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Disques

Stéphane Milochevitch – La Bonne Aventure

Troisième miracle de Stephane Milochevitch born again des cendres du phénix feu Thousand, “La Bonne Aventure” est un divin voyage en enfer. Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir mais écoutez et vous serez (presque) guéris. Magique et magistral. 

N’y allons pas par quatre chemins : Stephane Milochevitch est “Au paradis”, en état de grâce depuis “Le Tunnel végétal” dont nous ne sommes toujours pas sortis (d’ailleurs, on en publia à l’époque deux chroniques, c’est dire…).

On ne sait pas par quel acte magique, Milochevitch a trouvé sa formule mais c’est clair qu’il y a eu transformation voire transmutation. Admettons que ce soit le passage au français et un certain laisser-aller ou plutôt un lâcher-prise dans l’écriture qui ait libéré ce truc inouï, tellement étonnant dans la pop en français d’aujourd’hui.

On aurait pu prendre “Le Tunnel végétal” pour un galop d’essai du Mustang du 26, aventureux et sans lendemain comme il se doit, mais “Au paradis” a confirmé l’excellence, mieux, la mise en orbite d’un projet sans égal et cette “Bonne Aventure”, nous laisse KO et accro par tant de magnétisme rentre-dedans.

Je suis prêt à prendre le pari que “La Bonne Aventure” tient tout seul, pour qui ne se serait pas perdu auparavant dans “Le Tunnel végétal” ni n’aurait accédé aux sphères d’“Au paradis” mais pour ceux qui ont aimé, comme nous, et éperdument !, les deux disques précédents, “La Bonne Aventure” donne le tournis.

On retrouve ce qui faisait le sel du premier, cette poésie hors sol, puisant dans des mythologies personnelles et antiques, un bestiaire très intime, une rêverie sensuelle et sous influence, des résurgences de musiques dites savantes et populaires, kitsch aussi, de France et d’ailleurs et, ce qui est proprement hallucinant et enterre Bashung auquel évidemment on ne manquera pas de le comparer (“Mustang du 26”), cette façon de recycler ses thèmes, phrases musicales et poétiques, comme une mise en abyme vertigineuse, de créer des ponts (ponts forcément… naturels) entre un titre et un autre, d’un album à l’autre, de piste en fausses pistes.
En cela, “La Bonne Aventure” est sans doute peut-être encore plus intime que les autres mais nous plonge aussi davantage dans le brouillard que les précédents. Comme si Milochevitch s’était encore plus élevé dans le sens d’une aventure-écriture qui serait une révélation. On croit déceler qu’il est question de rupture (“Tuer l’image de Caine et faire carrière dans le cinéma”, “Les Saintes Maries de la Mer”) ou du moins d’une déception amoureuse qui fait passer le mustang cavaleur en mode bête traquée pour ne pas dire aux abois (un nouvel Actéon ?). “La Bonne Aventure” serait alors son Misfits, solaire et mortuaire.

Mais ce n’est pas aussi simple que ça dans le jeu de brouillage, de correspondance qui nous fait dresser l’oreille (“Merle Hagard” pointe le bout de son bec un peu partout : de “Comme un aigle” à “Flirt à la frontière”. “Zelda s’invite dans “Mustang du 26”. La fin aux cordes de “Mississippi rêveur” fait écho à celle de “Fleurs dans un feu”, etc.). 

Au-delà des reprises au sens kierkegaardien, “La Bonne Aventure” est comme une radioscopie d’un amour dans laquelle la chronologie serait annihilée à coups d’images des années 80 et 90 (l’enregistrement d’un CD comme bouteille à la mer, les citations de noms aussi glorieux que monstrueux : Schiffer, Bruel, Berman et Callahan…) qui viennent pirater le présent du disque d’où la citation de The Black Out (1997) d’Abel Ferrara comme matrice formelle et thématique du disque.

Milo travaille un réseau souterrain, pompe ça ou là, nous excite, nous perd, diffracte le temps, ses thèmes et ses masques.

“La Bonne Aventure” est d’ailleurs un disque à couches, qui recèle de nombreux plaisirs d’écoute dans la durée, comme chez Proust, comme chez Morton Feldman, puisque ces accroches disparaissent avec le temps, se fondent dans la nouvelle masse qui est maintenant ce corps vivant qu’est l’ensemble des titres de Thousand-Milochevitch. Un disque efface l’autre, au premier abord puis l’englobe. C’est prodigieux.

Remontons quelques pépites qui nous ont fasciné et/ou heurté lors des premières écoutes comme ce riff simplissime et magique de “Le Clou dans le bois de la croix” qui fait le pont entre le folk des débuts de Thousand et les rythmes électro putassiers de la musique populaire qu’on entend, aussi, sonner ici et qui ne tarderont pas à se manifester dans le titre suivant, “Comme un aigle”. On est bien à la croisée des chemins (la croix…), presque dans la cuisine, la tambouille mais sublimée par quelques cordes discrètes.

Comme dans le Bruit Noir “IV/III” (Pascal Bouaziz en envers de Milo ?), Stéphane, dans son dernier ouvrage, n’hésite pas à plonger un peu dans la crudité qui rime avec vulgarité, comme dans un élan de vérité, à refuser les fards. Signe aussi peut-être d’appartenance à la musique populaire de son temps qui n’a jamais pris trop de gants. Précieux mais pas que, crade aussi (comme le sexe, comme l’amour), toutes proportions gardées (“La Bonne Aventure”).

