Loading...
Disques

Nicolas Paugam – Padre Padrone

Disque monde, reflets des errances modernes passées et à venir, “Padre Padrone” est un petit bijou de songwriting à la française qui ne choisit pas entre ancrage terrien et vagabondage cosmopolite.

Le petit monde de Nicolas Paugam ne tourne pas très rond, ou du moins, s’il tourne, il semble en effet un peu désaxé. On y trouve des déracinés, des migrants, certains (certaines ?) se voient offrir des propositions de retour à la terre, d’autres, autocentrés, préfèrent voyager dans leur tête surchauffée. Des voyageurs immobiles dans les steppes disparaissent tout simplement (“Dersou Ouzala”).

Dans “Padre Padrone”, on sent que ÇA circule, que ce soit sur des territoires réels, fantasmés ou dans la sève régénératrice du terroir. Si la proposition est ouvertement pop, avec des facilités mélodiques, Nicolas Paugam inonde ses chansons de sources diverses, africaines, rock indé, rap (un chouia) mais aussi des ritournelles orientales ou des phrasés rythmiques plus populaires, un peu comme Bartók ou Mahler pirataient le folklore pour alimenter leurs compositions. On y entend également sourdre des influences de la Grande Chanson française mais aussi des remontées malignes : Michel Jonasz dans  “Hey Gus”, ou encore William Sheller voire Jean Schultheis dans  “L’Homme heureux”.

Mine de pas l’air, c’est aussi toute une littérature choisie qui se balade ici, de Calvino à Yourcenar, en passant par Pierre Loti, Flaubert, Jack London, Tchekhov, Hermann Hesse, Dumas et sans doute aussi Hugo Pratt, éternel voyageur, et ses personnages amoraux. Enfin c’est le cinéma qui jaillit également par moment, celui de Kurosawa pour le magnifique titre  “Dersou Ouzala” ou, peut-être encore, celui de Stroheim dans “Les Rapaces” pour “Le Bègue du Klondike”.

Comme on le voit, il y a (beaucoup) à boire et à manger mais Nicolas Paugam ne pratique pas le gavage d’oies. C’est une véritable leçon d’écriture à laquelle il nous convie. Historiettes en formes de vignettes de BD ( “Le Bègue du Klondike”), contes modernes nauséeux de la mondialisation ( “Burkinabé”,  “L’Homme heureux”), angoisses sourdes et personnelles ( “Mon bel adversaire”,  “Les Rivières obscures”), portraits de grands voyageurs ou d’autochtones, ethnologie de comptoir ou savante, Nicolas Paugam fait feu de toutes formes.

À l’intérieur, des courants circulent, des rivières souterraines détournent le lit, rendent malléable une organisation qui aurait pu être trop rigide.

« C’est pas que j’dis non

c’est pas que je fuis la chanson

mais une idée me poursuit et me dit :

l’homme est heureux

en somme

L’homme est heureux

en somme »

On frôle la chanson engagée, ce qu’elle est en fait, mais reste dans son champ poétique, ce qui est plus efficace, tire sur son fil, avec une maestria qui sera enseignée dans toutes les bonnes écoles, forcément péripatéticiennes, du songwriting :

« Au camping des frontières

Ou marchant sur l’eau

comme Jésus en l’air

Du Soudan des voyageurs impénitents

L’homme est heureux

Il cogne

L’homme est heureux

Il cogne »

Pour finir, un petit changement de focale à vue sur l’expérience personnelle et familiale.

« Alors puisqu’il est heureux

On lui ferme vraiment les yeux

Dans les cours et les écoles

Les parents des génies m’affolent »

C’est dire si cette chanson est une bénédiction (avec JP Nataf en invité de luxe, y compris sur un clip qui ajoute encore au bonheur de la chanson transfrontalière), instantané hautement signifiant de l’homme et de son époque.

Avec une production aux petits oignons, hyper efficace : batterie très présente, claviers rêveurs et cuivres brillants, pour un peu on dirait du Tricatel première période en mode autoproduit.

C’est peut-être encore plus sensible sur une des cerises sur le gâteau de l’album, où Nicolas se fait griot déterritorialisé, pour la chanson que Houellebecq n’écrira jamais :

« Comme le baron perché

il se planquait

Aux cimes des arbres

Son peuplier

Moineau blessé

Fuit la récré

Vint à la ville

Courageux pour

Trouver du boulot

Peut-être l’amour

Tel l’oiseau léger qu’il est 

il s’est posé

dans une nasse de grutier en chantier

Entend là-haut la voix du berger

Planter ses notes

À chaque levée

Planter ses notes

Et voir son poing levé »

(Burkinabé)

Voilà qui dit la rage désarmée et la grâce, à la mode “Afrique victime” de Mdou Moctar, et nous rappelle les oiseaux tombés de Chateaubriand et de Jean Eustache.

On reconnaît toute la grammaire du rock indé, guitares lourdes et charbonneuses, mais aussi tranchantes, avec des petites finasseries de production qui nous ramènent vers d’autres laborantins de studio légers, comme Orwell.

Si on retrouve l’école belge et française du folk ouvragé (Annegarn, Nataf, Vanot…), c’est toujours avec l’esprit voyageur d’un Blueberry de l’Ardèchie. Folk d’un terroir bien vivant certes, mais qui ose aussi regarder en face ses zones d’ombres, voire mortifères (“Mon bel adversaire”) que le concept de territoire suppose ( “Viens dans ma vallée”).

Les deux derniers titres, magnifiques, nous emmènent au Nord (“Tout à la volée”) puis dans la Taïga (“Dersou Ouzala”) : ne mollissons pas.

Exotisme de façade, communauté rêvée mais avec des accents funky rock dérangeants gainsbourgeois voire lavilliesques et phrasé à la Brigitte Fontaine, lorsqu’elle regarde vers l’est. “Tout à la volée”  est dépaysant, magnétique et un peu effrayant comme une transe chamanique.

“Dersou Ouzala” conclut idéalement l’album en incarnant la fuite du sujet, comme un personnage d’Antonioni, même si Nicolas Paugam relit ici Kurosawa ou peut-être même puise à la source, dans les écrits du voyageur Arseniev.

Pas de retour au foyer possible, le voyage se poursuit dans un ailleurs, celui de la fiction, de la relecture de l’adaptation. De la distance, toujours plus de distance…  Dersou Ouzala disparaît, comme d’autres héros ayant arpenté la Sibérie, tels Corto Maltese. Nicolas Paugam, alors, déchiquète son texte, sa chanson, sa carte dans un solo de guitare des familles, un bœuf qui tourne court, avec des instrumentistes qui se dissolvent, se perdent comme flocons de neige.

Du continent africain au Klondike, des terroirs franchouillards aux vastes forêts du Nord, des rivières intimes noir Styx, jusqu’au blizzard des steppes, la balade sauvage de Nicolas Paugam était un exercice profitable. Et nécessaire.

Avec l’aide de Johanna D., parente de génies inconnus.

Padre Padrone” de Nicolas Paugam est sorti le 19 novembre 2021 chez Syncops en CD et (bientôt) en vinyle.

2 comments
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *