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Track by track – “String Cheese Theory” de Molto Morbidi

Elle a fait ses premiers pas dans le groupe Shadow Motel, mais c’est en solo, sous le nom de Molto Morbidi (qui s’écrit en principe en bas de casse, “molto morbidi”, et – faux ami – signifie “très doux” en italien), qu’on découvre la Française Swan Wisnia. Faisant suite à un EP confidentiel sorti en cassette il y a quatre ans, son premier album “String Cheese Theory”, mixé par Alexis Fugain et sorti sur le label suisse No Salad, est de ces disques qui impressionnent dès la première écoute, tant s’y révèle avec aplomb un univers riche, original, déjà totalement formé. Bien sûr, la voix et l’utilisation des machines peuvent faire penser à d’illustres devancières comme Kate Bush, Laurie Anderson voire Mona Soyoc de KaS Product en moins brutal, ainsi qu’à divers(es) artistes actuel(le)s qui redynamisent le genre synth pop, mais Molto Morbidi ne cherche pas à s’inscrire dans un quelconque revival. Sa musique paraît à la fois familière – notamment si on a grandi avec les sonorités des années 80 – et d’une belle étrangeté, avec ses mélodies sinueuses, ses bidouillages électroniques inspirés et cette voix très expressive, au débit élastique, parfois à la limite du parlé-chanté. On en suit avec fascination toutes les inflexions, surtout sur une deuxième face plus dépouillée qui la met particulièrement en valeur (“I’m Not There Yet”, “The Wait” enluminé par le saxo du grand Quentin Rollet). Quant aux textes, en anglais, ils s’appuient sur des expériences du quotidien qu’ils transcendent par une réflexion très personnelle et un joli sens de la formule (“You Can’t Make an Omelette Without Breaking a Few Egos”). Mais c’est encore Swan elle-même qui en parle le mieux, ce qu’elle fait longuement ci-dessous.


« Un morceau construit autour d’un motif de synthé et de basse assez répétitif, notamment au niveau des couplets. Il fallait donc trouver des astuces pour qu’il y ait de petits moments de surprise. Je m’y suis attachée sur la rythmique : la fonction de certains éléments placés à certains endroits est précisément de briser cette circularité. Mais c’est surtout sur les intentions du chant que je me suis concentrée. Je tenais à ce que la ressemblance mélodique soit chahutée par de réelles différences d’intonations. Toutes ces variations dans le chant qui traduisent le mépris, la colère et la tendresse sont le reflet du texte puisque le morceau évoque de façon assez ironique la manière dont un cadeau [“Geschenk” en allemand, NDLR] reçu nous resitue dans nos relations humaines. Le fait de recevoir un cadeau qui nous déplaît nous met dans une situation inconfortable où une forme de reconnaissance, teintée de déception et d’incompréhension, se mêle à la culpabilité. Mais c’est aussi un moment de vérité puisque c’est l’occasion de se rendre compte que l’affection et l’amour n’ont pas forcément grand-chose à voir avec le fait de bien connaître une personne, de la comprendre et de comprendre ses goûts. »


« L’un des morceaux les plus personnels de l’album. Les paroles sont très sombres et je tenais absolument à contrebalancer cela par une instrumentation plus légère, dansante, et un peu folle. Je voulais aussi laisser plus de place aux instruments sur ce titre et me payer le luxe d’un “solo”. J’ai beaucoup écouté Gina X Perfomance il y a deux ans, et un ami m’a fait remarquer que cela se sentait sur ce morceau, il a sûrement raison. »


« Le premier morceau de l’album qui a été écrit. Je venais de sortir mon deuxième EP en plein Covid et j’avais envie de collaborer avec des gens (le moment était donc particulièrement bien choisi…). J’avais vu Ed Dowie jouer quelques mois plus tôt au festival Sonic City. J’avais adoré son set, son attitude, sa douceur et son merch (des serviettes à thé). Je n’avais pas osé aller lui parler après son concert parce que je suis très timide. Mais j’ai beaucoup écouté sa musique les mois qui ont suivi. J’ai donc décidé de prendre mon courage à deux mains et de lui écrire, en luttant très fort contre mon syndrome de l’imposteur pour oser lui demander s’il serait partant pour travailler sur quelque chose. Il avait des bribes de morceau sur son ordinateur, qu’il m’a envoyées en me disant “fais-en ce que tu veux” : j’étais ravie.