On apprécie, évidemment, les références à un ancrage temporel d’un temps qui n’est plus, pour le meilleur et pour le pire. De Dire Straits à Patrick Bruel en passant par Les Musclés (« Tant qu’y a de la braise c’est pas fini », citation de La Merguez Party sur “Mustang du 26”) et ça, il fallait l’oser.

Entend-on un peu de Cabrel pur jus (« Je sais plus où tu commences et où je m’arrête » dans “Tuer l’image”) ? Oui, comme on entend aussi sans doute dans “Le Pont naturel” un lointain écho thématique à “Observatory Crest” de Captain Beefheart et même… à “La Ballade de Jim” de Souchon.

« Sortir un soir

Aucun plan en tête

Tourner

Tourner le volant

En haut de la falaise

Te réveiller une nuit

par un baiser

et t’assener sans bruit

toute ma vérité

Alors que j’m’endors 

derrière le volant de mon auto

un nuage de piano

qui s’envole de la radio

combien d’fois j’l’ai fait c’cauchemar cruel

C’est rendez-vous dans dix ans

Patrick Bruel

C’est David Berman qui disait :

When I was younger

I was a cobra

In every case I wanted to be cool 

Now that I’m older

And subspace is colder

I just wanna say something true»

(Le Pont naturel)

Choc et glissements des temps et des événements.

Là où Milo est vraiment grand, c’est dans l’hommage et, peut-être, le dépassement de ses références. Il faut être sacrément inconscient ou en pleine maîtrise de son art pour s’attaquer à David Berman, à le pomper, authentiquement, dans un de ces titres phares, “The Natural Bridge”, l’irriguer à sa propre source (“La Nuit des plus beaux jours de ta vie”) et en sortir grandi. C’est peut-être le tour de passe-passe le plus fou du disque.

A moins que ce soit celui d’aller oser se frotter à Bill Callahan (“Rock Bottom Riser” sur “A River Ain’t Too Much to Love”, excusez du peu !) sur “Les Saintes Maries de la Mer” et de le faire avec brio.

« Mais que d’la gueule que de l’azur

Ah si j’étais Callahan,

j’te dirais : « j’ai acheté cette guitare

pour te chanter mon amour »

(Les Saintes Maries de la Mer)

Avec cette vraie-fausse reprise qui ne peut que s’entendre. Si c’est pas une mise à nu de malade, d’une élégance folle, et un bel acte d’amour…

On a envie de tout citer parce que tout fait sens, tout pétille, dans les doubles sens, les sous-entendus, ce rétro-pédalage constant, formel et sémantique. Avec ce phrasé si particulier qui joue beaucoup sur la répétition d’un mot pour repartir/rebondir et même cette voix de plus en plus voilée même quand elle joue aussi un peu trop sur ses mauvais démons, le sexe et la fumette, la picole plus que jamais (« toujours raide comme la justice ouais c’est vrai tu m’connais », et comme mantra signature du disque : « j’m’ressers un verre pour finir mon histoire, j’commence une histoire pour finir mon verre »).

« Alors bois j’erre en permanence aux frontières de la Gaule (gaule ?)

Les deux mains sur l’capot 

moi chuis l’border patrol (pas drôle?)

Ah !

Flirt à la frontière

Embrasse l’inconnu

J’chuis le K

La cava

J’chuis le cavalier noir

De ta rue »

(Flirt à la frontière)

« Chuis désolé si chuis saoulé

solo

sous l’eau

souvent

sous l’vent

c’est-à-dire que les poteaux attirent mon auto »

(Comme un aigle)

« Plus rien dans les poches et rien dans les mains

Ah !

mais plein la tête

ton cul et tes seins

Et comme le crime poursuit la justice

Un jour je retrouverai le chemin de tes vices »

(Tuer l’image…)

«J ’aimais mieux quand tu m’aimais

(…)

Une saison à l’envers 

Le cœur ouvert

Et toi qui me souris

ouais !

Comme Joe Pesci »

(L’Année du Scorpion)

Et ne parlons pas de “La Bonne Aventure” qu’il faudrait citer in extenso mais puisqu’il faut faire court :

« Alors si tu rêves de voyage au pays arrière

Alors viens voir le barde frontière

Perdu et hagard comme Moïse au bord de l’eau

Un millier de regards portés sur ton dos

Qui se dit

Mais qu’est-ce qu’il va se passer quand je lèverai mes mains en l’air ?

Enfin il faut être tordu pour vouloir voir s’ouvrir la mer

La mer la mer tu vois c’que j’veux dire

(la mer ? l’amer ? la mère ?)

peler peler une orange sanguine

Néron qui contemple ses origines »

Milo est un poète voyant et ce n’est pas une lettre qu’il nous envoie, c’est dix titres essentiels, blocs de temps et d’amour du zénith au fond du gouffre. Comme une descente en Enfer dantesque qui est aussi un paradis, à l’image de ses cordes qui se dézinguent dans “L’Année du Scorpion”.

« J’ai bu la liqueur

Ça s’est fait

Maintenant j’attends que le poison 

Fasse effet »

Le philtre est puissant et long en bouche. “La Bonne Aventure” est notre Liebestod 2.0.

Avec l’aide de Johanna D. pierre d’en bas leveuse.

“La Bonne Aventure” est sorti en LP, CD et numérique chez Talitres le 13 octobre 2023.

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