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Disques

Arab Strap – I’m totally fine with it. I don’t care anymore

Deuxième album d’un duo ressuscité et tout en majesté autour des affres de la vie numérique, de la vieillesse et comme toujours des errances nocturnes sous influences.

On ne veut plus nous vendre de rondelles de plastique. C’est finalement l’ironie de l’époque. C’est devenu un tel parcours du combattant que même les vendeurs se lassent.

Entré presque par hasard, quasi par désœuvrement, dans l’ex-Mecque discophile de Stockholm, Pet Sounds, qualifié, il fut un temps, de meilleur disquaire du monde par Tarantino, je fus accueilli par des vendeurs tout aussi désœuvrés et absolument charmants.

Fut un temps où cette fine fleur pratiquait aussi le snobisme de comptoir, du haut de sa tour d’ivoire du bon goût (que se rappelleront les lecteurs et spectateurs de High Fidelity, la morgue du disquaire d’antan valant bien la superbe du Gascon). Compassion éternelle pour ceux qui attendent le chaland, arriéré matérialiste, pervers vinylique… Et je ne les ai pas gâtés : “Night Palace” de Mount Eerie, “Hot Sun Cool Shroud” de Wilco et le dernier Arab Strap (je les ai épargnés sur l’ultime Shellac trouvé, par hasard encore, au Bengans de Centralen). “Night Palace” de Mount Eerie, la mission impossible de l’achat chez un disquaire  (psst : à part Bis Aufs Messer à Berlin qui fait aussi de la vente en ligne) et condamne le fan à l’achat direct au producteur (et au cumul des frais d’expédition et de douane). Même pas de rictus mais une désolation.

Le disque de Wilco, lui, suscite les sarcasmes : « ah oui, celui qui devait sortir en octobre ? puis en novembre-décembre… et finalement… la semaine prochaine ? (sourire). Je peux noter votre numéro, pour la semaine d’après ? ». On ne veut pas les décevoir et on commande même, tant qu’on a la foi…,  la réédition vinyle de “Protection Spells” de Songs:Ohia alors qu’on s’était juré de ne plus céder au racket de Secretly Canadian sur le dos du mort.

Et l’Arab Strap ? « J’ai peut-être un exemplaire… si je le retrouve ! » Dont acte. Fébrilité dans la voix lorsque je demande s’il est bien. Assurance du vendeur : « Oui, oui, super ». On ne va pas contrarier le patient en phase terminale.

Et cet Arab Strap alors ? En « limited edition Indie Exclusive Emoji Yellow vinyl » ? Et bah, malgré la rumeur d’album décevant après la cure de jouvence de “As Days Get Dark” (2021), il est plutôt de bonne facture. Pas aussi revigorant que le shot précédent mais pas du tout gras du bide (même si Moffat s’auto-incrimine) et, déjà !, à ranger dans les cinq meilleurs albums du groupe. On nous aurait donc menti ?

En tout cas, ce disque prend presque le contrepied, en traître, comme toujours (Arab Strap…) du précédent, avec une ouverture tout en armature rock couillu, qu’on pourrait croire soutenue par les Mogwai en vacances venus foutre le bazar chez leurs copains de biture (Allatoneceness). Et il faut attendre (entendre : redescendre) le deuxième titre pour retrouver cette boîte à rythme signature du duo avant de repartir vers une troisième voie, cette nouvelle manière qui concilie rock et, maintenant, machines-applications modernes dans ce qu’on imagine être un abandon à la technologie du jour, tellement envahissante et facile. Nous y reviendrons question texte. 

On navigue donc entre ancienne et nouvelle manière et toujours ce débit lent et agressif d’Aidan Moffat, touchant, ironique, mordant, désabusé, voire épuisé. En contrepoint, la guitare non pas bavarde mais diseuse de Malcolm Middleton. Toujours efficace dans ces riffs mais tricotant agréablement en mode tangente et avec des nouvelles couleurs comme des glissandi dans Molehills ou en option grill de guitares bien charbonneuses qui viennent saisir des nappes de claviers bien juteuses sur Strawberry Moon.

Le deuxième homme, autrefois chenu et distant, se mue en homme à tout faire, surgissant çà et là comme un diable de sa boîte. Safe and Well, par exemple, semble s’échapper du merveilleux premier album de Malcolm avec son épure voix-guitare, assez surprenante ici.

Ailleurs, c’est presque un vrai groupe de rock qu’on entend avec batterie, guitares, tout le toutim (Aven’t You Heard) ou encore Turn Off the Light, nouvelle manière qui se fond dans un brouillage/brouillard pour s’échapper dans un duo voix-guitare puis enfin, finir glorieusement, à la Mogwai, dans un déluge de guitares furieuses et de cymbales frappées à la volée (de bois vert).

C’est donc un Arab Strap musicalement épais mais frais et tonique, vraiment éblouissant dans ses capacités à nous enthousiasmer et à nous surprendre encore.

Et la faconde de Moffat n’est pas en reste. On a pu lire ici ou là qu’il y avait de la facilité (et du retard) à s’en prendre aux réseaux sociaux mais, dans l’optique de se raconter soi-même et de dire son monde, y compris dans ses lieux communs, Moffat excelle.

