent chemin secret de l’album qui a ouvert des pistes annexes, des coulées dans l’apparente succession des titres, vers une sorte d’ouverture cosmique. “The Universe” clôt le disque 1 mais c’est aussi une nouvelle expansion. Les titres ont bourgeonné presque sans qu’on s’en aperçoive. Wilco : pouponnière d’étoiles ?

LP 2

“Many Worlds” est embouchure vers le disque suivant. Mêmes sons résiduels, granuleux, érodant le piano ou les cymbales discrètes qui viennent scander une pulsation secrète.

Le tout avant une rupture dont Mark Knopfler avait le secret pour une outro-duels de guitares Wilcoenne, bien sûr, mais devant tellement aux Crosby, Stills, Nash et Young, ensemble ou séparément. Étrange comme chacun veille à ne pas prendre le pas sur l’autre, à se fondre, les uns dans les autres. On pense toujours à Nels Cline mais on oublie que Tweedy et, dans une moindre mesure, Sansone sont de sacrés ferrailleurs. C’est le sens de cette avancée pour le bien de tous, de ce tricotage à plusieurs sur une rythmique mate dans un refus de la démonstration de force (tranquille) de la machine de guerre que fut Wilco à son apogée. “Muzzle of bees”, style. Démonstration :

When I look at the sky
I think of all the stars that have died
Many worlds collide
None like yours and mine
No, not like yours and mine
And I always cry
When I look at the sky

Toute ressemblance avec “Jesus Etc”… Etc.

Sur “Hearts are Hard to find” c’est un petit bottleneck qui joue les trublions avec un Tweedy au bord de la fêlure. La voix de Tweedy meilleur instrument de Wilco ? Leur fiddle country ?

I don’t mind
When certain people die
I can’t cry
I wonder why
I could lie and say
It makes me sad
There’s something wrong with me
Maybe I’m just bad
My heart’s hard to find
Sometimes
Oh, I lose it
All the time

Avec “Falling apart (right now)” c’est (enfin) un air de Honky Tonk mais assez goguenard, dans ses riffs et soli glissants, très Twang guitare (avec Sansone jouant, au propre comme au figuré, des mécaniques), un peu Lee Hazlewood, option Duane Eddy. Sur ce titre très amusant musicalement, la mélancolie guette pourtant. Tweedy et ses vieux démons :

Now don’t you lose your mind
While I’m looking for mine
You’re gonna have to stay strong
A little longer this time
I know our hearts
Aren’t a la carte
But baby being blue
When it comes to me and you
It’s always on the menu
So sit down


Because I’m gonna be the only one
Falling apart right now

Sur “Please Be wrong” c’est une batterie aux balais (encore un gage de discrétion) plus subtile qu’on le croit à première écoute qui fait le sel du morceau. Plus qu’un batteur, Kotche est un vrai percussionniste, qui n’arrive pas complètement à le cacher.

Please be strong
When I am weak
And weighin’ you down
Let me be someone good
You deserve
Someone good
We were on the verge
Of something beautiful

Après Kiss (“Heavy Metal Drummer”) AC/DC s’invite dans “Story to Tell” : 

I’ve been through hell
On my way to hell
I only fought with myself
So I’d have a story to tell

On peut être un excellent songwriter et plonger avec délices les doigts dans le gras (“In the Garage” de Weezer…).

“A Lifetime to Find”. Là encore, une incursion countrysante mais tout aussi ironique que la précédente avec des jeux sur l’intonation des syllabes, des rythmes un peu forcés, un peu Johnny Cash mais c’est au fond la mélodie, la voix dans les aigus qui l’emporte sur le vieux fond néotradi. 

O Death, O Death
I was just getting dressed
The place is a mess
I was hoping you’d forget
But I can feel you in my chest

Et si en plus on peut faire la nique à tonton Ber(g)man dans un charmant clip

“Country Song Upside-Down” est typique Wilco, y compris dans sa nouvelle manière de chanter son processus créatif. Toute ressemblance avec le duo Lennon-McCa…

I found a song
Upside-down
A country song
Without a doubt
Dying sky and water
Rainbow
Flickering out

“Mystery Binds” est une chanson feutrée, au rythme chaloupé sous cape, avec beaucoup de matités. Elle illustre la vraie ambiance nouvelle de Wilco, presque californienne, texane. Grands espaces, lenteurs : une nouvelle géographie. Et pourtant des sources anciennes souterraines (“Born Alone” sur « The Whole Love », 2011, disons…)

Lightening dashed, tossed and torn
I, at last, took demon form

All I’ve loved
I’ve loved alone

“Sad Kind of Way” : Toujours la même architecture secrète sous-jacente de l’album : ce tuilage d’ambiances et de rythmes différents qui vient s’immiscer dans la chanson primordiale. On se damne pour les contre-temps de batterie passionnants sur des pépiements clairets de guitares. Magnifique.

Et toujours l’amour, l’amour, l’amour…

The best I can do
Is try to be happy for you
In a sad kind of way

I’ve been ashamed and afraid
I still feel loved when you say my name

Best I’ll ever be
Is the beauty you see in me

“The Plains”. Comme sur le final “The Universe”, revoilà le cosmos ou tout du moins l’infini de la nature. Au programme : des parasitages d’amplis ou de prises de son de vents à l’Iphone. On se  souvient que Tweedy, pour son album filial (« Sukierae », 2014), avait conservé des éléments impurs de pré-prod. Ici, en tout cas, c’est une irruption de vents, de souffles, de grésils, d’un grignotage électroacoustique qui vient perturber la bonne marche de la ballade, ou plutôt l’enrichir, lui donner un coup de frais. Sur la fin, l’irruption discrète de claviers résiduels, quasi lo-fi, vient conclure, ou relancer, on ne sait, l’éblouissante chanson, en tout cas l’emmener ailleurs dans l’esprit de l’auditeur, un peu comme la fin du « Voyage d’Hiver » de Schubert, instant suspendu s’il en est.

I like it here, on the plains
From what I see on my TV
There isn’t any point in being free
When there’s nowhere else
You’d rather be

Avec l’aide de l’Humming Bird, Johanna D.

“Cruel Country” est sorti le 27 mai 2022 en numérique et disponible en LP depuis le 20 janvier 2023.

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