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Disques

Bruit Noir – IV/III

Bruit Noir, saison 3 : le bruit et la fureur. Au programme politique : idées noires à la Franquin pour tous, Prince allongé dans son vomi, migrant mineur isolé performeur-poète, et rêve de dictature mondiale éclairée et écologiste avec vasectomie généralisée. Si Morrissey, c’est notre Johnny, Bouaziz est aussi notre anti-JJG.

Sabotage. C’est le premier mot qui nous vient à l’esprit quand on pense à évoquer le « travail » de Pascal Bouaziz. Sabotage, comme balancer un sabot dans son outil de travail, ou plutôt dans la machine utilisée par le capitaliste pour oppresser le prolétaire dans sa production. Bouaziz saborde son groupe en pleine apogée sinon en pleine gloire (“Le Dernier Album”), sabote la musique, et salope la poésie. Pascal, c’est une entreprise de démolition.

« Plus de poésie après Auschwitz », écrivait Adorno, mais Bouaziz pense aussi certainement à son cher Imre Kertesz, qui disait qu’« Auschwitz a mis la littérature en suspens». Bien, bon. Mais comme Bouaziz n’a que ça, faut partir de là, de cette absence, de cette suspension. D’où une écriture poétique qui refuse la poésie académique mais qui, à la mode d’un M. Jourdain postmoderne, en fait quand même.

Bruit Noir, troisième du nom, car par un énième tour de passe-passe, notre duo escamote le III/III : avec Bouaziz et Pirès, on n’est pas dans l’attendu. Ils s’enlèvent donc même la pression de terminer cette hypothétique trilogie. « Le troisième, il était trop bon », entend-on. Seigneurs, nous ne sommes pas dignes de le recevoir… Pan, dans la gueule du public, voire pire… du fan.

Si Bruit Noir “I/III” était un coup de pied-pied de nez dans Mendelson, presque un manifeste anti-esthétique dans le genre de Programme, “II/III” semblait pousser le bouchon encore plus loin mais avec une forme d’humour noir assez vivifiante, presque pimpante. On fait un pas de côté de plus dans ce « IV/III », quatre-quarts étouffe chrétien, concentré de noirceur, de bile et de fiel.

C’est un pas de plus dans la vulgarité,  l’absence de retenue qui est l’apanage de Bouaziz ici, comme si une barrière de plus avait lâché. Il en joue d’ailleurs avec “Tourette” qui lui permet, élégamment, de cracher sa haine en toute légalité, puisqu’on passe dans le champ clinique. C’est vrai que tous les freins sont rompus : plus de “Chanteur engagé” (ouf), plus de “Communiste” (à part dans les livres et quelques noms de rue en banlieue), plus de (“Petit) Prince”… reste à calmer sa joie et à boire tiède à Saint-Tropez sur Seine, en repensant à nos moments d’espoir passés (vraiment ?) et à leurs conséquences : Saddam Hussein, chute du Mur, Obama, etc.

On ne ressort pas toujours indemne de ce voyage au bout de la nuit mais, malgré tout, conforté dans le fait de ne pas être tout à fait seul à partager ces constats et à penser à François Ruffin, seul, le dimanche soir, dans sa cuisine à Amiens. Que Bouaziz, en dépit de tout et de sa matière même, arrive à créer un sentiment de communauté, c’est une sacré gageure. T’inquiète, Pascal, on connaît notre (Groucho) Marx sur le bout des doigts : on sait garder nos distances (comme cette “Béatrice”, auditrice de l’anti-courrier du cœur), et on conserve un reste d’humour et une bonne dose de honte.

De honte, il est finalement beaucoup question dans ce disque, du “Coup d’État” anti-jeunisme à la mode Tandy à la ferme des “Animaux” que nous occupons tous, en passant par le chef d’œuvre de l’enregistrement, “Le Visiteur”. Comme dans le très beau et ultime film de Satyajit Ray au titre identique, Pascal narre une rencontre bouleversante qui finit d’enterrer sa poésie pendant que “Le Visiteur” accède au Panthéon de ses plus beaux textes. On n’en finit pas de ne pas se refaire et de malaxer ses contradictions.

Comme toujours, on a notre dose de mélancolie et de nostalgie (“Petit Prince”) et même d’amour (“Deux Enfants”). Ce dernier est peut-être son Mes Petites Amoureuses d’Eustache et son France Tour Détour Deux Enfants de Godard. Auscultation de soi poétique qui est découverte de lois humaines à la Balzac et/ou découpage au scalpel de l’époque avec l’aide du regard de deux enfants. C’est un magnifique cri d’amour et de tristesse, une joie littéraire aussi, qui permet d’affirmer que ça marche encore, malgré tout. C’est vain mais c’est bien.

Pour porter toute la misère du monde et de l’homme de notre Pascal bien aimé, il faut bien un comparse, “Mitch” Pirès, l’homme aux machines (qui reste notre homme aux fûts favori), pour un boulot de contrepoint mécanique. Beats bien calés, sabordés de glitchs, de grisailles de claviers qui fusent, vaporisent le rythme ou éclatent celui de la prose par un sample, comme un emprunt d’espace-temps, comme de la disco qui déraille (“Calme ta joie”, anti-IAM), ou du Prince qui remonte comme un relent plutôt qu’un souvenir (“Petit Prince”). On constate presque étonné que Bruit Noir évolue vers un univers sonore plus mélodieux, à la fois plus doux et plus rock que ça n’avait commencé. “Artistes”, entre Joy Division et Sonic Youth, “Tourette”, entre shoegaze et no wave, “Coup D’État”, comme un rythme lourd à la Shellac.

Il y a aussi toujours cette esthétique musicale de la disparition, du brouillard, de l’absence, comme il y a dans chaque disque en fin de parcours, comme un dernier tour de piste qui pourrait être l’ultime, “Adieu”, “Partir”, et cette fois-ci “Deux Enfants”.

Reste que la vraie musique, le vrai rythme, c’est le flot de Pascal Bouaziz, meilleur reflet gris noir du monde tel qu’on le connaît, avec ses rimes très éparses, comme des îlots (il y a de la rime comme il y a, encore, un peu d’espoir et de musique chez Bouaziz), de la douceur, des aigreurs geignardes, des cris, des accélérations, des pauses, du lyrisme et du prosaïque. C’est la vraie mélodie de l’album. Bouaziz est notre (Pierre) péan.

Avec l’aide de Johanna D.fentanylisée.

“IV/III” est sorti chez Ici d’Ailleurs le 15 septembre 2023.

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