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Disques

The Mountain Goats – Dark in Here

Avec “Dark in Here”, face obscure de “Getting Into Knives”, The Mountain Goats se la joue sauvageons de studio.

C’est l’overdose, l’indigestion, n’en jetez plus ! Que quelqu’un bâillonne ce type, lui brise les doigts, on ne s’en sortira pas. Pour ceux n’ayant pas suivi les prolixes sorties de John Darnielle et de ses Mountain Goats l’an passé, on vous renverra aux liens en bas de page. Comble du comble, “Getting Into Knives” (2021) avait en fait un doppelgänger, ce “Dark in Here” enregistré à moins d’une semaine d’intervalle du premier, à la sortie repoussée pour cause de pandémie, remplacé dans l’urgence par un “Songs for Pierre Chuvin” enregistré au ghetto-blaster, comme à la grande époque, pour pallier le manque de cash.

Voilà donc pourquoi “Getting Into Knives” nous semblait un peu faiblard. Les pépites (noires) étaient réservées pour “Dark in Here”. Aux lumières et ombres portées de “Getting Into Knives” s’opposent en effet la noirceur et la rugosité de “Dark in Here”.

Point de logorrhée habituelle de Darnielle, c’est l’ami de toujours, le bassiste et communiste (c’est suffisamment rare qu’un aAméricain le déclare et le revendique publiquement) Peter Hughes qui décrit, tout aussi longuement, le processus de fabrication. Comme toujours, on vous renverra aux notes de pochette, inclues sur le Bandcamp. C’est toujours riche et instructif.

Ce qu’il faut savoir : enregistrement au FAME Recordings Studio, Muscle Shoals, Alabama. Celui où Percy Sledge donna naissance au “When A Man Loves A Woman”, celui dans lequel Aretha Franklin a enregistré “I Never Loved a Mand (The Way I Love You)” avec un certain Spooner Oldham au Wurlitzer. Les Mountain Goats continuent donc leur tournée des studios mythiques et collaborent avec les  musiciens de studios légendaires (ici Oldham, précédemment Charles Hodges, notamment organiste de Al Green). 

Plus intéressant, Darnielle aurait donné comme consigne au groupe de jouer plus « sauvage. Dans le sens de non domestiqué ». C’est cette nature indomptée que l’on retrouve ici, alors que l’écriture se fait plus carrée au fil des années. Il y a quelque chose de puissant, sombre, caché qui sommeille dans les chansonnettes de Darnielle. Les compositions frisent le ronron d’un groupe désormais solide et peut-être trop installé mais elles cherchent à prendre, par moments, la poudre d’escampette et c’est là que les Mountain Goats sont les plus captivants. Quand ils retrouvent la sauvagerie de l’urgence sans pour autant perdre savoir-faire et érudition (“Songs For Pierre Chuvin”) ou quand Darnielle les invite à lâcher les brides comme sur “Lizard Suit”, titre qui perd progressivement pied, fourrage dans une improvisation free jazz et où la mécanique bien huilée des Mountain Goats, dans sa troisième incarnation, se grippe un peu.

On a donc un groupe de rock, qui sans renier sa nouvelle manière de faire, lisse, laisse ici plus de place au temps, cherche à retrouver une spontanéité relative dans cette nouvelle aisance qui caractérise le son du groupe. Disons qu’ils cherchent à enregistrer vite, dans une urgence propre aux économies bouts de chandelles des groupes DIY, avec les moyens du studio. Ça n’a l’air de rien mais cela s’entend. “Before I Got There”, y compris avec ses cordes et vents (arrangement encore prodigieux du newbie Matt Douglas), garde un côté instinctif, de la prise coÛteuse qu’on ne doit pas rater.

C’est un retour aux fondamentaux avec des titres courts et percutants à la guitare acoustique comme “Parisian Enclave” ou le rock habité de “The Destruction of the Superdeep Kola Borehole Tower”, typique Mountain Goats dans la basse lourde de Hugues et le phrasé de Darnielle, les slows magnifiques de “The Slow Parts on Death Metal Albums” et “Let Me Bathe in Demonic Light”, si légers (dans la musique) et prolongeant les ambiances musquées de “Goths”.

Une manière en apparence lisse qui cherche les embardées, c’est le costume musical idéal pour les textes de Darnielle. Nous étions prévenus par Peter Hughes, il faudrait sans doute plusieurs années pour percevoir, recevoir, ce nouveau Mountain Goats comme “Get Lonely” en son temps (2006). Effectivement, Darnielle se joue de nous, crée des attentes, les déjoue, se révèle, se cache (lire les titres, géniaux comme toujours, écouter les chansons : deux expériences distinctes).