Comme toujours, il oscille entre autofiction, journal intime, saynète du quotidien pas rose, changements de points de vue. Alors entre la jeunette fuyante de Bliss et les divers avatars d’un Moffat aux divers « je », on ne tranchera pas et on se laissera glisser dans ses textes touffus et pleins d’esprit, dans ce monde dissolu dans lequel le moi se disloque.

« They said beware of strangers 

but now that’s all we are : 

rolling time autofiction,

reveries with avatar. 

I am what I think you think I am

Bliss 

You’d think I’d riot, you’d think I’d cry but I sit here fucking numb »

(Allatoneceness)

 

 

ou encore sur Haven’t You Heard :

« You wonder who and why the fuck you are

There’s no true you

Just today’s persona :

gregarious extrovert/timid loner »

Sur le tube Sociometer Blues, Moffat décrit, une nouvelle fois, une relation toxique, ce relent d’amour/haine bien documenté par Arab Strap, sauf que, cette fois, l’élu(e)-adversaire est un… smartphone.

« I woke up this morning and opened you with a gentle squeeze and a tender caress

(….)

My fingerprints are all around your body

(…)

Now I’m a distant pal

an absent Dad

Now I’m a fat recluse 

a steaming ghost

Now my eyes are on fire 

and my thumbs are numb »

You’re Not There explore, encore (c’est son fonds de commerce), la rupture et les douleurs de l’absence, cette fois-ci les liens numériques…

« I still send hearts and happy faces

Kisses, flames and aubergines

And you still watch me

from the wall

Your face still warms up every screen »

Mais alors que cette dissolution du moi générait angoisse, peur, rage (et beuveries), ici on atteint une sorte de satori dans l’absence.

Dans Summer Season, c’est la lassitude plutôt que la misanthropie qui domine : « Let’s pretend my lockdown didn’t end » et, si ce n’est pas totalement surprenant, c’est quand même étonnant.

« I got your e-mail

hope’s all well

so glad your rang that silent bell

Two ticks 

You’ve got my message

Be good to see you

Now it’s summer season

In the city

And everyone is so fucking pretty

And I drink on my own

If you want me 

You can get me on the phone »

Dans Molehills, Moffat décrit scientifiquement (et via une belle voix de femme qui dissèque son comportement) son absence à lui-même, ses fuites dans les réseaux numériques et amicaux en employant la métaphore de la taupe, nouvel avatar moffatien (animal totem qu’on trouvait aussi dans l’album précédent) : 

“The common mole lives in a tunnel system

which constantly extends

Within the dark borrows he hunts

using toxic bite to paralyze his prey

so that this meal can be stored alive

And eaten later”

Aux animaux, mignons mais ravageurs, s’opposent les astres avec Moffat, star naine pour le système du music business, pilier (de comptoir) de la création pour nous. Moffat dans ces deux derniers albums (cf. les pochettes) file cette double métaphore de la puissance numérique et de la beauté céleste, agitation humaine et grandeur astronomique.

Strawberry Moon évoque l’énorme « lune des fraises » qu’on voit au-dessus des toits dans la pochette intérieure. Pleine lune du solstice d’été mais aussi rappel du lunistice, déclinaison majeure de la lune sur un cycle de dix-huit années dont on vit à la fois l’instant et la période. Et pour ce qui concerne Arab Strap, on est en plein dans le cycle de vie du groupe. Au-dessus l’éternelle lune, en dessous le coureur des rues nocturne…

Dans Hide You Fires, Moffat évoque les Piliers de la Création, image fantastique tirée de l’exploitation d’Hubble ou la ligne de Kárman, ligne de crête entre la terre et l’espace. Moffat a donc toujours la tête dans les étoiles, d’autant que ce sont des images d’un passé et d’une mort vue de loin.

On soulignera d’ailleurs que la très belle image des Piliers de la Création est presque autant une image vue qu’une création humaine due à des infographistes de talent pour vendre du rêve lointain, inaccessible et ancien.

« And all those old clothes that we wore

The dresses and frocks that don’t fit anymore

the tight ant torn jeans

the loud and bright blouses

that sheer, loose top that always arouses

That slinky silk gown…

Donated to charities all across town

So somebody somewhere

Is wearing our past

Dressed in history soon to be cast »

(Hide You Fires)

Si on apprécie les chansons d’amour heureux pleines d’espoir (oui ! Turn Off the Light, sans doute ironique…), on préfère se repaître dans de petits bijoux d’humour noir, mystérieux comme Dreg Queen (note : Dreg = moût/dépôt).

C’est un récit d’escapade nocturne dans les marges, avec ce personnage sobrement nommé The Dreg Queen, entre 11:53 et 8:46 (toujours les heures chez Arab Strap…) dont on appréciera, à sa juste (et donc haute) valeur le finale :

« Parents took their children hands as I approach

Strangers on busses gave silent applause

It was cold along the river

and the taxis wouldn’t stop.

I had no money anyway »

(Dreg Queen)

Inversons le titre : I don’t care anymore, I’m totally fine with it.

Arab Strap, classe internationale.

Avec Johanna let her be a D.reg Queen

“I’m totally fine with it. I don’t care anymore” est sorti en LP, CD et numérique chez Rock Action le 10 mai 2024.


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