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Jean-Hervé Péron (Faust) : « On est toujours des dilettantes, des hippies joyeux »

Avec Kraftwerk et quelques autres nettement plus obscurs, c’est l’un des rares groupes issus de ce qu’on a appelé le “Krautrock” – le rock expérimental allemand des années 70 – à être encore en activité, du moins scénique. Ce 28 novembre, Faust se produira au festival BBmix à Boulogne-Billancourt, dans une formation rassemblant au moins trois générations (!) autour d’un des membres fondateurs, le Français Jean-Hervé Péron. Le groupe jouera l’un de ses plus fameux albums, “Faust IV” (sorti chez Virgin en 1973), inclus dans le récent coffret “1971-1974” (Bureau B), qui sera sans doute déjà épuisé et revendu au prix du caviar quand vous lirez ces lignes.
Nous nous sommes entretenus en visio avec le toujours enthousiaste Jean-Hervé Péron pour évoquer le passé et le présent (voire le futur) de ce commando artistique à l’avant-garde depuis cinquante ans.

Vos premiers albums, les plus connus, sont réédités. Jugez-vous important que votre back catalogue soit toujours facilement accessible (que ce soit sur support physique ou sur les plateformes), ou êtes-vous plus intéressé par l’avenir du groupe ?
Jean-Hervé Péron : La réponse est simple, elle est même très normande ! Moi je suis heureux à la fois que le groupe soit toujours en activité, avec de nouveaux musiciens et un nouveau répertoire, et qu’on écoute encore nos premiers disques. Il a fallu près de cinquante ans pour que notre musique soit acceptée, donc ça fait très plaisir. C’est aussi flatteur pour l’ego de voir qu’il y a aujourd’hui un intérêt pour ce qu’on jouait à l’époque. Et comme c’est très loin, j’écoute ça comme si c’était un autre groupe, d’autres musiciens. Et je trouve ça vachement chouette, ce qu’ils ont fait (rires). Je me demande comment ils ont réussi à faire tout ça, et comment ils vont se sortir des impasses musicales dans lesquelles ils se sont fourrés… Et ils s’en sortent toujours. Oui, ça me plaît beaucoup.

En réécoutant, te reviennent quand même des souvenirs de l’enregistrement ?

Oui, et puis j’ai donné pas mal d’interviews ces derniers temps, qui m’ont obligé à faire fonctionner ma mémoire. Là, je pense avoir une vision assez précise de la réalisation de nos albums.

Vous aviez déjà joué au BBmix en 2014. Quel souvenir en gardes-tu ?
Nous avions été très bien reçus. Nous avions plusieurs invités : Cathy Heyden, basée à Paris, au saxophone, Uwe Bastiansen, de Hambourg, à la guitare… Et des tricoteuses, dont une femme enceinte. On l’avait installée, pour des questions de sécurité, sur une baffle de basse, car en fait c’est là qu’on ressent le moins les vibrations, c’est à 8 mètres qu’elles sont vraiment fortes. On avait mangé des crabes, c’était super ! J’en garde un très bon souvenir, et il me semble que le public était réceptif et satisfait. Je suis donc très content que les programmateurs nous fassent revenir.

La formation qui jouera cette année sera-t-elle la même que la dernière fois ?
Pas du tout ! Les musiciens qui m’accompagneront pourraient être mes enfants, et même pour certains mes petits-enfants…

Dans le cas de Gilberto Gil, qui a joué il y a quelques jours à Paris, ce sont vraiment ses petits-enfants !
Ah, génial ! Ceci dit, dans la formation qui va jouer au BBmix, il y aura ma fille, Jeanne-Marie Varain, aux percussions. On retrouvera aussi Amaury Cambuzat d’Ulan Bator [groupe post-rock parisien en activité intermittente depuis 1993, NDLR]. Ça doit faire 25 ans qu’il collabore avec Faust, et c’est lui qui a mixé et masterisé le coffret qui vient de sortir – merci Amaury ! Il y aura aussi Pierre Chevalier aux claviers, un Belge génial et foufou qui faisait partie entre autres d’Univers Zéro, habitué du festival Rock in Opposition (RIO). On est tombés amoureux musicalement, et depuis on joue ensemble. Et puis une batteuse de 18 ans, Audrey Dechèvre, qui effectivement pourrait être ma petite-fille. Physiquement, elle est évidemment très différente de Zappi [Werner Diermaier, le batteur historique du groupe, NDLR], ce sera intéressant. Ça évolue, il ne faut pas rester les deux pieds dans le même sabot ! Il y aura aussi un trio de cordes qui a déjà joué avec nous à Düsseldorf : Antonia Mallach, Raphaël Meulemans, Clément Meulemans. Nous devrions être neuf, avec Cathy Heyden que j’ai de nouveau invitée à venir jouer du saxophone. A Londres, j’ai prévu que nous serons seize sur scène car je vais faire venir tous mes vieux potes installés là-bas ! Ça va être le grand bordel…