Un des thèmes récurrents est l’apparence, forcément trompeuse et le creux, si ce n’est l’abîme, physique ou intime.

On connait les blessures de Darnielle, les abus de son beau-père, les fuites dans les produits, la reconstitution d’une communauté, la nécessaire bouffée d’air dans la musique. Dans “The Slow Parts on Death Metal Albums”, on reconnaît le jeune Darnielle se perdant et se retrouvant dans une nouvelle ville et une nouvelle scène, le death metal comme réconfort (paradoxal ? Non, Darniellesque !). Mémoire d’un jeune homme (dé)rangé. Idem peut-être dans “Let Me Bathe in Demonic Light”, voyage dantesque avec un Virgile fantomatique, autobiographique ou métaphorique, difficile de savoir tant les références se mélangent, aux frontières des limites de l’écriture, de la folie, de l’inspiration. “Mobile” évoque un Jonah, apparemment biblique, hallucinant ou non, en attente d’un déluge ou d’un baptême new born. C’est, en tout cas, la crainte d’un châtiment divin, la notion d’élection (réelle ou fantasmée) qui génèrent le malaise. Il y a la surface et le souterrain.

Plus directe, la chanson sur “The Destruction of the Superdeep Kola Borehole Tower”, censée évoquer le plus profond trou (12 262m, température de 180°C) créé par l’homme, en Russie. Dix-neuf années (de 1970 à 1989) de forage et d’expériences, abandonnés en 2005 : le trou a été bouché et, plus étonnant, la tour de forage dynamitée et laissée à l’abandon depuis 2008.

Folie et vanité, jouant aussi avec la thématique des alt facts et légendes qui serpentent dans le disque. Impossible de ne pas penser aux platistes, aux partisans de la théorie de la terre creuse ou encore à ceux qui racontent qu’une porte vers l’enfer a été trouvée et que les plaintes des damnés qui s’échappaient ont été enregistrées par les Soviétiques. 

Note : une artiste néerlandaise a été enregistrer le son de la terre dans le forage le plus profond aujourd’hui accessible. Ça donne plutôt ça (c’est tout aussi effrayant) :

Darnielle prend le contre-pied de l’attendu au sujet du forage de Kola et narre les précautions de l’équipe, historique et discrète, qui a dû faire sauter les infrastructures. On retrouve alors les récits épiques de “Songs for Pierre Chuvin”, une aventure humaine bien préparée plutôt que des considérations sur l’abîme. Toujours cet art de l’évitement, de l’envers, de l’intériorité bien comprise.

“Lizard Suit” joue sur le même tableau. Celui de l’étrangeté, de l’étranger devant faire peau neuve, devant s’adapter. Est-ce un étranger en quête d’intégration, portant veste en peau voyante comme le Sailor de Lynch, ou un reptilien assumant sa condition et ne risquant rien (du moins pas sa peau) dans un monde outre-blasé façonné par l’exubérance incapable de percevoir la vraie différence ? On ne tranchera pas mais on sent que Darnielle joue sur ces interstices là, les légendes urbaines ou non (“The New Hydra Collection”), le flou, exploitant le facteur humain de l’incertitude, de la fracture comme base de son écriture.

C’est le sens du titre, fabuleux, “Arguing with the Ghost of Peter Laughner about his Coney Island Baby Review”, faisant référence à la chronique parue dans le magazine Creem en 1974 qu’on pourra lire ici :

Incertitudes, ombres, abîmes magmatiques, légendes, inspiration, transes borderline, comme le dit Darnielle :

« I live in the darkness, it’s dark in here. »

Rien ne sert de lutter contre ces forces faisant partie du monde mais on peut allumer des contrefeux. C’est sans doute le sens de la pochette reprenant le motif d’un tableau suédois (on connait la passion de Darnielle pour le pays depuis “Sweden”) : Vallborgmässoafton i Bergslagen, Grangärde i Dalarna (Nuit de Walpurgis à Bergslagen, Grangärde en Dalécarlie), peint en 1896 par Anshelm Schultzberg (je pensais d’abord à Eugene Jansson, maître des bleus nocturnes, mais non) et exposé au National Museet de Stockholm. Pendant la nuit de Walpurgis, les sorcières vont rencontrer le diable à Blocksberg (le mont du bouc) lors de leur sabbat annuel (relire Goethe, revoir Murnau ou Tarkovski). En cette nuit maudite et/ou de célébration de la fin de l’hiver, les Suédois allument des grands feux partout dans le pays. Paganisme, christianisme, lumière et obscurité mêlés en nœuds borroméens. The Mountain Goats, quoi.

Avec l’aide de Johanna D, wanna play football for the coach

“Dark in Here” est sorti chez Merge le 25 juin 2021.

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