J’ai bidouillé, arrangé, découpé, testé, utilisé des sons d’oiseaux, introduit des cuivres synthétiques, posé une ligne de guitare avec plein d’effets pour cacher la misère de mon niveau… S’en sont suivis quelques allers-retours, et voilà. Le morceau décrit une sorte de crise de panique provoquée par le fait de ne pas retrouver sa voiture dans un parking sous-terrain. J’aime bien aborder des choses du quotidien, la disproportion des réactions (dont je suis championne), et les traiter avec une forme d’ironie tendre. Je pourrais parler de choses bien plus glorieuses, mais ça ne m’intéresse pas. Pendant longtemps, j’ai eu le sentiment de courir après le cool, d’enrober mes textes d’un vernis pour leur donner une profondeur, je ne veux plus faire ça. Je veux être honnête. Si je suis ridicule, je veux le dire et ne pas faire semblant de ne pas l’être. »


« La ligne de basse de “Sorry Silly Girl” a été composée à peu près au même moment que “Seven
Leagues”. J’avais aussi la mélodie du chant : je voulais m’essayer à quelque chose d’un peu
ambitieux vocalement avec une amplitude qui m’obligerait à faire preuve d’une certaine rigueur
technique. Comme pour “Leo”, j’ai joué sur le contraste entre une instrumentation plutôt
accrocheuse et des paroles plus en demi-teinte, assez vindicatives. Je voulais faire un morceau où
les synthés feraient sautiller et où il serait possible de s’époumoner sur les paroles revanchardes ; faire
une version « pop indé bizarre » de certains tubes de Taylor Swift qui sont de cet ordre-là. “Sorry Silly
Girl” résume l’image de moi que j’ai souvent eue dans mon adolescence, quand je courrais après
des personnes qui ne me portaient aucun intérêt, si ce n’est celui de jouir de ce pouvoir que leur
donnait mon désir d’être aimée d’elles. »


« C’est l’un des derniers morceaux de l’album que j’ai composé. Je travaillais sur “So Far, So Good” en parallèle et je bloquais. Après plusieurs jours d’essais non concluants, je me suis dit qu’il fallait que je me change les idées, que je passe un coup d’éponge dans mes oreilles et que je m’amuse à faire un morceau qui prendrait le contre-pied total de ce que j’essayais de faire avec “So Far, So Good”. En jouant avec le pitch de mon Novation j’ai trouvé ce motif carnavalesque auquel j’ai ajouté une ligne de basse assez minimaliste et un beat axé sur une TR 808 un peu lo-fi avec quelques percus. En studio, Alexis Fugain [fils de Michel et leader du groupe Biche, NDLR] a eu l’idée de mélanger la ligne de basse et une ligne identique au miniKorg 700, pour éviter une forme de lassitude de l’oreille à l’écoute, et cela fonctionne merveilleusement bien. Quant au texte, le « you can’t make an omelette without breaking a few egos » m’est venu assez spontanément. Je trouvais que ça allait comme un gant à ce morceau qui est un jeu et j’ai approfondi cette idée, en déclinant dans tout le morceau différentes manières de préparer les œufs et différentes consistances d’œufs : runny, devil(ed) egg, (hard) boiled… Au-delà des jeux de mots, les paroles sont un dialogue critique entre un maestro qui estime que la fin (l’excellence) justifie les moyens et son élève, pour qui tout cela se solde par une fracture émotionnelle et psychique que rien ne saurait excuser. »


« Le seul morceau composé à la guitare de toute ma vie. Je l’ai écrit un soir d’hiver, malade, épuisée. Ma voix était toute cassée et je la trouvais assez belle. Je grattouillais sur le canapé, un peu comateuse, en fredonnant, sans vraiment être dedans, et à un moment, j’ai été happée par quelque chose. Mon attention s’est recentrée sur ce que je jouais et ce que je chantais, et c’est allé très vite : en une heure, c’était plié. Transformer le morceau pour synthé et basse, en enlevant totalement la guitare, fut une autre paire de manches, en revanche. Je voulais vraiment conserver la simplicité folk de la version guitare-voix. Il en résulte donc quelque chose d’assez squelettique, de minimaliste, pour mettre en valeur le chant et l’interprétation. Alexis Fugain a même suggéré d’enlever le kick sur le beat pour aller encore plus dans cette direction, et il a eu entièrement raison. »


