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Disques

Kali Malone – Does Spring Hide Its Joy

Pièces pour guitares, oscillateurs et violoncelle. Bains d’harmoniques, perte de la notion de temps et voyage spatial : éblouissant.

Je ne suis pas snob. Enfin si, mais pas tout le temps. Prenons le cas Kali Malone, dont je connais la musique d’avant les sirènes médiatiques, critiques et publiques du “Sacrifical Code”. Du temps où elle n’était qu’une talentueuse musicienne expérimentale de la bande de Fylkingen (repaire stockholmois de musiciens chevronnés rompus à l’improvisation et à l’expérimentation). Je garde même dans mes archives une petite cassette, avec mini-gravure, achetée des mains de la demoiselle. Je me souviens de sa longue silhouette d’éphémère organisatrice de concert (notamment de Diane Cluck à Rönnells ?) prenant la suite de Gavin Maycroft, producteur-agitateur de l’underground, aujourd’hui sanctuarisé à Fasching, la salle jazz et musiques du monde.

J’ai donc été surpris par la mayonnaise autour de “Sacrifical Code”, y compris jusqu’au cénacle de la culture (de la rive gauche) de Rouen. On me permettra en vieux combattant de regarder toute cette tambouille d’un air amusé. De Boomkat au GRM, de l’anonymat à la starification.

Disons que je suis plus que circonspect sur la musique de la demoiselle, notamment sur ses pièces pour orgue, préférant l’approche ouvertement pop d’une Anna Von Hausswolf à l’austérité vaguement janséniste du “Code”. Si je me permets toutes ces réserves, c’est que je suis ébloui par ce “Does Spring Hide Its Joy” qui a pourtant toutes les caractéristiques de l’étouffe-chrétien. Un triple LP, en édition limitée (le racket à la Southern Lord…), de versions enregistrées, ré-enregistrées, bref le machin à s’y perdre, du moins à ne pas écouter la totalité (plus de quatre heures). Y a-t-il, au moment du règne de Spotify, Netflix et consorts, des allumés prêts à retourner leurs galettes et rester des heures à écouter ? Oui, mais ils ne sont pas nombreux et c’est bien dommage.

Tombons encore un a priori : la présence de Monsieur O’Malley, Monsier Malone à la ville, dit-on, comme garant, comme faire valoir.

La bile étant sortie, reprenons à l’envers. D’abord parce qu’O’Malley est impeccable et qu’il nous a livré une longue discographie de chefs-d’œuvre et que son “Life Metal” est simplement énorme (nous le disions déjà et on l’a répété pour “Pyroclasts”). Il est ici à son meilleur, tout à fait inattendu d’ailleurs à la guitare frottée à l’archet (oui… la boucle est bouclée).

Lucy Railton au violoncelle pour un excellent travail sur les cordes frottées, les harmoniques. Et Kali Malone enfin aux oscillateurs.

On a évoqué Radigue pour les frottements des uns sur les autres, pour la création de vagues, de sonorités de surcroît mais on est aussi dans des profondeurs surprenantes, des couleurs plus graves, plus mordorées, des tenues longues et lentes. Un espace encore plus profond que celui de Radigue, qui pulse différemment. Un espace intermédiaire entre Radigue et Sunn O))). Les couleurs et la profondeur.

En dehors des mélanges induits par la rencontre des sons des différents instruments, tellement différents dans leurs natures et la natures de leurs résonances, on reconnaît presque toujours distinctement la source alors que le caractère indistinct tend à s’évanouir chez Radigue.

Outre cela, on retrouve la même trace, la même envie peut-être, de créer la trace sonore d’un voyage, de l’inscription sonore d’un espace modifié dans le temps. “Does Spring Hide Its Joy” nous fait en cela penser à ce qui est pour moi l’un des chefs-d’œuvre de Jim O’Rourke, l’épique “To Magnetize Money and Catch a Rowing Eye” paru en 2020.

On retrouve les mêmes micro-événements, le même sens de la projection que provoquent l’écoute, l’approche puis l’abandon de planètes géantes ou naines, d’espaces purement ondulatoires, de gaz, de matières plus lourdes, d’irisations, de saturations métalliques, de coulées, de souffles…. On ne s’attendait pas, il est vrai, à pareil voyage. Là où celui de O’Rourke était solitaire, on sent ici à quel point il est collectif, travaillé dans l’instant, d’où la précieuse organisation en versions, comme états de travail, comme documentation des possibles, enfin comme un certain inachèvement, loin de la pose du capolavoro en place publique. Et c’est très généreux. Cela nous permet de nous immerger avec les protagonistes dans la facture des pièces, d’essence très fragile. Enfin, cela nous permet de nous perdre, totalement, dans un temps essoré, décontaminé des micro-emprises d’un pseudo-monde connecté et aliénant.

Oui, Malone nous enchante parce qu’on la sent ciment de ses invités, extrêmement à l’écoute, notamment de la violoncelliste, véritablement prodigieuse (le violoncelle, ce monde à part…). Oui, une fois de plus, O’Malley nous étale K.O., par sa science de la guitare électrique, ses matités, ses rondeurs, ses basses affolantes, son savoir-faire vibratoire qui est tout d’expériences mais aussi, ici, par sa retenue. Enfin, Stefan Mathieu (dont on aime les œuvres et notamment “Palimpsest” en duo avec Sylvain Chauveau), qui est en charge du mastering, livre une fois de plus un bel objet sonore, qui se déploie à fond dans le système d’amplification. On se souvient lors des premières écoutes de “Life Metal”, des sourires qui nous montaient au lèvres lors de la découverte du disque. C’est le même genre de sourire qui nous vient, la même satisfaction d’avoir en plus de la riche musique, un magnifique objet d’écoute.

Kali Malone s’est trouvé le plus bel orgue qui soit : son trio guitares, oscillateurs et violoncelle. Donnons finalement notre préférence : la “v2” entre le “Images” de Cale et Reed, les orgues étranges de “Spire” chez Touch et Buxtehude. Mettez-le fort, bougez lentement dans la pièce, c’est une Dream House de La Monte Young. Chez vous.

Avec l’aide de hey Johanny Malone.

“Does Spring Hide Its Joy” est sorti chez Ideological Organ le 20 janvier 2023.

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