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“Foi, espérance et carnage” par Nick Cave et Seán O’Hagan

Au fil d’une conversation fleuve avec un ami journaliste, souvent poignante mais pas dénuée d’humour, Nick Cave aborde des thèmes qui lui sont chers, et qui apparaissent intimement liés : le deuil, la religion, les secrets de la création… Essentiel.

Après avoir eu la bonne idée l’an dernier de traduire en français l’étonnant ouvrage de Warren Ellis, “Le Chewing-gum de Nina Simone”, les édition de la Table Ronde ont logiquement jeté leur dévolu sur un autre rockeur australien, qui forme depuis plusieurs années avec le précédent un duo particulièrement créatif – Nick Cave, bien sûr. Formellement, le résultat est fort différent puisqu’il s’agit d’un recueil d’entretiens avec Seán O’Hagan (“Seán” et non “Sean”, un éminent journaliste de l’“Observer” et du “Guardian” qui n’a rien à voir avec le leader des High Llamas). Si le livre de Warren Ellis est souvent touchant, celui-ci – où l’auteur de “The Mercy Seat” évoque d’ailleurs à plusieurs reprises sa relation particulière avec son fidèle complice – s’avère carrément bouleversant, en plus d’être d’une qualité littéraire assez rare dans ce genre d’ouvrages. Il n’aurait sans doute pas été le même, voire n’aurait tout simplement pas existé, sans cet interlocuteur-ci : Cave et O’Hagan se connaissent depuis plus de trente ans, et ces quelques 330 pages sont plus proches d’une conversation à cœur ouvert que d’une banale interview. Il est d’ailleurs révélateur que les deux noms se retrouvent à égalité sur la couverture et la tranche.

Très bien traduit par Serge Chauvin, notamment les paroles de chansons, “Foi, espérance et carnage” – titre dont le dernier tiers fait référence à l’album “Carnage” (2021) signé Cave/Ellis – est tiré de plus de quarante heures de conversation à distance. Celles-ci ont commencé en mars 2020 au téléphone, alors que la plus grande partie du monde était plongée dans un confinement dont personne ne pouvait prévoir la durée. Cette situation inédite et pour le moins angoissante était propice aux épanchements, mais à ce stade-là il n’était pas encore question d’un livre d’entretiens. Amassant une matière de plus en plus riche, Sean finit par proposer l’idée à Nick, qui accepte presque immédiatement. Lui qui ne donne quasiment plus d’interviews veut voir jusqu’où une « grande discussion proliférante » peut mener. Le moment s’y prête : la tournée “Ghosteen” a été annulée, ce qui lui donne enfin la possibilité de rompre avec le cycle habituel écriture/sortie du disque/concerts et de se retourner sur ces dernières années.

Et c’est peu dire que celles-ci ont été douloureuses. L’événement le plus tragique reste bien sûr la mort accidentelle de l’un de ses jumeaux, Arthur. Nick Cave revient longuement sur ce « cataclysme », dans des pages d’une rare intensité émotionnelle mais jamais complaisantes. Il parle d’un « sentiment de fracture, de vie brisée » : « Je me définis par la perte de mon fils. » Sa femme Susie et lui ont réussi à ne pas sombrer dans les profondeurs du désespoir en se jetant l’un et l’autre à corps perdu dans le travail, mais il est conscient que cette absence – qui est aussi, paradoxalement, une présence – les habitera jusqu’au restant de leurs jours. A cette expérience du deuil répond celle de Seán O’Hagan qui a perdu son frère cadet et a éprouvé comme lui une « sensation d’égarement absolu ». Cette empathie offre les passages parmi les plus forts du livre, où sont aussi évoquées les disparitions plus récentes de la mère de Nick Cave (et la mort de son père, fin 1978), de son ancienne compagne Anita Lane, de son ami Hal Willner, décédé en avril 2020 de complications liées à la Covid-19. Ou, dans l’addendum, d’un autre de ses fils, Jethro, l’an dernier.

Si ces disparitions, et en premier lieu celle d’Arthur, ont bien sûr bouleversé l’existence du musicien, elles ont aussi, estime-t-il, eu un impact sur son écriture, devenue moins narrative, plus abstraite. A propos de l’album “Ghosteen”, il parle de « chansons fracturées, non linéaires, atomisées ». Avec Warren Ellis, il s’est livré à une « improvisation concertée ». Et considère qu’il a écrit « une musique sacrée » pour « entrer en contact avec les morts ». Ces pages sur le songwriting, sujet rarement abordé avec une telle finesse dans l’analyse par un auteur de chansons, et qui s’appuie ici sur des exemples précis, sont tout à fait fascinantes. Cave, qui avait tendance à s’asseoir à son bureau du matin au soir en attendant que l’inspiration lui vienne, accepte désormais que les chansons lui échappent, comme celles de “Ghosteen”. Pour autant, écrire reste une souffrance, dit-il.

Tout en étant conscient que ce thème n’est pas franchement dans le vent, l’auteur de “Into My Arms” aborde frontalement son rapport à la religion lors de ces entretiens avec un ami qui a depuis longtemps coupé tout lien avec elle. Bien sûr, ses chansons ont toujours beaucoup puisé dans la Bible, et particulièrement dans l’Ancien Testament. L’imagerie catholique est au cœur de son univers. Mais sa foi semble s’être approfondie ces dernières années, devenue comme un refuge, même s’il se dit toujours en proie au doute, une lutte intérieure qui nourrit sa créativité. Plus que de religion instituée, il faudrait plutôt parler de spiritualité ou d’attirance pour le sacré dont témoignent ses derniers disques, même quand ils ne se confrontent pas directement au divin.

Alors que sort ces jours-ci – pas en France pour l’instant – un documentaire sur The Birthday Party, le groupe sauvage et incontrôlable de Nick Cave à la charnière des années 70 et 80, le livre donne une tout autre image de l’artiste. Peut-être pas un homme apaisé ou un vieux sage, mais quelqu’un qui cherche à faire le bien autour de lui, conscient que cela n’a pas toujours été le cas dans le passé (un peu comme Steve Albini, au fond). Un besoin de s’ouvrir aux autres, sans pour autant devenir un donneur de leçons, qui s’exprime notamment à travers son site The Red Hand Files, un projet qui lui tient particulièrement à cœur et sur lequel il revient longuement dans le livre.

Il y répond publiquement à des questions d’internautes, parfois légères (et même si l’humour n’est pas la qualité qu’on associe systématiquement à Nick Cave, ses réponses peuvent être très drôles), souvent graves. Ces lettres (numériques) et ce livre d’entretiens donnent au fond la même impression qu’on a éprouvée lors de ses dernier concerts : l’artiste s’est peu à dépouillé de ses oripeaux et cherche aujourd’hui à communier de la façon la plus directe possible avec son public. En ayant fait la paix avec son passé et en habitant pleinement le présent, ses grandes joies et ses immenses douleurs.

“Foi, espérance et carnage” (“Faith, Hope and Carnage”) de Nick Cave et Seán O’Hagan, traduit de l’anglais par Serge Chauvin, 368 pages, 24,80 €.


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