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Track by track – “Une aventure de VV (Songspiel)” d’Aksak Maboul

Aksak Maboul, projet plus que vrai groupe lancé en 1977 par le Belge Marc Hollander, rejoint ensuite par sa moitié Véronique Vincent, aurait pu rester une simple note de bas de page dans l’histoire des musiques défricheuses, après son abandon au début des années 80 faute de combattants. C’était compter sans une réactivation inattendue au milieu des années 2010, sur disque et même sur scène. D’un album à l’autre, voire d’un morceau à l’autre, voire au sein d’un même morceau, Marc, Véronique et leurs accompagnateurs – dont leur fille Faustine – jonglent avec les styles (bien au-delà des frontières de la pop, du rock ou de l’electro), s’amusent des formats et pratiquent le collage, l’hommage et l’emprunt tous azimuts. Leur dernier album sorti au début de cette année, “Une aventure de VV (Songspiel)”, volume 48 de la fameuse série “Made to measure” du label Crammed Discs (fondé par Marc), pousse jusqu’au bout cette démarche ludique en composant une sorte de cadavre exquis musical de plus d’une heure, qui demande à l’auditeur de s’y immerger totalement. Dans l’esprit, le résultat rappelle un peu les fameuses “Faust Tapes”, mais les transitions sont moins brutes et l’ambiance plus onirique que chez le mythique collectif allemand, et surtout, l’enchaînement des morceaux raconte une histoire. Une sorte de conte qui peut évoquer “Alice au pays des merveilles” ou “Le Magicien d’Oz”, dont les personnages sont incarnés par un beau casting d’invités. L’exercice du « track by track » n’était pas forcément évident avec ce genre d’œuvre hors norme, mais Marc et Véronique s’y sont essayés pour éclairer leur démarche. A lire en écoutant les 15 plages – avec leurs vidéos – du disque (player en bas de page).


1. The Escape                       

Nous nous sommes lancés dans cet album sans concept préalable, guidés par l’envie de faire des morceaux ouverts, qui – par contraste avec l’album précédent (Figures) – ne seraient pas nécessairement des chansons, et d’y intégrer beaucoup de voix parlées. L’idée de textes reliés entre eux pour former une seule histoire qui traverserait l’album s’est imposée assez vite. Marc a jeté les bases musicales d’une dizaine de pièces, un ordre a été arrêté, et Véronique s’est attelée à l’écriture du récit. En ouverture de l’album, The Escape plante le décor, sur des accords mystérieux que l’on retrouvera plus tard, notamment à la toute fin de l’album.

2. I Walk & I Walk              

VV, la protagoniste, a quitté sa maison. Elle a perdu son langage. Elle marche et elle marche, “sans rester ni partir”. Le thème musical réapparaîtra lui aussi par la suite. Ce petit morceau rend un hommage affectueux à certains compositeurs de la première moitié du vingtième siècle, plus particulièrement à celui qui, en compagnie d’un écrivain suisse, a créé une pièce de théâtre musical au début de laquelle il est question de quelqu’un qui “a marché, a beaucoup marché” [il s’agit sans doute d’“Histoire du soldat”, un « mimodrame » composé par Igor Stravinsky en 1917 sur un texte de Charles-Ferdinand Ramuz, NDLR].

3. Miracle au jardin              

Véronique a toujours affectionné les passages parlés, qui interviennent épisodiquement dans nos chansons. Après avoir décidé qu’une large proportion des parties vocales seraient du spoken word, nous avons eu envie d’expérimenter avec une gamme de flows contrastés, de styles d’interprétation, qui varient tant en fonction du récit que de la musique. Dans ce morceau, construit à partir d’une improvisation de piano capturée avec un téléphone, et de sons enregistrés, surprise, dans un jardin, certaines phrases sont doublées a posteriori par des instruments (à la manière de Hermeto Pascoal).

4. Veille au rêve                   

Après sa traversée du jardin, la protagoniste VV tombe sur une cabane orange, y pénètre puis s’endort et rêve. Au fil de la composition de l’album, le résultat qui émergeait nous faisait de plus en plus penser aux créations radiophoniques expérimentales d’antan, ainsi qu’à des pièces de théâtre musical qui nous sont chères. Nous en avons cité une ci-dessus, il y en a une autre, écrite et montée à la même époque par un compositeur et une autrice française [on suppose qu’il s’agit ici de “L’Enfant et ses sortilèges” de Maurice Ravel sur un livret de Colette, en 1925, NDLR]. Loin de nous l’idée de comparer ce disque à de tels chefs-d’œuvre, nous avons simplement pris plaisir à y faire des allusions lointaines. Par exemple, les crapauds et rainettes qui scandent la fin de cette chanson. 