« Comme évoqué plus tôt, c’est le morceau de l’album qui m’a posé le plus de difficultés. Je tenais absolument à ces sons de synthé un peu sales, presque bruitistes, ainsi qu’à la ligne de chant qu’il était difficile de placer en termes de justesse. Avec les arrangements choisis, tout était vraiment sur le fil, il m’a fallu un certain nombre de prises avec des micro-variations, un certain nombre d’essais d’arrangement, et un détour par un morceau complètement différent (“You Can’t Make an Omelette Without Breaking a Few Egos”), pour trouver la formule qui marche. De ce point de vue-là, c’est l’un des morceaux de l’album dont je suis le plus fière. C’est un morceau sur l’anxiété. »


« Pour ce morceau, j’ai d’abord eu le texte. Sur ce point, je n’ai pas de recette, il n’y a pas d’ordre.
Parfois, les textes sont écrits avant, parfois, c’est la musique, et parfois, les deux émergent en même
temps. Je venais de me voir, presque, une nouvelle fois, poser un lapin par un vieil ami. J’étais très
en colère. J’ai profité de mon trajet en train pour écrire. J’ai commencé à travailler sur la musique
dans les jours qui suivirent. Je voulais construire quelque chose de lent, d’un peu répétitif mais qui
finit par s’emballer comme le miroir de ce que j’avais pu ressentir pendant cette attente. J’avais mis
des cuivres synthétiques dans la première version de mes arrangements, un peu par défaut. J’adore
les cuivres, en particulier le saxophone qui est l’instrument que j’avais choisi quand j’ai commencé la musique. Mais on déconseille de commencer le saxophone si tôt en raison du développement de la bouche et des poumons, on m’a donc orientée vers le piano « en attendant ». J’ai envoyé la version demo à mon ami Arthur qui trouvait aussi que « quand même, un vrai saxo, ça serait vraiment bien sur ce morceau ». C’est lui qui a pensé à Quentin Rollet dont il avait le contact, et je l’en remercie (Quentin aussi, bien sûr), parce que cela a transformé le morceau de la meilleure des manières. »


« Le morceau qui clôture l’album. C’est la première vraie chanson d’amour que j’ai écrite de toute ma vie. J’avais déjà écrit sur des relations amoureuses, sur des ex, sur des flirts, mais je n’avais jamais abordé frontalement le sentiment amoureux. Je ne l’avais jamais fait parce que je déteste les clichés et que c’était pour moi extrêmement difficile d’écrire sur l’amour en les évitant. Quel champ criblé de banalités que l’amour… Néanmoins, musicalement, je voulais quand même jouer avec le genre du slow, en hommage aux premières amours, aux amours d’été, aux amours de boum et de colonie de vacances. Outre ma détestation des clichés, j’ai la mièvrerie en horreur. Je crois que je suis assez romantique, mais avec une forme de pudeur et de retenue. Les grandes déclarations, les promesses au long cours, très peu pour moi. Paradoxalement, j’ai le sentiment que dire certaines choses, même les plus belles, peut parfois tout gâcher. Bref, l’amour, j’ai toujours préféré le vivre qu’en parler. Rien que d’écrire ça, j’en ai des frissons : ne frôlerait-on pas le truisme ? En même temps, je trouvais que c’était un défi que décrire une chanson d’amour qui prendrait en compte tout ça et qui me ressemblerait. J’ai donc joué sur les négations et les doubles négatives dans le texte, pour communiquer quelque chose de très fort qui ne transparaît que dans le non-dit, dans l’espace que la négation ouvre : nier quelque chose, c’est laisser tout le reste possible. C’était aussi une forme de clin d’œil à “This Is Not a Lovesong” de PIL et à This Is Not This Heat, le nom sous lequel Charles Bullen et Charles Hayward ont tourné récemment, refusant le nom de This Heat par délicatesse, et en mémoire du troisième membre du groupe décédé, Gareth Williams. »


Photos : Jo Anatole.

En concert le 19 avril au Tok’ici à Lille.


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