« Il a fallu près de cinquante ans pour que notre musique soit acceptée. C’est flatteur pour l’ego de voir qu’il y a aujourd’hui un intérêt pour ce qu’on jouait à l’époque. »

Vous semblez attaché à la dimension « happening » de vos concerts. Est-il facile de trouver le juste équilibre entre cet aspect d’expérimentation et la nécessité d’offrir quand même de la musique au public ?
Il y a plusieurs aspects à prendre en considération. Quelle est la fonction de l’artiste qui est sur scène ? Soit c’est un musicien, classique, virtuose, très brillant, et il va donc simplement jouer de la musique. Là, on est presque dans l’acousmatique : le visuel n’a aucune importance, on ne vient pas vraiment pour voir le musicien, ça s’adresse juste aux oreilles. Dans le cas de Faust, nous sommes plutôt des dilettantes, on fait tout dans la joie. On était et on est toujours des hippies joyeux, on n’est certainement pas virtuoses, pas du tout, mais on est absolument convaincus par ce qu’on fait. Alors, quelle est la part du visuel, voire de l’olfactif, du ludique d’un côté, et du musical de l’autre ? Pour notre concert à venir au BBmix, il y aura du ludique, c’est sûr, je ne peux pas imaginer que cette dimension soit absente. Mais il n’y aura pas de marteau-piqueur, de bétonnière… Il y aura beaucoup de musique, et très peu de spectaculaire.

Vous vous produisez sous le nom de Faust IV. Cela signifie-t-il que vous allez jouer cet album ?
Tout à fait, nous allons l’interpréter en intégralité. Avec quelques impros à l’intérieur, pour ne pas faire de la simple copie, que ce soit intéressant. Ça représente quand même un sacré travail ! Jouer les albums en entier, c’est quelque chose qu’on n’a pas vraiment fait à l’époque. Le Faust avec les cinq amis du début n’a somme toute duré que trois ans, de 71 à 74, les années représentées par le coffret. Ensuite, ce sont des entités qui s’appellent Faust mais qui sont différentes de la formation d’origine. De mon côté, j’ai déjà reproduit sur scène le “Faust Clear”, le premier album [sorti en 1971, avec une pochette et un vinyle transparent, NDLR], et c’était un boulot énorme car musicalement c’est vraiment touffu. J’avais fait venir un gars extrêmement compétent des Etats-Unis, il y avait aussi Amaury Cambuzat et Olivier Manchion d’Ulan Bator. On avait travaillé d’arrache-pied pendant quinze jours en Ardèche, dans le moulin de Karina, ma femme. On était très disciplinés, avec des horaires, un planning de travail. “Faust IV”, c’est plus facile car les morceaux sont plus cadrés, avec un début et une fin, des harmonies reconnaissables… Mais c’est tout aussi passionnant, et je pense que ça va faire plaisir à pas mal de gens. On va quand même introduire des éléments nouveaux pour que le public se dise “Mais qu’est-ce qu’ils font, là, ils vont où ?” Les morceaux resteront néanmoins reconnaissables.

Crédit : Jürgen d. Ensthaler

Un récent article du “Guardian” sur Faust avait pour titre « We were naked and stoned a lot – and we ate dog food ». Ne crains-tu pas que votre comportement excentrique dans les années 70 (voire après) ne fasse passer votre musique au second plan ?
Ça, c’est l’affaire du public… Il y a toujours plusieurs aspects quand on considère quelque chose. Là, il y a notre histoire telle que nous l’avons vécue, et celle écrite par la presse : deux histoires différentes, qui se rejoignent forcément sur certains faits et divergent sur d’autres. C’est sûr, on a beaucoup fumé, mais comme tout le monde à l’époque. On mangeait de la nourriture pour chiens, mais en ce qui me concerne, c’est parce que j’aimais ça. C’est un peu comme les tripes à la mode de Caen, c’est bon, surtout un lendemain de gueule de bois, pour la faire passer. Après, tu reprends au calva, enfin, c’est une autre histoire.