5. La Tempête                        

Qui dit « théâtre » dit « personnages ». Jusqu’ici, la protagoniste VV était seule « en scène ». La Tempête qui fait irruption dans son rêve est un personnage à part entière, qui illustre son état d’esprit. Le monde est recouvert de nombreuses couches de mots, la Tempête les fait exploser et en mélange toutes les lettres, provoquant un sacré chaos grammatical. “Les mots disloqués forment alors une nuée incohérente de signes, telle un océan de mouches au-dessus de la terre”. Brrrr… on n’en est peut-être pas loin… La diction précipitée reflète cet état d’urgence et se pose sur une sorte de techno mutante, ponctuée d’accords d’orgue menaçants et du violon virevoltant de Blaine L. Reininger [de Tuxedomoon, NDLR].

6. Fable                                 

Cet épisode de scène de crime est inspiré par un passage du Tristan et Iseut, version de Béroul (1175). Tristan a clandestinement rendu visite à Iseut pendant la nuit, mais il est démasqué par des gouttes de sang qui, s’écoulant de sa blessure, viennent s’inscrire (telles des signes tracés à l’encre sur une page) dans la farine astucieusement répandue sur le sol par celui qui lui veut du mal. Le piano hanté est à nouveau issu d’une impro prise sur le vif, sérieusement traitée par la suite. 

7. Talking with the Birds       

Voici enfin l’apparition d’autres personnages parlants, quoique non humains. Le Héron (joué par Alig, de Family Fodder) est la voix de la sagesse, le Rouge-gorge (incarné par Faustine Hollander) conseille VV pour la suite de son trajet, et les Voix de la Forêt (arbres, rochers, animaux, incarnés par Alig & Marc) sont des esprits bienveillants qui commentent l’action, et finissent par chanter une réplique fameuse d’un film de Sergio Leone ! Dans la pure tradition d’Aksak Maboul, l’album vagabonde librement entre les genres musicaux et bricole des objets hybrides et amusants. Ce morceau vous fait-il penser, par instants, à une rencontre fortuite entre un petit-neveu de Steve Reich et le cousin d’un junglist londonien ?    

8. L’ombre double               

Après un passage dans lequel un Marc déchaîné jamme avec lui-même sur une dizaine d’instruments, VV (en mode semi-slam, cette fois), s’approche de la clairière où elle va rencontrer La Funambule et Le Scribe (Audrey Ginestet et Benjamin Glibert d’Aquaserge), qui consacrent une année entière à tracer un double analemme (la figure en forme de ∞ que l’on obtient en reportant sur le sol l’ombre du soleil, tous les jours à la même heure). Tout comme dans la chanson précédente, leur conversation se déroule dans une sorte de style sprechgesang (“chanté-parlé”) à notre sauce: les paroles sont scandées sur des rythmes et des hauteurs précises. 

9 & 10. Thème du Mur / Le Mur             

Retour du thème exposé au titre N°2. VV rencontre La Femme (Laetitia Sadier, de Stereolab), elles décident de s’attaquer ensemble à la démolition d’un mur gigantesque (il symbolise… tout ce que vous voudrez…) qui leur barre la route. Depuis la reprise qu’elle avait enregistré de l’une de nos anciennes chansons, et sa participation à notre tournée « Aksak Maboul Revue » en 2016 (avec Jaakko Eino Kalevi et Julien Gasc et Benjamin Glibert d’Aquaserge), Laetitia est devenue une amie proche, sa participation s’imposait, et le texte a été écrit en vue de ce duo.  

11. The Eraser                    

Nous aimons les crossfades (équivalent audio du fondu-enchaîné), les moments souvent fascinants où deux morceaux se superposent et coexistent pendant quelques instants, où le hasard « assisté » peut produire des choses inouïes et imprévues. Vu le principe de l’album, nous nous en sommes donné à cœur joie: tous les morceaux s’enchaînent (sauf à un seul endroit du disque), parfois au moyen d’un interlude. The Eraser était censé en être un, mais il est devenu un morceau à part entière : imaginé par Marc afin de servir de transition, il a ensuite trouvé une fonction dans le récit de Véronique, avec cette histoire de gomme qui a effacé le paysage, et de protagoniste qui s’échappe par la dernière tache d’encre oubliée par la gomme. Prétexte à un parlando halluciné, sur fond de claviers divagants et de fanfare de trompes hésitantes. 

