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Disques

Shabason, Krgovich, Sage

Collage-alliage entre pop, ambient, soft jazz et trifouillages sonores, ce Shabason/Krgovich troisième du nom vient fricoter avec le touche-à-tout Matthew Sage pour s’offrir une nouvelle récréation, pas de deux dans l’outre-pop raffinée.

Et de trois. Voici le troisième opus de la collaboration entre Shabason et Krgovich, toujours à la croisée des chemins, véritable espace de défrichage et d’appel d’air musical. Notre admiration pour les projets protéiformes (et largement documentés sur ce site, cf la chronique de “At Scaramouche”, 2022) de Krgovich ne tarit pas et nous surprend même par son étrangeté dans la… régularité voire, dans ce cas, récurrence.

Ainsi, ce duo avec Shabason, qu’on avait pris pour un one shot, semble devenir une borne milliaire, une récréation suivie. L’espace de jeu réinvesti semble être ceci. Krgovich débarrassé de la totalité de la corvée musicale s’investit de manière oblique dans le texte et sa déclamation, dans ce parler-chanter caractéristique, un peu laid back, lyrique du canapé. Ce repos se sent aussi dans l’écriture sous la forme d’un relâchement relatif, un investissement hors temps propre des canons de la chanson. C’est une nouvelle façon, vraiment alternative, de continuer les travaux dans le champ de la pop… hors cadre.

Depuis l’inaugural (et indépassable ?) “Philadelphia” (2020), Shabason et Krgovich font dans l’ambient pop, avec des formats de chansons étirés, des touches éparses de claviers sur des aplats et des field recordings. Si la mélodie s’installe, ou que l’ébauche d’un refrain apparaît, c’est presque comme par hasard, comme un instant saisi au vol. En cela, les albums du duo remplissent nos aspirations diverses d’ambient et de pop. Et les diluent et les agglomèrent sans heurts. C’est un nouvel alliage, sans équivalent, je crois, dans ce nouveau domaine.

Comme d’habitude, on retrouve les éléments d’instruments à vent de Shabason, ancien sax pour Destroyer ou The War on Drugs, notamment (un saxophone sur “Raul”, jouant aussi sur les souffles et feulements comme sonorités), les claviers rêveurs de Krgovich et toujours ces emprunts d’enregistrements volés (empruntés ?) à la nature, la ville, la société… celles des oiseaux aussi. On s’interroge sur l’apport de Sage, échangeant sa place avec Harris, œuvrant dans le champ de la musique improvisée/jazz/électronique et qui accueille dans son studio du Colorado les deux exilés de Toronto et Vancouver.

Au fond, peu importe. Il s’agit, une fois de plus, de se laisser aller, de laisser la chance aux sons, aux mots et à leur rencontre sinon fortuite, du moins agencée poétiquement.

« I remember not much,
I remember working,
I remember the day near the end, I remember making do,
I remember effort,
I remember being back at home, All alone cooking food,
In a funny little mood. 

I remember packing, I remember snow,
I remember returning, I remember “no”, 

I remember being awake, To just how fun that was, I remember sleepy snake, Now a little bee that buzz. »

(Joe)

On remarquera sans doute la proéminence sur cet album d’une guitare étrange, électrique ou acoustique, pleine d’échos et d’acidité, jouant sur l’espace. Il y a, d’ailleurs, une multitude de couches musicales mais aussi d’espaces se fondant les uns dans les autres ou se superposant.

« As soon as Joseph played this one for us I started to hear “as i walk through the valley of the shadow of death” which puts me right back to that corner cherry tree in front of Como Lake Junior High in 1995. Coolio’s song was everywhere but absolutely not in the school cafeteria. There was a jukebox covered in a moving blanket, unplugged and facing the wall. I guess the year before the seniors would play “Red Red Wine” on repeat every lunch hour and it drove the lunch ladies bananas, so music in the cafeteria was banned. A jukebox in 1995. I guess we did learn to square dance to “Oh, Johnny Oh!” on a 45 seven-inch, which the PE teacher would blast through the PA with the microphone used for announcements during school volleyball and basketball games. »

(Patti)

Ambient, pop, R’n’B, field recordings, poésie ou journal de bord sonore, tout est optionnel et tout est possible. Comme interrompre la chanson en le précisant  (« the end ! » dans Patti) ou en confier la déclamation à un autre (Don), comme reprendre un titre aimé, signature de ce que l’on est (Philadelphia) ou hommage à d’autres traceurs de route comme ici Old Man, reprise d’une B-side de Low (disponible aussi sur le mythique coffret “A Lifetime of Temporary Relief”). L’atmosphère cotonneuse et épaisse de l’original est dissipée mais notre trio a conservé le petit roulement de batterie. Allez, ce titre est tout simplement l’un des plus beaux hommages récents à l’éternelle Mimi Parker, décédée en novembre 2022. Tendresse et modestie.

« Once he was up in a plane
Saw the world as it was
Only to come down again
Only to come down again, ooh »

(Old Man)

Il y a aussi une part de mystère dans cet album avec ces titres de chansons-prénoms dont on s’amusera à retrouver le patronyme et son éventuel sens (pas sûr). On imagine plutôt une liste jeu de piste qui nous conduirait sur cette échelle de valeurs référentielles entre Gloria (de Cassavetes ?) et Bridget (Jones ?), de Bruce (Springteen ?) à Joe (Jackson ?) en passant par Don (Cherry ?), Patti (Smith ?) et Raul (Julià ?). Le jeu est tentant et c’est aussi une sortie de piste, encore une, dans l’étiquetage des titres de chansons.

(NDLA a posteriori : un T-shirt sérigraphié en édition limitée donne d’autres pistes/réponses. Mais gageons que rien n’est univoque.)

Enfin ce Shabason, Krgovich, Sage est un album auquel il faut donner du temps pour s’y immerger, s’imprégner de cette autre temporalité de chansons. 

Redisons-le une nouvelle fois, Krgovich, et encore plus avec Shabason, grave dans le marbre de la pop numérique des merveilles, douces et attachantes, tout à fait enthousiasmantes et époustouflantes. Inouïes en tout cas et sans équivalent dans le visage de la pop moderne. Je prêche un peu dans le désert mais j’ai raison. Il reste quelques exemplaires d’une édition vinyle bone opaque, qui vaut les frais de douane. Vos héritiers vous remercieront.

Avec l’aide de Johanna D, rouge rouge vin.

 “Shabason, Krgovich, Sage” est sorti en LP, CD et digital chez Idée Fixe Records le 5 avril 2024.

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