« On avait l’inconscience et la naïveté de la jeunesse. Un enthousiasme sans limites et une énergie folle ! »

Mais ce n’était pas non plus la vie en rose. Comme dans tous les mythes, il y a du vrai et de l’invention. Est-ce que tout cela fait passer notre musique au second plan ? Comme je le disais, ce n’est pas mon affaire. Pour nous, la musique c’était tout ce qui comptait. On fumait, mais après on allait dans notre studio, on y passait au moins 10 heures par jour. On avait l’inconscience et la naïveté de la jeunesse. Un enthousiasme sans limites et une énergie folle ! Comment avancer sinon ? Tu te prends un mur, tu te casses la gueule, tu te relèves et tu continues. On pensait que tout le monde devait connaître notre musique… C’est notre histoire et c’est celle de beaucoup de groupes, au fond, même si tous n’ont pas eu la chance qu’on a eue. Certains se sont cassé la gueule et n’ont pas pu se relever. Nous, on a toujours trouvé une maison de disques qui voulait bien nous accueillir malgré notre côté barjot. Peut-être qu’on n’est pas si barjots que ça, finalement !

Vous avez la réputation d’un groupe dont la musique est radicale, difficile d’accès. Mais certains des morceaux de “So Far”, “Faust IV” ou même “The Faust Tapes” ressemblent quand même à de “vraies” chansons…
Oh oui, on peut même parler d’une écriture relativement classique, d’une musique “consommable”. Le premier album qu’on a fait avec Polydor était franchement radical, c’est vrai. Ça leur a foutu les glandes, et ils nous ont demandé de faire quelque chose d’un peu plus comestible, on a alors enregistré “Faust So Far”. Il nous ont tout de même foutus dehors, pour des raisons somme toute compréhensibles, et on a alors signé chez Virgin. On leur a sorti “The Faust Tapes”, un disque quand même assez abstrait [c’est une sorte de collage de brefs extraits musicaux, NDLR], et ils nous ont dit : c’est bien, bravo, mais c’est pas très vendable, pouvez-vous faire autre chose ? Et là, on a donc fait “Faust IV”. Tout cela représente une grande variété d’inspirations et d’envies musicales. On était cinq personnes complètement différentes : un Français, un Autrichien, un mec qui venait du pays Souabe, un autre originaire de l’extrême nord de l’Allemagne, un autre de l’extrême est… Des bagages sociaux et géographiques très variés, donc, avec un énorme potentiel. Hans Joachim Irmler, par exemple, adore les “paysages soniques” : il se fout des harmonies, des mesures… Moi, Français, j’ai grandi avec Brel, Piaf, des gens comme ça. Des chansons avec des putain de mélodies, des vraies paroles, et ça m’influence forcément. L’album “Faust IV”, entre “Krautrock” et “The Sad Skinhead” [les deux premiers titres, NDLR], il y a quand même tout un monde.

Crédit : Bureau B

Ce qui vous rassemblait, au fond, c’était la conviction qu’il fallait créer une musique différente de la plupart des modèles anglo-saxons ?
Je pense que c’était l’un des rares dénominateurs communs, oui. Le refus de la musique et de la culture qui nous étaient imposées. Quand je dis “nous”, c’était toute la jeunesse allemande, parce que j’étais déjà en Allemagne à l’époque – et en totale empathie avec ses habitants. Ce devait être aussi le cas en France, peut-être un peu moins quand même. En Allemagne, on était opprimés par le plan Marshall, on était “aidés” avec McDonald’s et le rock’n’roll… C’était le genre d’aide dont la jeunesse allemande n’avait pas besoin. Nous avions envie de dire autre chose, des choses qui nous concernaient, nous, différentes des préoccupations de la jeunesse britannique ou américaine. Dans le groupe, c’est aussi l’une des rares choses qui nous rassemblaient, même si nous avions tous des visions différentes de la musique. Ce qui créait forcément un cocktail assez fulminant !