Photo : Samuel Kirszenbaum.

12. Zone blanche                

Où l’héroïne pénètre dans un espace « omis des cartes », une sorte de friche oubliée. Elle y dialogue avec sa propre ombre (interprétée par Don The Tiger, le formidable chanteur & musicien catalan de Berlin). Nous nous retrouvons toujours envoûtés nous-mêmes à chaque écoute de cette chanson, c’est bien agréable quand votre propre créature vous échappe et vous surprend. Revenons un instant sur ces pièces radiophonique expérimentales autrefois forgées dans les studios de grandes radios nationales: les ateliers de création de la RTF, de la RAI et de la BBC, au sein desquels collaboraient écrivains, poètes et compositeurs d’avant-garde, ou encore les Hörspiels allemands, auxquels des festivals entiers et des prix étaient consacrés… Véritables films auditifs, ces formes étaient particulièrement fécondes lorsqu’elles combinaient textes, musique et recherche sonore. On pourrait s’amuser à vanter la supériorité des fictions auditives – favorisant un mode d’écoute actif – sur les formes audiovisuelles, qui laissent moins de place à l’imagination du récepteur. Sans que nous l’ayons prémédité, cet album nous a rapprochés de cette tradition, qui mérite d’être remise à l’honneur (tout comme la pratique de l’écoute longue et immersive à laquelle ce genre d’album invite – peut-être un contrepoint salutaire à la dictature de l’instantanéité et de la gratification immédiate ?). 

13. Dans les airs                 

Une petite envolée presque cosmic jazz électronique, à base de beats, violons, flûte, clarinette basse, synthés et percussions  qui nous emmène dans un paysage non encore visité jusqu’ici. Nous imaginons cet album – avec ses atmosphères et instrumentations changeantes, ses images qui émanent du texte, ses couches de sound design et de production sonore – comme une sorte de peinture, en 3D et en mouvement, dans laquelle on peut s’enfoncer et se perdre. La pochette est d’ailleurs ornée de la reproduction d’une toile réalisée spécialement par le peintre Ronan Barrot, et il est question de peinture dans l’intervention des chœurs aériens, à la fin, qui nous disent que “l’espace blanc se remplit” et la didascalie qui suit précise que “L’infime particule d’encre s’est dilatée. Le tableau réapparaît et restitue l’histoire”. Oui, nous avons poussé le jeu de la “pièce de théâtre musical” jusqu’à inclure des didascalies et autres indications scéniques dans le livret. Un directeur d’opéra déraisonnable nous proposera peut-être un jour de porter Une aventure de VV (Songspiel) à la scène ? (prière de contacter Aksak Maboul via ses médias sociaux).

14. La Parole de la peau     

Seule chanson de facture légèrement plus classique, son texte récapitule l’histoire, puisque la protagoniste y évoque les différentes étapes de son parcours et repense aux lieux qu’elle a traversés et aux personnages qu’elle a rencontrés. Nous ne pouvons que recommander la consultation du livret (bilingue) : les textes gagnent à être lus tout en étant entendus. Grande source de satisfaction dans l’accueil réservé à cet album par la presse non-francophone : les exégèses enthousiastes des textes, sous la plume de plusieurs éminents journalistes, notamment britanniques. L’idée de cette composition musicale trouve son origine dans un mix fait par Marc pour la radio américaine Dublab, dans lequel il avait superposé un extrait d’une musique de film et un morceau d’un album de free jazz des années 60. 

15. Brown Dwarfs              

Point d’orgue final, ce morceau qui lorgne vers une sorte de krautrock endiablé (avec la participation des membres de notre formation live, le guitariste Lucien Fraipont, le batteur Erik Heestermans, la bassiste et chanteuse Faustine Hollander) se termine par un passage qui fait écho à l’ouverture. VV a retrouvé son langage, sa route l’a conduite devant une porte, qu’elle ouvre… Est-elle revenue à son point de départ ? Chez elle ? Nul ne le sait… En écoutant attentivement, on reconnaîtra l’une ou l’autre citation (ou auto-citation) musicale. C’est le moment de souligner le parallélisme de nos démarches respectives : Marc aime faire allusion à des musiques qui l’ont marqué, durant ces quelques dernières décennies ; Véronique se nourrit d’abondantes lectures, y prélève des idées, parfois des fragments ou des mots, qu’elle recombine et retravaille à sa manière. Cette utilisation ludique de citations qui s’imbriquent dans la trame de l’album y ajoute des échos et des miroitements, même si l’auditeur n’identifie pas les références.


Photo d’ouverture : Diego Crutzen.


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