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Disques

Rotem Geffen – The Night is the Night

Si le premier album de Rotem Geffen, “You Guard the Key” (2021) était une incroyable réussite, le second, “The Night is the Night” est, n’ayons pas peur des mots, un chef-d’œuvre.

Notre Kate Bush scandinave, notre Joanna Newsom sans harpe rempile avec la même équipe, ou presque, en mieux, et celle-ci ressemble aux all stars de la scène improvisée/expérimentale de Stockholm. Mixé de plus par Anton Torell (d’Invader Ace) et enregistré chez Matti Bye. Évidemment ces noms ne diront pas grand-chose aux outre-Suédois mais sachez, pour vous faire une idée, qu’Invader Ace empilait sur scène des radios vintage comme amplificateurs et que Matti Bye, entre autre, enchantait au piano les projections de films muets de la Cinémathèque. 

Ajoutons à la précédente équipe (voir la chronique de “You Guard the Key”) Katt Hernandez au violon (LA violoniste de la scène improvisée de Stockholm) et Alex Zethson, de Thanatosis Records (passionnant repaire de musique contemporaine aux horizons larges et variés), au piano et aux arrangements. La liste donne le tournis.

Là où ”You Guard the Key” était un recueil de pépites qui explosaient en bouche et dans la tête, “ »”The Night is the Night” est un voyage épique, avec pauses et longues traversées, une odyssée, un voyage des enfers jusqu’à la lumière. Ce nouvel album est simplement plus dense, riche et fortement charpenté. Sa structure ? Quelques chansons puissantes (The Night is the Night, I Always Know, I’m Allowed to Love You) entrecoupées de pauses étranges (River), quelquefois dans les titres eux-mêmes. Et puis on débouche sur deux coulées (I Beg et Hide, 8 et 10 mn chacune), insensées, comme une plongée dans un temps suspendu, temps sur temps d’ailleurs plutôt, qui nous transporte dans quelque chose de tout à fait autre. Nelly et ses amis, plutôt adeptes de l’instant magnifié, ont réalisé un tableau de maître, ou chaque élément est parfaitement à sa place, y compris dans l’hétérogénéité.

On est dans un entre deux. Paul Vecchiali clamait à qui voulait l’entendre que son pseudo-mélo Corps à cœurs était un film sur la communication entre les vivants et les morts et c’est ce qu’on ressent avec The Night is the Night où, comme chez Mahler ou Schubert, les deux pulsions de vie et de mort sont intiment mêlées, presque jusqu’à se confondre ou s’exprimer conjointement. C’est pourtant sans pathos que Rotem Geffen déploie sa musique, faite de peu, d’équilibre instable entre mélancolie et une puissance de vie qui pousse, malgré tout. C’est la fleur qui s’épanouit (I Always Know) malgré la nuit, c’est ce elle qui s’invite dans le je, l’allemand ou l’hébreu dans l’anglais, enfin la poésie de Paul Celan, Else Läsker Schüller ou Clarice Lispector qui s’invite dans les textes de Nelly. C’est un piano et une voix sûrs jusque dans leurs éclats ou fractures qui côtoient des arrangements de cordes et de vents à la fois pointillistes et riches.

On a déjà comparé la musique de Rotem Geffem aux essais de David Sylvian ou de Sylvain Chauveau : pop flirtant avec les musiques expérimentales. On est au cœur de ce genre de réussite mais qui ne devrait pas effrayer, au contraire et on l’espère, les popeux les plus stricts.

On sait que les chansons de Nelly tiennent toutes seules avec elle au piano et au chant mais elles sont magnifiées (et magnifiques) dans leurs arrangements, comme les brillances des feux diamantaires du violon de Katt Hernandez sur The Night is the Night et River.

On tombe totalement devant le grésil qui passe de droite à gauche et de gauche à droite sur Tachzeri Elay ou le grondement sourd qui surgit dans River (contrebasse ? percussion ? les deux ?). Ce sont des micro-événements qui prennent des dimensions astronomiques dans l’économie des chansons et du disque.

C’est le bourgeonnement de la flûte de Isak Hedtjärn dans I Always Know, alors que se déchaîne, sous la déclamation inspirée de Nelly, un ouragan bruitiste.

Ce sont les bruits sourds de l’orgue à pompe sur le clavier de I’m Allowed to Love You ou les claviers (Rhodes ? piano basse ?) de Ich Vermisse Dich, quand des cordes feulent les unes sur les autres. Tout est simple et tout est complexe. Tout est vie, tout est impureté. Comme quelque chose d’ailleurs qui s’invite et qui est accueilli ou recherché.

Et puis il y a les deux derniers titres, émouvants et passionnants. Longue marche majeure/mineure de l’une vers l’autre. Congruence des temps et des personnes.

Il est difficile de décrire des titres qui nous remuent autant, tant la surprise de construction et de réalisation nous comble. On marche sur un fil. Alors, oui sur I Beg, il y a encore les flûtes qui s’enrubannent mais aussi cette explosion de vents qui se métamorphose en couches, de tons l’un sur l’autre, de souffles précis et quelquefois instables, vivants en sorte. C’est une métaphysique musicale.

Et sur Hide, c’est un cheminement vers autrui (piano et voix) qui rencontre un autre souffle, profond, dense. Et toujours cette marche majeure/mineure, de la grandeur et de l’épiphénomène, de l’anecdotique signifiant. C’est l’ensemble de tous ces micros éléments joués par de fortes individualités, et qui ne renient rien de leur singularité mais qui contribuent idéalement à la puissance des chansons de Nelly. Ces singularités qu’on aimait séparément, on les aime encore plus ensemble.

Osons une comparaison de vieux daron. Au début des années 2000, un duo franco-suédois cosmopolite a été le groupe de rock le plus enthousiasmant du monde. Le centre du monde étant alors Mains d’œuvres à Saint-Ouen. On ne reviendra pas sur l’excellence des chansons des frangins (huit albums en témoignent, de “Turn Off the Light” en 2000 à ”Giant” en 2006), mais ce qui faisait la particularité de ce combo était l’excitation d’entendre toujours du neuf, dussions-nous les voir deux jours de suite (et on le faisait…). La raison en grande partie due à André aka Stanley Brinks, compositeur infatigable et qui apportait, sur scène, TOUJOURS, de nouvelles chansons que les autres ne connaissaient absolument pas. Ils devaient donc s’adapter live. Sans parler des divagations, arrangements, chœurs, etc. C’est un peu cet esprit-là que l’on retrouve avec le projet Rotem Geffen, aux chansons stables mais qui prennent des éclairages nouveaux suivant les participants. 

Et, là encore, quelles chansons ! Avec la même sincérité, la même vérité qui part du cœur (Hide).

Longue vie à Rotem Geffen ! Que de nouvelles fleurs poussent bientôt. C’est le printemps…

Avec l’aide de Johanna D., fleur des dünes.

”The Night is the Night” est sorti en LP, CD et digital le 5 avril 2024 chez Thanatosis Records.

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