Tu racontais dans l’article du “Guardian” que vous passiez votre temps à enregistrer. Y a-t-il des enregistrements qui ne sont jamais sortis et qui te semblent exploitables ?
Dans le coffret, il y a justement un album inédit qui s’appelle “Punkt” [enregistré en 1974 dans le studio de Giorgio Moroder, NDLR]. En allemand, ça signifie “point”, comme un point final. J’aime bien aussi la similitude avec “punk”. Et puis “Faust”, c’est le mot allemand pour “poing” ! Un titre assez génial trouvé par le patron du label Bureau B, qui a sorti le coffret. Pour en revenir à ta question, toutes les bandes magnétiques que j’avais, y compris des “retombées nucléaires” jamais sorties, je les ai numérisées et je les ai exploitées avec la grande aide d’Amaury pour ce coffret. Je présume que mes camarades ont dû garder des bandes, surtout Irmler. Comme on ne faisait que dormir et enregistrer, il y a pas mal de matos, y compris des enregistrements d’après 1974.

A l’époque, fréquentiez-vous les autres musiciens de “Krautrock” ?
Pas tellement. Avec Faust, on s’était volontairement isolés à Wümme [également appelée Rotenburg, entre Brême et Hambourg dans le nord de l’Allemagne, NDLR], mis en retrait. Nous n’avions ni le besoin, ni le désir d’entrer en contact avec quoi que ce soit. D’ailleurs, nous n’avions ni télé, ni radio, ni journaux. Les visites étaient très rares. Nous voulions nous concentrer uniquement sur la musique. Captain Beefheart a fait la même chose pour créer “Trout Mask Replica”. Ça a un côté chouette, mais c’est aussi un peu chiant d’être toujours avec les mêmes mecs, un peu comme des moines.

« On est passé à côté d’un gros truc avec Polydor parce qu’on s’en foutait complètement, puis avec Virgin, de nouveau, mais c’est la vie ! »

Nous n’avions donc aucun contact avec Can, Amon Düül, Kraftwerk ou Neu !. C’est seulement quand Jürgen Engler du groupe Die Krupps nous a invités, le batteur Zappi Diermaier et moi, à participer à un enregistrement dans son studio, que j’ai rencontré pour la première fois des musiciens de l’époque comme Mani Neumeier de Guru Guru et Chris Karrer d’Amon Düül II. Ça m’avait fait énormément plaisir. C’était en 1997, et les sessions étaient sorties sous le nom de Space Explosion.

Plusieurs groupes postpunk à la fin des années 70 semblaient partager votre démarche, votre rejet des conventions. Regrettes-tu que le groupe se soit séparé peu avant et n’ait pas pu s’inscrire dans ce courant, à la différence de Red Krayola ou Captain Beefheart qui étaient en phase avec cette musique vers 78-80 ?
Des regrets, non… “Non, rien de rien, non, je ne regrette rien”, c’est ma philosophie. C’est vrai qu’on est passé à côté d’un gros truc avec Polydor parce qu’on s’en foutait complètement, puis avec Virgin, de nouveau, mais c’est la vie ! En effet, des groupes ont sans doute été inspirés par notre musique, ou plutôt notre attitude vis-à-vis de la musique. Mais je pense que c’est surtout dans l’air, c’est inhérent à l’époque. En 1968, il y eu une révolution, qui s’est fait ressentir ensuite dans les années 70. Nous, les artistes, sommes les vecteurs de ces vibrations. Ça n’explique pas grand-chose mais c’est ce que je pense !

Crédit : Universal Music

Vous avez sorti il y a quelques années un live enregistré en Pologne. Y a-t-il des pays où Faust n’avait pas joué dans la période 71-74 et qui vous ont adoptés plus récemment ?
Les Etats-Unis sont très fans de Faust même si nous n’avons commencé à y tourner que dans les années 90. Aujourd’hui, il semble qu’il y ait un intérêt nouveau dans les pays de l’Est. On va jouer en Slovaquie, on s’est produits plusieurs fois en Pologne et on va y retourner… Ces pays m’intéressent beaucoup car le public n’y est pas du tout blasé. Et la scène musicale là-bas me semble nettement plus portée vers l’avant-garde que chez nous. C’est foisonnant.
En fait, nous sommes acceptés un peu partout… sauf en Allemagne ! (rires) C’est pas facile, on joue juste en Bavière ce mois de novembre, et à Hambourg parce que ce sont des copains qui nous invitent. C’est quand même la ville natale de Faust ! Dans notre propre pays, on ne nous accueille pas les bras ouverts.

Photo en début d’article : Universal Music.

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